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Laïcité

par Marc-Antoine Dilhac

Le terme « laïcité » renvoie à l’histoire de la France, à l’histoire d’une confrontation historiquement déterminée entre l’Église et l’État. Parler de « laïcité », c’est notamment parler de l’histoire politique et juridique de la République française, depuis 1871, quand celle-ci s’élève lentement sur les ruines du Second Empire. Mais bien sûr cette confrontation entre l’Église et l’État a des racines qui s’étendent au-delà, dans les siècles précédents et hors de France ; elle trouve notamment sa source dans la lutte entre le Pape et l’Empereur pour l’exercice de la plenitudo potestatis, au XIVe siècle. D’une certaine manière, ce conflit pour la « plénitude de la puissance » structure les rapports entre l’Église et l’État monarchique et féodal d’abord, puis républicain jusqu’au début du XXe siècle, et trouvera une solution française qui consiste dans l’abandon des prétentions de l’Église à tout pouvoir temporel et des prétentions de l’État à tout pouvoir spirituel, selon un régime de séparation. On remarque cependant que la définition d’une morale publique reste aujourd’hui encore une source de conflit entre l’Église et l’État, sur les sujets de l’avortement, des biotechnologies, mais aussi du mariage, ce qui oblige les juristes à trouver des principes d’arbitrage innovants.

Il faut cependant se débarrasser de quelques préjugés tenaces qui tendent à enclaver la laïcité dans une histoire particulière et une aire culturelle et religieuse spécifique.

Tout d’abord, vocable français, la laïcité a néanmoins des équivalents, notamment en anglais ; ce que l’on appelle secularism aux États-Unis est très proche de la laïcité française et exprime très exactement la separation of Church and State. Il faut donc se garder de considérer la laïcité comme une construction uniquement française, car le risque est d’en faire une simple exception culturelle qui pourrait être rejetée à ce titre par des citoyens contestant sa neutralité culturelle. Aussi devons-nous examiner la notion de laïcité elle-même, sans négliger l’histoire qui l’a fait émerger (il est impossible de faire l’économie de son étude) mais sans pour autant l’attacher à cette histoire.

Ensuite, parce qu’il est désormais trop fréquent de lier le destin de la laïcité à celui de l’Église qui serait par essence libérale, nous devons clairement affirmer que la laïcité, au sens de séparation politique, n’est pas un concept issu du Christianisme dont le verset « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mathieu, 22.21) serait la formule définitive. Ce verset n’est pas seulement mis à l’épreuve par l’histoire de l’Église catholique, mais d’abord par d’autres versets et d’autres interprétations des Evangiles. Dans Matthieu, ne lit-on pas aussi, lorsque Christ s’adresse à Pierre : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. » (Matthieu, 16.19) ; ce verset a abondamment été utilisé pour justifier les prétentions de l’Église à la plénitude du pouvoir. Il en est de même de ce verset, plus problématique encore : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu (non est enim potestas nisi a Deo » (Paul, Epître aux Romains, 13.1). Le conflit pour l’exercice de la plenitudo potestatis ne peut se comprendre si l’on ne rappelle pas d’abord le conflit exégétique qui le sous-tend (voir le Defensor Pacis de Marsile de Padoue et le Breviloquior de Guillaume d’Ockham). Évidemment, le terme de laïcité est formé à partir de la distinction ecclésiastique entre laïcs et clercs, les uns n’ayant pas de fonction dans le clergé, les autres faisant parti de la hiérarchie de l’Église catholique. Cela ne signifie pas pour autant que la laïcité comme séparation soit d’origine chrétienne. Rappelons que le laïc, bien qu’il n’ait pas d’office dans l’institution ecclésiastique, reste un membre de la communauté religieuse, c’est-à-dire de l’Église au sens de congrégation des fidèles, et en même temps un « contribuable » pour la papauté. Nulle séparation du politique et du religieux.

Enfin, la troisième idée dont il faut se séparer, c’est celle d’une dérivation de la laïcité à partir du terme grec de « laos » (λαός) qui désigne l’unité du peuple. De là, il faudrait en conclure que l’unité du laos implique la laïcité comme principe de liberté (de conscience) et d’égalité. Mais cette dérivation étymologique n’a aucune pertinence philosophique pour comprendre la notion de laïcité telle qu’elle se constitue aux XVIIIe et XIXe siècles, car il n’y a pas plus de laïcité dans la cité grecque qu’il n’y a d’unité du peuple dans l’État moderne. Cette étymologie est utile pour éclairer l’origine du mot, elle est tout à fait inutile pour analyser la notion.

