DicoPo http://www.dicopo.org/ Dictionnaire de théorie politique fr SPIP - www.spip.net DicoPo http://www.dicopo.org/IMG/siteon0.jpg http://www.dicopo.org/ 163 248 Fédéralisme http://www.dicopo.org/spip.php?article96 http://www.dicopo.org/spip.php?article96 2007-12-20T16:29:09Z text/html fr Jean Beaufays et Geoffroy Matagne F Introduction <br />Lorsque l'on étudie la structure de l'État aujourd'hui, on cherche à répondre à deux questions au moins : <br />quel est l'agencement territorial du pouvoir ? <br />quel est l'agencement fonctionnel du pouvoir ? <br />Les réponses apportées aux deux questions sont interdépendantes. Les choix effectués ne sont pas purement techniques, ils sous-tendent un projet politique. Ils s'appuient sur des principes de théorie politique, des conceptions particulières de la souveraineté, de sa localisation, de la (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique11" rel="directory">F</a> <div class='rss_texte'><p class="spip"><strong class="spip">Introduction</strong></p> <p class="spip">Lorsque l'on étudie la structure de l'État aujourd'hui, on cherche à répondre à deux questions au moins : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> quel est l'agencement territorial du pouvoir ? <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> quel est l'agencement fonctionnel du pouvoir ?</p> <p class="spip">Les réponses apportées aux deux questions sont interdépendantes. Les choix effectués ne sont pas purement techniques, ils sous-tendent un projet politique. Ils s'appuient sur des principes de théorie politique, des conceptions particulières de la souveraineté, de sa localisation, de la légitimité des différents niveaux de gouvernement, mais aussi de la citoyenneté et de la démocratie.</p> <p class="spip">Dans les systèmes politiques fédéraux, les modèles d'organisation territoriale sont : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> des principes globaux structurant la société politique et la société civile, afin de construire la légitimité du système politique fédéral autour d'un équilibre entre principes de participation et d'autonomie, <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> des modes d'organisation du pouvoir qui concrétisent ces principes dans des dispositifs institutionnels concrets.</p> <p class="spip">À la fin de l'époque moderne, deux modèles opposés d'organisation du pouvoir - sur un mode représentatif - naissent successivement : la Fédération aux États-Unis en 1787 et l'État unitaire en France en 1791. La révolution américaine (1776) débouche sur le choix du fédéralisme pour atteindre la « liberté ». Tandis que la révolution française (1789) a choisi l'unitarisme (assimilé à un jacobinisme républicain) pour aboutir au même but .</p> <p class="spip">L'histoire de la théorie politique tend à privilégier les travaux sur l'État-nation unitaire. Pourtant, de nombreux auteurs ont alimenté une autre tradition de pensée en s'opposant à l'idée dominante selon laquelle l'intégration unitaire et centralisatrice constitue l'objectif ultime de tout système politique. Le fédéralisme s'est ainsi construit, progressivement, comme une alternative : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> une alternative au modèle de l'État unitaire et centralisé, au cœur de la réflexion sur les phénomènes étatiques depuis les travaux de Jean Bodin (1529-1596) et Thomas Hobbes (1588-1679), <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> une alternative aussi à la conception de la légitimité qui avait cours à la même époque dans le cadre des monarchies absolutistes de droit divin. C'est dans cette perspective que Johannes Althusius (1557-1638) développa dans <i class="spip">Politica</i> (1603) une conception « fédérale » de la souveraineté et de la légitimité politique basée sur le contrat et la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement.</p> <p class="spip">Si l'acception moderne du terme « fédéralisme » date des travaux des constituants états-uniens de 1787, il est possible de retrouver des éléments précurseurs dans l'histoire européenne, qu'il s'agisse des travaux de certains auteurs (ex. : Althusius, Pufendorf, Montesquieu) ou d'expériences institutionnelles (ex. : l'Alliance perpétuelle suisse de 1291, le Saint-Empire germanique, la République des Provinces-Unies, etc.). Certains font remonter les prémices de la pensée fédéraliste aux cités grecques des 3e au 1er siècles avant JC. Montesquieu voyait ainsi l'origine du fédéralisme dans l'agencement de l'interdépendance de certaines cités grecques et discutait, dans <i class="spip">L'Esprit des Lois</i> (1748, Livre IX), une structure institutionnelle unissant des républiques souveraines pour la réalisation de certains objectifs (« république fédérative »). Selon Montesquieu, un tel arrangement institutionnel devait permettre à la « fédération » de combiner les avantages politiques intérieurs des petites républiques et les avantages économiques et militaires extérieurs des grandes monarchies de l'époque.