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Discrimination par l’âge

par Axel Gosseries

La discrimination par l’âge réside dans le fait de traiter différemment les personnes en fonction de leur âge. Cette caractérisation appelle trois remarques. D’abord, la notion de discrimination à laquelle il est fait ici référence n’est pas d’emblée chargée sur le plan évaluatif. Elle est purement descriptive. Il nous semble que ce choix terminologique permet d’analyser de façon plus rigoureuse si un tel traitement différencié est injuste, dans quels cas exactement et pour quelles raisons précises. Recourir à une notion de discrimination entendue d’emblée comme « traitement différencié injuste » tend à nous amener directement sur le terrain des outils de lutte, sans appeler suffisamment à une analyse préalable de ce qui rendrait une pratique inacceptable ou non. En somme, il s’agit de déterminer quelles discriminations sont injustes (ce qui présuppose qu’elles ne le sont pas toutes) plutôt que de se demander quel traitement différencié doit être considéré comme une discrimination. Ce point terminologique est important à notre sens dans l’explication de l’absence de débat en général sur les raisons exactes qui nous font percevoir une discrimination comme étant injuste. Or, lorsque nous luttons pour une cause, il est crucial qu’elle soit juste et que nous nous donnions les outils nous permettant de nous en assurer. Ensuite, nous ne limitons pas l’idée de discrimination par l’âge aux cas - directs - où c’est l’âge lui-même plutôt que ce que l’on y associe à tort ou à raison (ex : la productivité au travail) qui est visé. Enfin, nous ne présupposons pas que les pratiques de discrimination par l’âge procèdent nécessairement d’une appréciation négative de telle ou telle catégorie d’âge. Pensons à cet égard à la retraite obligatoire à 60 ans comme mode de partage du temps de travail, qui ne présuppose pas nécessairement le jeunisme.

Ceci étant, la discrimination par l’âge est une pratique largement répandue. Dans le domaine de la santé, l’âge peut être utilisé pour limiter le remboursement de certains types de tests (ex : dépistage du cancer du sein) ou pour sélectionner la bénéficiaire d’une greffe d’organe. En matière d’assurance, être jeune affectera bien différemment les primes dans un sens ou dans l’autre selon que l’on contracte une assurance-vie ou une assurance auto. Dans la sphère de l’emploi, certains pays s’illustrent par une situation où les taux d’activité les plus faibles se situent aux deux extrêmes de la pyramide des âges, chez les plus jeunes et les plus âgés. Et dans le domaine électoral, l’on pensera bien sûr aux limites d’âge minimum tant en ce qui concerne le droit de vote que l’éligibilité.

L’âge est aisément observable dans des pays où l’enregistrement des naissances est fiable et le port d’un document d’identité généralisé. Et il est utilisé, tantôt à tort, tantôt à raison, comme indicateur ou prédicteur d’une série de caractéristiques moins facilement observables telles que la dangerosité au volant, l’espérance de vie additionnelle, l’expérience, la compétence ou la vitalité physique. Surtout, l’âge présente une caractéristique particulière qui complexifie l’analyse de cette forme de discrimination sous l’angle de la justice. En effet, plus encore que le sexe ou la couleur de peau, on ne choisit pas son âge. C’est donc une circonstance pure dont on ne saurait tenir rigueur aux personnes. Pourtant, si nous ne pouvons changer notre âge, ce dernier ne cesse par contre de changer. D’où l’argument dit « des vies complètes » : sous certaines conditions, une société qui discriminerait massivement par l’âge pourrait malgré tout ne générer in fine aucune inégalité entre personnes, si l’on accepte de ne considérer leur accès aux biens considérés qu’à l’issue de leur vie complète. Le tour de chacun viendra. Peu importe dès lors si un enfant est exclu du droit de vote comme tous les autres enfants, si un jour il deviendra adulte et accèdera alors au droit de vote comme tout le monde.

L’argument des vies complètes présente deux limites centrales (Gosseries, 2003). D’une part, une fois examinées les conditions à satisfaire pour que chacun soit affecté de façon égale à l’issue de sa vie, l’on se rend compte qu’elles sont souvent violées. Ceci peut être illustré à deux niveaux. Primo, les espérances de vies étant différentes, la discrimination au détriment des plus jeunes affectera tout le monde tout en ne bénéficiant qu’à ceux qui atteindront un âge avancé (ex : en matière d’accès à l’emploi). Notons à cet égard que les différences d’espérance de vie peuvent suivre l’axe homme-femme (au bénéfice des dernières) ou un axe générationnel (les générations nouvelles ayant tendance à avoir une espérance de vie plus élevée que les précédentes dans de nombreux pays). Ceci pointe notamment vers un lien entre les questions d’âge et de genre (voy. Kekes, 1989). Secundo, même en cas d’espérance de vie identique, l’égalité à l’issue des vies complètes sera compromise à chaque fois qu’une discrimination par l’âge n’est pas constante dans le temps (générations de transition) ou que les évolutions du contexte économique sur fond duquel elle opère en font fortement fluctuer l’impact. Ajoutons aussi que la discrimination par l’âge (par exemple en matière d’emploi) à l’égard de ceux qui, contre leur gré, ont dû entamer leur vie (professionnelle) tardivement ou ont dû l’interrompre plus que d’autres, ne fait qu’empirer les effets négatifs qui sont parfois liés à de tels retards ou interruptions.