Débarrassé de ces quelques commodités intellectuelles, il est possible d’envisager la laïcité comme construction de l’État émancipé et d’avancer une définition minimale et relativement consensuelle de la laïcité : la laïcité, c’est la séparation de l’Église et de l’État ; et cette séparation, il faut la comprendre comme neutralité religieuse de l’État et neutralité politique de l’Église. Cette définition assez commune permet de désenclaver historiquement, nationalement et religieusement cette notion et d’éviter certaines interprétations maximalistes de la laïcité comme tolérance politique : la laïcité fournit un principe politique et juridique pour traiter les questions de tolérance religieuse, mais pas toutes les questions de tolérance ; elle n’est donc pas l’équivalent de la tolérance et ne permet pas de faire l’économie d’une réflexion sur la tolérance politique dans la démocratie moderne.

1871 : l’invention de la laïcité française

Les origines de la laïcité sont lointaines mais le terme laïcité est lui-même assez récent. Pour comprendre comment apparaît ce terme au XIXe siècle, il convient d’abord de considérer les différentes manières dont l’État et l’Église coexistent. On peut dire qu’il y a deux régimes principaux, et des régimes mixtes : le premier régime est celui de la subordination d’une institution par l’autre, le deuxième régime est celui de la séparation des institutions. En simplifiant, l’histoire du royaume de France est celle d’une subordination progressive et absolutiste de l’Église par l’État monarchique. Les événements majeurs sont le conflit de Philippe IV le Bel avec Boniface VIII et son ingérence dans l’élection de Clément V, le Concordat de Bologne signé par François 1er en 1516, l’Édit de Nantes en 1598, l’adoption des Quatre articles de Bossuet par l’assemblée du clergé en 1682 et la Constitution civile du clergé en 1790, dernier avatar de la subordination. L’histoire de la République est celle de la séparation, elle commence en 1795, avec le décret de séparation des Églises et de l’État du 21 février. C’est ce décret qui inspirera la rédaction de la loi de 1905.

Que s’est-il passé entre 1795 et 1905 ? Pour des raisons historiques complexes, qui tiennent en grande partie aux contingences révolutionnaires, c’est un régime mixte, de subordination/séparation qui est mis en place par Bonaparte. Pour éviter que la Contre-révolution ne s’empare de l’arme de la religion pour rétablir l’ordre, Bonaparte, encore Consul, préféra s’appuyer sur le catholicisme pour fonder une morale commune. C’est ainsi que fut signé avec la papauté le 17 juillet 1801, le Concordat qui commence par : « Le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français ». Il ne s’agit pas d’un retour à la religion d’État, mais c’est une régression par rapport au décret du 21 février 1795. Le 8 avril 1802 est promulguée la loi relative à l’organisation des cultes, conformément aux termes du Concordat, qui ouvre la période du régime des cultes reconnus, auquel la loi de 1905 mettra fin. Selon cette loi concordataire, trois cultes officiels étaient reconnus par l’État, le catholicisme, et les protestantismes réformé et luthérien. Il y en aura bientôt quatre avec le culte israélite qui sera organisé par un décret du 17 mars 1808. La loi de 1802 organise les cultes, les ministres des différents cultes sont nommés par le Gouvernement et rémunérés par l’État.

Mais le régime des cultes reconnus ne fonctionnait que parce qu’il existait un concordat entre l’État français et le Vatican, qui précisait les droits et devoirs de chacun (l’organisation des autres cultes ne posait pas le même problème que celle du culte catholique). Or sous la pression de l’Église catholique, la séparation stricte paraît inévitable à la fin du XIXe siècle : tout d’abord parce que l’école primaire va être au cœur de l’entreprise menée par les Congrégations de réappropriation de l’espace public (association de religieux liés par des vœux) ; ensuite parce que le Vatican va lancer une offensive dogmatique pour réaffirmer les fondements chrétiens de la société et pour rappeler l’autorité supérieure du Pape. Ainsi, le pape Pie IX rédige en 1864 la lettre Encyclique Quanta Cura et le Syllabus des 80 erreurs de l’époque contemporaine, dans lesquels il dénonce l’esprit laïque qui souffle sur les pays chrétiens, notamment en France. Le refus de la liberté de conscience est commun au deux textes. L’éducation de la jeunesse chrétienne apparaît clairement comme un enjeu. En 1870, le Concile de Vatican I proclame l’infaillibilité du Pape et lui donne donc une autorité absolue sur les croyants. Ces offensives dogmatiques font naturellement peser sur l’État français une menace d’ingérence inacceptable, or le régime des cultes reconnus est avant tout un régime d’indépendance à l’égard de la Papauté. Dans le Syllabus, les erreurs dénoncées portent en partie sur des questions politiques comme l’organisation de l’éducation publique (erreurs 47, 48), les rapports des catholiques avec le Pontife Romain (erreur 49), la nomination des Evêques (erreur 50) ou la liberté religieuse de conscience et de manifestation accordée aux autres cultes (erreur 79).