</p> <p class="spip">Au-delà de la généalogie du concept, il est utile de souligner que la pensée fédéraliste, plurielle, s'est construite progressivement autour des notions d'autonomie et de participation (Burdeau, 1967), d'une recherche d'équilibre entre respect de la diversité et maintien d'une certaine unité et d'enjeux politiques, historiquement situés, liés à la gestion des minorités.</p> <p class="spip">La relative marginalité des théories fédéralistes dans les traités d'histoire de la théorie politique peut s'expliquer. D'une part, le modèle de l'État-nation inspire effectivement le développement des États européens du XVIIe (Traité de Westphalie de 1648) au XXe siècles et étouffera pour longtemps les premiers foyers de réflexion « fédérale ». D'autre part, il n'existe pas un modèle univoque de fédéralisme, ce « processus dynamique dans la recherche d'équilibres variables » (Carl Friedrich, 1968).</p> <p class="spip">Des solutions fédérales seront mobilisées dans de nombreux contextes historiques, géographiques mais aussi idéologiques. Le fédéralisme a ainsi pu véhiculer des idéologies très différentes (conservatisme des fédéralistes états-uniens de 1787, libertarisme proudhonien etc.). Alors que le fédéralisme a été établi aux États-Unis à la veille de l'époque contemporaine (1787), dans un cadre libéral, il servira à organiser l'Union des Républiques socialistes soviétiques, un siècle et demi plus tard (1922), sur la base d'une nouvelle idéologie concurrente : le communisme.</p> <p class="spip">En fonction des périodes, il peut être revendiqué par des mouvements politiques différents et prendre des significations opposées (être centralisateur ou décentralisateur par exemple). De même, selon les contextes et les agendas politiques des acteurs, une proposition de réforme institutionnelle pourra être vue comme centralisatrice ou décentralisatrice, comme assurant l'efficacité du système politique fédéral ou comme déstabilisant l'équilibre entre État fédéral et entités fédérées.</p> <p class="spip">Sur le plan géographique, le fédéralisme est devenu la forme d'organisation territoriale de nombreux États en Amérique du Nord comme du Sud, en Europe, en Asie, en Océanie ou en Afrique où la greffe a semblé plus difficile à prendre suite à la décolonisation. Ces États vont des plus grands : États-Unis, Russie, Inde aux plus petits : Comores, Saint-Christophe et Niévès.</p> <p class="spip">Cette expansion géographique et cette multiplication des expériences institutionnelles s'accompagnent d'une grande diversité des formes contemporaines des régimes fédéraux. Cette diversité découle des contextes politiques et sociaux spécifiques dans lesquels les structures fédérales sont élaborées et évoluent. Cette notice s'attachera à discuter les caractéristiques fondamentales partagées par les systèmes fédéraux au-delà des spécificités des situations concrètes.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Types de fédéralisme</strong></p> <p class="spip">Le fédéralisme le plus large est inspiré des travaux de Proudhon (voir notamment <i class="spip">Du principe fédératif</i>, 1863). On parle ici de « fédéralisme intégral ». On peut le définir comme la volonté de rapprocher de l'individu, autant que faire se peut, tous les organes amenés à prendre une décision qui le concerne dans les domaines politique, économique, social, culturel, syndical, sportif… Ce rapprochement allant de pair avec l'organisation de sa participation à la prise de décision.</p> <p class="spip">Le fédéralisme politique est aussi appelé « hamiltonien ». Ce fédéralisme est une forme d'organisation politique, une technique d'aménagement institutionnel qui fait la part de l'unité comme de la diversité. Il veut concilier les diverses communautés politiques d'un État dans le respect de leur valeur propre. C'est dans ce sens que nous entendons « fédéralisme » dans le reste de cette notice.</p> <p class="spip">Différents utopistes ont développé des projets de « fédéralisme international » visant à organiser les États-nations au niveau international sur une base fédérale (Abbé de Saint-Pierre, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Victor Hugo, etc.). Des représentants de cette école utopiste forgeront plus tard le concept de « fédéralisme mondial », voyant dans l'ONU l'amorce du gouvernement mondial qu'ils appellent de leurs vœux.