D’autre part, l’on peut avoir des doutes quant à la question de savoir si, à supposer que l’égalité sur les vies complètes soit atteignable, elle serait suffisante du point de vue des exigences de la justice (voy. par exemple McKerlie, 1989). Une limitation du droit de vote aux personnes entre 30 et 40 ans ne serait certes pas inégalitaire du point de vue de l’accès au droit de vote sur les vies complètes. Il n’en poserait pas moins problème pour certains. De même, un suffisantiste pourrait considérer que l’accès à certains biens (ex : avoir de quoi se nourrir, un abri pour dormir, etc.) doit être garanti de façon constante et quotidienne plutôt qu’évalué en termes de simple accès agrégé à l’issue des vies complètes. Pour rappel, une théorie suffisantiste est une théorie égalitariste dont la métrique consiste à se limiter à garantir un accès égal (et généralement inconditionnel) aux biens nécessaires à la couverture des besoins de base des personnes, en veillant ainsi à ce que chacun ait « assez ».

Ainsi, dans de nombreux cas de discrimination par l’âge, les conditions nécessaires à une égalité entre vies complètes ne seront pas rencontrées. En outre, l’approche en termes de vies complètes pourrait être considérée comme normativement insuffisante. Ajoutons que l’argument des vies complètes n’offre bien sûr pas le seul angle sous lequel la discrimination par l’âge puisse être analysée. Un aggrégativiste (utilitariste) par exemple aura recours au critère d’âge pour départager deux candidats à une greffe non pas en se demandant – toutes choses égales par ailleurs - comment veiller à ce que la durée de vie complète des deux personnes concernées soit la moins inégale possible. Il utilisera l’âge purement comme un prédicteur d’espérance de vie additionnelle avec ou sans greffe, et allouera l’unique organe à greffer en veillant à maximiser l’espérance de vie additionnelle agrégée des deux personnes.

Enfin, il importe d’articuler la problématique de la discrimination par l’âge avec deux problématiques proches : l’égalité entre cohortes de naissance et la discrimination basée sur l’ancienneté. En ce qui concerne la première articulation - extrêmement délicate à réaliser -, les revendications sociales mettant l’accent sur l’âge masquent souvent la promotion d’intérêts de cohortes. Pensons aux partis mono propositionnels se focalisant sur le sort des pensions ou aux activistes âgés revendiquant l’abolition de la retraite obligatoire basée sur l’âge. Ensuite, en ce qui concerne cette fois les privilèges d’ancienneté, il s’agit d’une pratique qui suscite diverses hypothèses quant à ses vertus sur le plan économique (ex : en facilitant les transferts de savoir faire entre juniors et seniors lorsque les licenciements se font sur une base « dernier arrivé, premier parti »). L’ancienneté – l’âge au sein d’une organisation donnée – entretient évidemment avec l’âge des rapports étroits. Et les privilèges d’ancienneté en matière salariale pourraient même constituer une des causes possibles du faible taux de participation des âgés au marché du travail. L’analyse de la désirabilité de l’une ne peut donc se faire sans l’analyse de la désirabilité de l’autre. Pour autant, elles ne sauraient être confondues (voy. Gosseries, 2004).

Bibliographie :

DANIELS, N., 1988. Am I my Parents’ Keeper ? An Essay on Justice Between the Young and the Old , New York - Oxford : Oxford UP.

GOSSERIES, A., 2003. « Intergenerational Justice », in H. LaFollette (ed.), The Oxford Handbook of Practical Ethics, Oxford : Oxford University Press, p. 459-484.

GOSSERIES, A., 2004. « Are Seniority Privileges Unfair ? », Economics & Philosophy, vol. 20 (2) : 279-305.

KEKES, J., 1997. « A Question for Egalitarians », 107 Ethics : 658-669.

LEVINE, M., 1989. Age Discrimination and the Mandatory Retirement Controversy , Baltimore & London : The Johns Hopkins UP.

McKERLIE, D., 1989. « Equality and Time », 99 Ethics 3 : 475-491.

McKERLIE, D., 1992. « Equality Between Age-Groups », 21 Philosophy and Public Affairs 3 : 275-295.

Liens : - Aggrégatif - Choix/circonstance - Discriminations - Discrimination homme-femme- Discrimination statistique - Jeunisme - Suffisantisme

Comment citer cet article :

Gosseries, Axel (2007), « Discrimination par l’âge », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article40

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Lundi le 18 juin 2007 à 12:31
Dernière modification :  Mercredi le 4 juillet 2007 à 08:27

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