C’est précisément dans cette période de tension, en 1871 que le mot de laïcité a été formé. Il s’agit d’un néologisme qui a été utilisé pour la première fois dans l’édition du 11 novembre 1871 du journal La Patrie (voir le Dictionnaire de la langue française d’Emile Littré). Ce néologisme apparaît pour évoquer un projet de loi de la Commune de Paris qui exigeait que l’école soit soustraite à l’influence de l’Église, avec pour objectif l’abrogation de la loi Falloux (1850). Quand la IIIe République s’établit sur les ruines du Second Empire, entre 1870 et 1875, il s’agit de freiner l’essor des écoles libres congréganistes et de faire de l’instruction primaire un véritable service public de la République, accessible à tous les citoyens. Jules Ferry, alors Président du Conseil, fait passer la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité des écoles primaires publiques.

Redevenu ministre de l’Instruction Publique, Ferry fait voter la loi du 28 mars 1882 qui instaure l’enseignement primaire obligatoire et laïque : abrogation des inspections ecclésiastiques prévues par la loi Falloux et suppression de l’enseignement religieux au profit d’une instruction morale et civique. Il y a une logique juridique qui commande ici la laïcité de l’enseignement : le Sénateur Charles-Hyppolyte Ribière, rapporteur de la loi sur l’obligation et la laïcité de l’instruction primaire, explique ainsi qu’à partir du moment où l’école devient gratuite et obligatoire, elle doit respecter les opinions religieuses de tous les bénéficiaires de l’instruction publique. Par conséquent, l’école publique ne peut garder le caractère d’école confessionnelle. Néanmoins, la loi de 1882 prévoit qu’un jour par semaine autre que le dimanche sera consacré à l’enseignement religieux, pour les parents qui le souhaitent, en dehors de l’enceinte de l’école (article 2). La laïcité de l’école n’est pas incompatible avec l’exercice de la religion et en reconnaît implicitement la pertinence sociale. C’est d’ailleurs un trait de la laïcité française que de tenir la religion pour un fait social pertinent, ce que la loi de 1905 confirme.

La loi de 1905

Dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction morale, Ferdinand Buisson estime que la « laïcité ou la neutralité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime [de sécularisation] qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales ». Ce n’est qu’en partie vrai car, malgré un ensemble de lois laïques, de la suppression du repos dominical en 1879 à la loi Goblet en 1886 sur le personnel enseignant laïque, la France reste sous le régime des cultes reconnus. Le régime des cultes reconnus se présente comme une synthèse de l’Ancien Régime avec la subordination de l’Église gallicane, et de la Révolution avec la reconnaissance de l’individu et l’abolition des corporations (loi Le Chapelier de 1791). Mais cette synthèse politique n’est pas stable. Ce qu’il manque c’est une synthèse, non seulement sociale, mais juridique de l’individu et de la société. La séparation des cultes et de l’État reste impossible au XIXe siècle, précisément parce que l’auto-organisation de la société civile en associations, n’est pas juridiquement reconnue. Il faut donc attendre la loi relative au contrat d’association (1901) pour que les associations acquièrent un statut de droit privé. En quoi est-ce nécessaire pour l’adoption d’une loi de séparation ? L’idée est la suivante : si l’État ne rend pas possible l’organisation des individus en associations pour qu’ils « mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices » (loi de 1901), alors quand l’État se sépare des cultes, il les abolit aussi. Le régime de séparation donne des règles à un nouveau jeu social entre l’individu, la société civile et l’État, et ces règles seront celles de la liberté et la neutralité.