</p> <p class="spip">Malgré la présence de quelques précurseurs, c'est surtout après la deuxième Guerre mondiale que l'on a développé l'idée de « fédéralisme européen ». Le but est d'appliquer les théories du fédéralisme à différentes formes d'intégration des États européens pour éviter tout nouveau recours à la guerre. À cette occasion, diverses théories de l'intégration ont été avancées.</p> <p class="spip">Dans le cas du Liban et de Chypre on a parlé de « para-fédéralisme », ou de « fédéralisme personnel ». Dans ce cas, il n'y a pas de base territoriale aux différences de statut. Ce sont les personnes, où qu'elles soient qui ont des statuts différents. En fait, il s'agit d'une sorte de fédéralisme culturel, conçu sur une base principalement confessionnelle. Les croyants d'une même confession ont des droits et des devoirs spécifiques. Ils sont soumis à des cadres et à des codes propres. Ils ont en tant que coreligionnaires un accès particulier au pouvoir où certaines places leur sont réservées. Ces expériences de fédéralisme fondé sur la séparation des communautés nationales sur une base confessionnelle et non territoriale se sont soldées par des guerres.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Eléments de définition</strong></p> <p class="spip"><i class="spip">Le fédéralisme</i></p> <p class="spip">Le terme « fédéralisme » renvoie à l'ensemble des caractéristiques et des pratiques institutionnelles des systèmes politiques fédéraux ainsi qu'aux théories politiques qui ont été construites pour en rendre compte ou pour les promouvoir.</p> <p class="spip">Une fédération peut naître par agrégation ou association (fédéralisme centripète) lorsqu'elle se constitue au départ de plusieurs entités distinctes. Il s'agit du fédéralisme historiquement le plus répandu. L'on parlera de fédéralisme par désagrégation ou dissociation (fédéralisme centrifuge) lorsqu'un État unitaire se transforme en fédération. Nous appelons « État fédéral » la structure constitutionnelle qui régit les compétences déléguées par les États fédérés à une entité unique commune. L'État fédéré est l'unité de base, parfois anciennement souveraine, qui se groupe avec ses semblables et qui délègue une partie de ses compétences (ou de sa souveraineté) à l'État fédéral. La délégation de compétences est théoriquement réversible, mais politiquement difficile et exceptionnelle sur le plan empirique. La souveraineté fédérée s'incarne dans une série d'éléments symboliques ou formels (ex. : hymnes, drapeaux, fêtes « nationales », constitutions propres). Elle s'exprime également à travers les différentes modalités concrètes de représentation des volontés politiques fédérées au niveau de l'État fédéral. L'ensemble formé par l'État fédéral et les États fédérés constitue la Fédération.</p> <p class="spip">1) La Fédération constitue un État souverain, tant au regard du droit international que du droit interne.</p> <p class="spip">La souveraineté externe exclusive de la Fédération est exercée par l'État fédéral. Notons cependant que les États fédérés ont souvent une existence restreinte sur le plan international. Il arrive même que les États fédérés développent une politique extérieure. En Belgique par exemple, les entités fédérées possèdent des compétences internationales dans leurs domaines de compétence interne. Elles développent en conséquence une politique extérieure propre. Le droit international ne reconnaît néanmoins que l'État belge comme acteur capable d'engager la Fédération sur la scène internationale. Des mécanismes de conciliation et de substitution sont prévus en droit interne.</p> <p class="spip">La fédération est régie par une constitution, qui est un instrument de droit interne. Elle n'est modifiable que par une majorité qualifiée d'États membres (application du principe de participation, cf. <i class="spip">infra</i>). La sécession d'un État fédéré n'est souvent politiquement possible qu'en passant par la guerre (Pakistan-Bangladesh, ex-Yougoslavie, Sri Lanka). En cas d'accord entre les parties, même si une ou plusieurs entités ne sont <i class="spip">a priori</i> pas demandeuses d'une telle « révolution juridique », des scissions peuvent être décidées et mises en œuvre de manière pacifique (République tchèque-République slovaque).</p> <p class="spip">2) La Fédération constitue un système politique complexe qui voit la superposition de deux ordres juridiques complets et distincts.</p> <p class="spip">L'ordre fédéral s'applique à tout le territoire et à toute la population ; il est uniforme. Par contre, il y a autant d'ordres juridiques fédérés qu'il y a d'États fédérés. Chacun de ceux-ci est spécifique à un État fédéré, à sa population, à son territoire.</p> <p class="spip">Il y a un partage de compétences entre l'État fédéral et les États fédérés. En général, les États fédérés ont une compétence de principe, l'État fédéral une compétence d'attribution, limitée aux domaines spécifiés dans les dispositions juridiques organisant la répartition des compétences. Dans le cas d'un fédéralisme par agrégation, la cession de compétences par les États fédérés à l'État fédéral est ascendante. S'il s'agit de fédéralisme par désagrégation, la dévolution est descendante.</p> <p class="spip">Les autorités fédérales exercent leurs pouvoirs directement sur les citoyens : la loi fédérale est obligatoire directement sans médiation des autorités fédérées.</p> <p class="spip">3) Il y a plusieurs volontés politiques qui s'expriment par des canaux différents.</p> <p class="spip">D'un point de vue théorique, ces volontés politiques fédérale et fédérées ne sont pas dans un rapport hiérarchique, mais bien d'égalité. Cette égalité de principe exclut le mécanisme de tutelle. Les arrangements constitutionnels prévoient toutefois généralement une supériorité juridique des lois fédérales. Cette hiérarchie des normes exige un contrôle de constitutionnalité exercé par une Cour constitutionnelle fédérale qui fait respecter la primauté fédérale et, plus fondamentalement, la répartition des compétences. Il y a donc une double hiérarchie : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> une hiérarchie des ordres juridiques, <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> une hiérarchie au sein d'un même ordre juridique.</p> <p class="spip">Mais on remarque que politiquement, il y a une certaine intrication des deux ordres (cf. <i class="spip">infra</i>, les mécanismes d'influence réciproque). Par ailleurs, il y a parfois équipollence (égalité) des normes fédérales et fédérées. Dans un système caractérisé par un faible nombre d'entités ou de communautés, comme en Belgique par exemple, l'égalité des normes répond notamment à la volonté d'éviter qu'un groupe majoritaire au niveau fédéral n'empiète sur les compétences fédérées, au détriment de certaines entités minorisées au niveau fédéral.</p> <p class="spip">4) L'autonomie est généralement reconnue comme une des conditions-clés du fédéralisme.</p> <p class="spip">Ce concept signifie que chaque composante, l'État fédéral d'une part, chacun des États fédérés de l'autre, est autonome dans sa sphère de compétences. Cette autonomie vise un ensemble de matières attribuées les unes à l'État fédéral, les autres aux États fédérés. Les matières fédérées sont en général identiques pour chaque État fédéré. L'exercice de ces compétences exige une capacité normative et financière suffisante pour gérer pleinement les compétences. Une matière fédérée est donc traitée différemment par chaque État fédéré tant sur le plan normatif que budgétaire. Chaque entité peut donc mettre en œuvre ses compétences selon la volonté politique particulière qui s'y est dégagée. Ceci inclut l'autonomie constitutive, soit la faculté pour chaque État fédéré de se doter de sa propre constitution, dans le respect des règles générales de la Fédération.</p> <p class="spip">5) La participation est le second élément-clé traditionnel.</p> <p class="spip">C'est la reconnaissance du fait que les États fédérés doivent collaborer à la gestion de l'EÉat fédéral. Le Sénat fédéral est le lieu privilégié de ce mécanisme. La formule classique de composition du Sénat fédéral états-unien - deux sénateurs par État fédéré - reflète l'égalité d'origine des États fondateurs de la Fédération. Les sénateurs sont élus dans chacun des États fédérés. Notons la formule originale du Bundesrat allemand : ce sont les ministres des différents Länder qui y siègent, sur une base pondérée par le poids démographique de chaque Land.</p> <p class="spip">La participation n'a évidemment de sens que si les États fédérés sont autonomes. Mais on peut penser que trop de participation finit par tuer l'autonomie et provoquer le dérèglement du système.</p> <p class="spip">6) La solidarité constitue un dernier critère.