L’évolution juridique rend possible l’adoption d’une loi de séparation, la détérioration des relations avec le Vatican la rend nécessaire. Est ainsi promulguée, le 9 décembre 1905, la loi dite de séparation de l’Église et de l’État. La nouvelle loi se compose de 34 articles répartis en 5 titres, dont le premier est celui des principes : la liberté de conscience de chacun, le libre exercice des cultes (article 1er) et la séparation des Églises et de l’État : « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2). Désormais, la religion est renvoyée du côté de la sphère privée sans que la pratique du culte n’en soit entravée. En deux articles, la loi de 1905 concilie les exigences de liberté (de conscience et de culte) et l’exercice de ces libertés en permettant l’organisation d’associations cultuelles. Liberté pour les individus, indépendance de la société civile et neutralité de l’État sont les valeurs qui forment le socle de la laïcité française. Il faut donc souligner que la laïcité est un régime libéral qui reconnaît la montée de l’individualisme dans la société post-féodale et la constitution immanente d’une société civile.

La séparation de l’Église et de l’État a aussi une signification fonctionnaliste : il s’agit, en effet, de préciser les usages possibles des types de lieux relativement à leur fonction. Ainsi les articles 26 et 28 prohibent l’utilisation des lieux de cultes à des fins politiques : l’article 26 dispose qu’il « est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte », et l’article 28 dispose ainsi qu’il « est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit ». C’est généralement cette séparation symbolique et fonctionnaliste qui est retenue comme le sens profond de la laïcité comme séparation du public et du privé.

La laïcité comme désengagement : le cas américain

Contrairement à ce que l’on pense généralement, la séparation de l’Église et de l’État de 1905 n’a pas délié complètement ces deux institutions en France. La laïcité comme séparation reste un mode de gestion des cultes ; on comprend alors que l’État admette l’obligation de s’engager pour maintenir la liberté religieuse dans les espaces publics clos, ce qui figure comme un des principes de la loi de 1905 à l’article 2 : « Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». L’État peut donc financer la pratique cultuelle dans les conditions déterminées par la loi. La protection de la liberté religieuse est un motif d’action et de législation pour l’État français.

Un tel financement public est complètement proscrit aux États-Unis dont l’État est institutionnellement séparé de tout culte. C’est le sens de l’establishment clause (clause de non établissement) du 1er Amendement : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement ». Tout le fondement de la laïcité américaine repose sur ce 1er Amendement, incorporé au 14ème Amendement qui applique désormais la clause de non établissement à tous les États fédérés et pas seulement au Congrès. En fait, il y a deux principes contenus dans le 1er Amendement : (1) la clause de non établissement interdit que l’État puisse établir une religion comme c’était le cas avec la religion anglicane quand les colonies américaines étaient sous juridiction britannique ; cela signifie aussi que l’État ne peut rien faire pour favoriser une religion, tous les cultes sont désormais égaux et l’État n’a aucune compétence en matière religieuse – (2) la clause de liberté religieuse et d’expression est garantie et l’État ne peut rien faire pour la limiter.

Par conséquent, la laïcité américaine repose sur le double principe que l’État ne peut favoriser une religion ni en empêcher le libre exercice : l’État américain est « désengagé », il ne s’occupe pas du tout de la question religieuse. Ce désengagement implique, dans le cas des aumôneries, que l’État ne saurait faire aucune dépense pour l’établissement d’aumônerie dans les lycées ou les universités, mais il ne saurait non plus en empêcher la constitution libre par l’initiative de lycéens ou d’étudiants croyants. Si des lycéens veulent prier dans l’enceinte du lycée, l’État ne peut empêcher cette expression de la foi et s’ils se constituent en association pour demander un local afin de prier, le lycée ne peut s’y opposer si par ailleurs il dispose de locaux accessibles à des associations non religieuses. Ainsi, l’État ne peut introduire la religion à l’école, mais il ne peut empêcher qu’elle s’y introduise. Comme le dit E. Zoller (2005), si des aumôneries existent, « ce n’est pas tant à raison d’une obligation de l’État qu’à raison d’un droit individuel qu’il faut protéger ». Ce fut précisément le sens de l’arrêt Widmar v. Vincent, en 1981 : l’université du Missouri avait d’abord expliqué qu’elle ne pouvait pas offrir les mêmes opportunités pour les groupes religieux dans la mesure où cela contredisait la clause de non établissement, et donc avec la séparation de l’Église et de l’État (Church and State). La Cour avait alors répondu que l’égalité d’accès aux ressources de l’université n’était pas incompatible avec la clause de non établissement et qu’en outre l’exclusion des organisations religieuses universitaires contredisait le principe de neutralité substantielle des politiques publiques.