</p> <p class="spip">Celle-ci peut se manifester dans trois domaines au moins : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> institutionnel : on évoque ici la notion de loyauté fédérale qui consiste pour chaque composante à ne pas utiliser ses compétences à seule fin de nuire à un ou à plusieurs autres membres. On considère aussi que le refus de sécession entre dans ce concept. Vouloir se retirer serait une forme d'égoïsme incompatible avec la loyauté fédérale. La loyauté fédérale est un état d'esprit pour régler les conflits d'intérêt et accroître la cohésion, particulièrement dans une Fédération pluricommunautaire. <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> financier : les composantes les plus pauvres sont en droit d'attendre une aide financière de la part des plus riches ou en leur nom de la part de l'État fédéral. Dans cette perspective, un système de péréquation est parfois mis en œuvre. Il s'agit d'une redistribution automatique de moyens des États fédérés les plus riches vers les États fédérés les plus pauvres. <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> politique : elle n'est pas seulement compassionnelle dans le cas de catastrophe, elle consiste surtout à ne pas suivre de politique qui pourrait heurter les intérêts matériels ou symboliques de certaines parties de la Fédération, par exemple dans le domaine, certes limité, des relations extérieures des États fédérés. Les arrangements politiques et institutionnels destinés à éviter ou régler ce type de conflit d'intérêts sont multiples. La politique de neutralité suisse en constitue un exemple.</p> <p class="spip"><i class="spip">Confédéralisme et supranationalité</i></p> <p class="spip">Pour terminer cette section consacrée aux définitions, il paraît utile de dire quelques mots de deux concepts distincts : le confédéralisme et la supranationalité.</p> <p class="spip">La Confédération d'États est une association permanente de plusieurs États souverains, indépendants et qui le restent. Ils ont convenu de confier certaines de leurs compétences à des organes communs. La Confédération n'est pas un véritable État ni sur le plan international ni sur le plan interne. Elle est une forme particulière d'organisation internationale. Ses institutions sont composées de délégués des États confédérés. Le pacte confédéral ne peut être modifié que de l'accord de tous les membres. Chacun dispose du droit de veto et du droit de sécession. Il y a une délégation ascendante de la base vers le sommet. Il n'y a ici ni exclusivité décisionnelle ni applicabilité directe. Les compétences confédérées sont en général limitées aux aspects essentiels des relations internationales, de la défense, parfois de la monnaie ou de la politique économique. Il s'agit essentiellement de relations horizontales sur pied d'égalité. Le mode de fonctionnement est diplomatique.</p> <p class="spip">La supranationalité est un concept étroitement lié à la construction européenne (Union européenne). Il s'agit d'un transfert de compétences vers une organisation distincte des États, dotée d'une personnalité juridique propre, d'une autorité décisionnelle indépendante et de ressources. Les normes prises par la structure supranationale sont supérieures aux normes nationales. Elles s'imposent directement dans l'ordre juridique interne aux personnes physiques comme aux personnes morales. Ce système se situe entre le fédéralisme et le confédéralisme.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Questions juridiques et politiques : organisation et jeux de(s) pouvoirs</strong></p> <p class="spip">La structure fédérale, comme toute structure étatique, ne sera pas sans influence sur le nombre des acteurs, leurs caractéristiques, leurs ressources, les contraintes qui pèsent sur eux, les mécanismes d'influence réciproque ou les enjeux ayant pour thèmes la « légitimité primordiale » et le conflit entre légitimités, l'allégeance et le sentiment d'identité « nationale ». La répartition des compétences est de ce point de vue à la fois un élément structurel et un enjeu politique fondamental.</p> <p class="spip"><i class="spip">La dévolution des compétences</i></p> <p class="spip">Le partage des compétences ne peut être déterminé qu'empiriquement. Les accords institutionnels varient en effet dans le temps et dans l'espace. Il est toutefois possible de présenter une série de concepts généraux qui permettent d'appréhender les différentes situations fédérales.</p> <p class="spip">L'on dit souvent que la répartition des compétences se fait selon la théorie des compartiments. Le constituant choisirait entre des compartiments : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> étanches : chaque entité a l'exclusivité et la totalité de ses matières (cf. « fédéralisme dualiste » états-unien du XIXe siècle), <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> perméables : les compétences sont fragmentées entre le niveau fédéral et le niveau fédéré ou elles sont partagées : une compétence est fédérée sauf si le fédéral s'en saisit et dans ce cas il en acquiert l'exclusivité (compétence fédérale concurrente).