Contrairement au régime laïque français, l’État laïque américain se désengage absolument des questions religieuses : la séparation y est beaucoup plus prononcée institutionnellement alors que la sécularisation de la société américaine n’est pas aussi prononcée que celle de la société française. Le serment que le Président doit prêter la main sur la Bible ou la formule « In God We Trust » (qui n’apparaît d’ailleurs que tardivement sur les pièces de monnaie, remplaçant « E Pluribus Unum » en 1864) ne doivent surtout pas être interprétées comme les indices d’une théocratie qui place l’autorité politique sous celle de Dieu. Ces pratiques forment le decorum du pouvoir au États-Unis mais elles n’ont pas de valeur religieuse.

La doctrine juridique de la laïcité : la neutralité

En France comme aux États-Unis, selon des modalités juridiques assez proches, c’est pourtant la stricte neutralité religieuse qui constitue le fond de la doctrine en matière de laïcité. Aux États-Unis, dans la deuxième moitié du XXe siècle, deux conceptions juridiques de la laïcité se sont succédées. Dans un premier temps, la Cour suprême a développé la jurisprudence de l’exemption religieuse, dans l’arrêt Sherbert (Sherbert v. Verner, 1963), préparé par l’arrêt Barnette (West Virginia v. Barnette, 1943) : l’idée est que la loi ou les règlements ne doivent pas imposer de « contraintes excessives » sur la pratique des croyants et que si tel est le cas, le croyant est justifié à demander une dérogation ; c’est cette jurisprudence qui a prévalu dans la célèbre affaire Wisconsin v. Yoder (1972) : la loi du Wisconsin exigeait que tous les enfants soient scolarisés jusqu’à l’âge de 16 ans, ce que refusait la communauté Amish, arguant du fait que les parents Amish seraient dans l’incapacité de transmettre convenablement les principes religieux et éthiques qui structurent leur vie communautaire. Les familles Amish demandaient par conséquent que leurs enfants ne soient scolarisés que jusqu’à l’âge de 14 ans. La Cour Suprême rendit en 1972 un arrêt en faveur de leur revendication.

Mais face à la multiplication des demandes de dérogation, la Cour suprême dut revoir la jurisprudence Sherbert. L’arrêt Smith (Employment Division v. Smith, 1990) a introduit deux règles procédurales pour nuancer le principe d’exemption religieuse : le principe de neutralité formelle et le principe d’applicabilité générale. Il suffit désormais qu’une loi, un règlement satisfassent le principe de neutralité formelle et d’applicabilité générale pour être valide. Selon le critère de neutralité formelle, la norme juridique ne doit en aucun cas discriminer en vertu de considérations religieuses, c’est-à-dire que la religion ne doit pas apparaître comme un motif pour limiter la liberté. Le critère d’applicabilité générale de la loi précise que la neutralité de la loi consiste aussi à ne pas utiliser des raisons séculières pour discriminer uniquement des pratiques religieuses. En effet, il est possible qu’une loi définisse une classes d’actes prohibés de telle sorte que ce soient seulement les pratiques d’une religion en particulier qui soient visées : c’est le cas si on interdit le sacrifice d’animaux en raison de la cruauté de l’acte, mais qu’on autorise par ailleurs la chasse à courre ou la corrida. Dans ce cas, la cruauté est un motif séculier, mais l’application de ce motif n’a pour objet que des pratiques religieuses. La Cour suprême établit alors une hiérarchie des principes d’évaluation des normes juridiques et considère qu’une norme est valide si elle est neutre et d’applicabilité générale ou si, n’étant pas neutre et affectant une pratique religieuse, elle promeut un intérêt supérieur de l’État.

En France, le Conseil d’État a eu l’occasion, à la faveur de plusieurs affaires de port du foulard –mais pas seulement : arrêt Koen, 1995 sur le shabbat– de préciser la doctrine juridique française. En 1989 (avis du 27 novembre), 1992 (arrêt Kherouaa) et 1995 (arrêts Koen et Aoukili), le Conseil d’État a développé la même argumentation avec une constance qui ne laisse aucune ambiguïté : en effet, le Conseil d’État a toujours affirmé que la laïcité consistait dans la neutralité des services publics, et que l’enseignement laïque était soumis aux exigences de neutralité et de la liberté de conscience garantie pour tous :

(i) la laïcité implique la neutralité des services publics, ce qui signifie que la neutralité de l’école comprend la neutralité des programmes scolaires et du personnel enseignant à l’égard des différentes convictions. Cela signifie aussi que la neutralité de l’école n’impose pas, en principe, de limitation de la liberté de conscience des élèves qui ne sont pas soumis à la même réserve.

(ii) La liberté de conscience doit être accompagnée de liberté d’expression, c’est-à-dire la liberté de manifester ses croyances par certaines pratiques, notamment le port d’un signe religieux. Cette liberté de manifestation n’est pas incompatible avec la laïcité.

(iii) Mais elle est incompatible avec d’autres valeurs et principes de la République. Il y a quatre types de limite : (1) l’empiètement sur la liberté d’autrui, par des actes de pression ou par des menaces (2) la réduction du pluralisme par le prosélytisme et la propagande, qui menacent aussi la liberté (3) l’ordre public, celui de l’école et de son fonctionnement. Il faut ajouter (4) une dernière limite qui correspond au « minimum de décence » : la santé et la dignité.

Cependant, c’est l’interdiction pure et simple de tous signes religieux à l’école qui fut réclamée à la suite de plusieurs « affaires du foulard », dont celle de l’exclusion du lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers des sœurs Lévy, Alma et Lila en octobre 2003. Quelques mois auparavant, en juillet 2003, une Commission présidée par Bernard Stasi, est créée par le Président de la République, Jacques Chirac, qui la charge de réfléchir à l’application du principe de laïcité dans ce contexte conflictuel. Les Parlementaires ne reprendront qu’une partie des conclusions de la Commission, ignorant les amendements les plus accueillants pour la diversité religieuse, et adopteront la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux ostensibles : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève » (article 1er). Comment a-t-on pu parvenir à ce retournement de la doctrine juridique concernant la laïcité ? Comment est-on passé de la neutralité de l’institution scolaire à la neutralité des élèves ?

L’explication la plus convaincante est fournie par P. Weil, membre de la Commission Stasi : en France, explique-t-il, l’État est perçu comme le protecteur de l’individu contre toute pression d’un groupe. Il se doit d’intervenir quand cette liberté est menacée. Or depuis 1989, dans certains collèges où des jeunes filles portent le foulard, celles qui ne le portent pas sont l’objet de pressions, de menace voire de violence physique. La raison pour laquelle il fallait interdire le port du foulard islamique est alors très simple : les jeunes filles non voilées et celles qui n’ont pas fait leur choix librement n’ont pas moins que les autres le droit à leur liberté de conscience. Par conséquent, c’est pour protéger la liberté de conscience des jeunes musulmanes qui ne portent pas le foulard, qu’il fallait interdire le port du foulard devenu un instrument de domination. Dans cette affaire, l’État laïque se présente essentiellement comme le défenseur de la liberté de conscience et, pour le dire en termes rawlsiens, c’est afin de garantir l’égale liberté de tous que l’État justifie une réduction du système de libertés. La loi de 2004 parvient-elle à ce résultat ? Les effets intégrateurs de la loi de 2004 doivent aussi être évalués en fonction de la stigmatisation dont ont pu se sentir victimes les jeunes filles musulmanes, ainsi que les jeunes garçons juifs et sikhs. L’application sur le long terme de la loi de 2004 permettra à l’avenir de faire une telle évaluation.

Conclusion

De cette histoire de la laïcité, se dégagent quelques éléments qui structurent les démocraties pluralistes : les acteurs d’une démocratie libérale sont l’individu, la société civile et l’État. L’organisation de la société civile est indépendante de l’État et l’individu est libre de vivre selon des convictions religieuses ou non religieuses. De son côté, l’État se doit de maintenir la neutralité de l’action publique et c’est ainsi qu’il affirme aussi son indépendance à l’égard de la société civile et qu’il résiste aux remous de la société quand elle connaît des réveils religieux. La laïcité comme neutralité religieuse de l’État garantit alors la liberté de conscience des individus ainsi que son expression.

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ZOLLER, E., 2005. La conception américaine de la laïcité, Paris : Dalloz.

ZOLLER, E., 2000. Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Paris : PUF.

Mots-Clés : Tolérance - Neutralité politique - État - Religion.

Comment citer cet article :

Dilhac, Marc-Antoine (2007), « Laïcité », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article89

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 11:07
Dernière modification :  Jeudi le 21 février 2008 à 12:07

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