</p> <p class="spip">En fait, la théorie de l'étanchéité est impraticable, sauf peut-être en matière monétaire et donc d'unité économique. Les choses sont donc assez subtiles. La théorie des compartiments perméables est rendue encore plus complexe par différents mécanismes. Citons-en deux : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> Un législateur a accessoirement mais nécessairement besoin d'une compétence qui n'est pas la sienne pour pouvoir mettre en œuvre utilement une compétence qui lui est formellement attribuée : ce pouvoir d'empiètement lui est implicitement reconnu (compétences implicites). <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> Le pouvoir fédéral usurpe une compétence fédérée. Cet empiètement fédéral se réalise souvent par le biais de subsides conditionnels.</p> <p class="spip">Notons enfin que, généralement, le pouvoir résiduaire appartient aux Etats fédérés. C'est le contraire de la compétence d'attribution. La compétence de la compétence, elle, revient à la Fédération.</p> <p class="spip">La légitimité du pouvoir constitue un élément essentiel de son assise. Dans un régime fédéral, la légitimité se répartit entre les deux niveaux. Ceci concerne également la localisation des compétences entre le fédéral et le fédéré. Le cas de la sécurité sociale en Belgique est un exemple éclairant. Les partis politiques flamands veulent la confier partiellement aux États fédérés, les partis politiques wallons déclarent que dans ce cas la Belgique cesserait d'exister.</p> <p class="spip">Voyons maintenant concrètement les matières qui, généralement, relèvent du niveau fédéral, les autres étant du ressort fédéré : <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> affaires étrangères, diplomatie ; <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> sécurité extérieure, défense nationale, armée ; <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> sécurité intérieure, lutte contre la criminalité étrangère et interétatique ; <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> unité économique (marché unique) et monétaire ; <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> commerce extérieur et interétatique ; <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> droits de l'homme.</p> <p class="spip">Les principes généraux de bien d'autres matières sont aussi du ressort fédéral : sécurité sociale, emploi des langues, citoyenneté, etc.</p> <p class="spip"><i class="spip">Rapports de force et mécanismes d'influence réciproque</i></p> <p class="spip">Il convient d'examiner ici d'une part les différentes formes de coopération et d'autre part de rechercher s'il y a un mouvement général en faveur de l'un ou de l'autre niveau.</p> <p class="spip">La coopération est soit horizontale, soit verticale. Elle peut être institutionnelle ou informelle.</p> <p class="spip"><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> La coopération horizontale, entre États fédérés, est le plus souvent informelle, ou en tout cas volontaire, non obligatoire légalement. Il s'agit ici par exemple de réunions régulières des gouverneurs des États américains ou des ministres de l'enseignement allemands. Il peut s'agir de se concerter pour montrer qu'une intervention fédérale est inutile, mais aussi d'arrêter des positions communes avant une négociation avec le pouvoir fédéral et par là être en position de force. <br /><img src="http://www.dicopo.org/squelettes/puce.gif" width="8" height="11" alt="-" /> La coopération verticale, entre État(s) fédéré(s) et État fédéral est plus souvent formalisée, voire obligatoire. Le principe de participation est l'instrument majeur de la coopération verticale ascendante. L'Allemagne et la Suisse nous donnent des exemples de coopération verticale descendante avec l'administration indirecte : ce sont les <i class="spip">Länder</i> et les Cantons suisses qui exécutent, par leur administration, l'essentiel de la législation fédérale.</p> <p class="spip">Le politologue est tenté de rechercher un mouvement général de renforcement de l'un des deux niveaux. Lesquelles des forces centripètes ou centrifuges l'emportent ? Il n'y a pas de loi générale. Il semble que les Fédérations nées par agrégation soient plutôt centralisatrices et que celles nées par désagrégation soient centrifuges.</p> <p class="spip">Les systèmes politiques et électoraux peuvent influencer la dynamique centrifuge ou centripète qui anime les Fédérations. Le régime parlementaire aux deux niveaux, fédéral et fédéré, atténue les conflits de légitimité, le régime présidentiel les exacerbe. La formule la plus dangereuse pour la survie de la Fédération serait un régime parlementaire au niveau fédéral et un régime présidentiel au niveau des États fédérés ainsi que l'atteste par exemple le passage de l'URSS à la Confédération des États indépendants pendant la période parlementaire fédérale.</p> <p class="spip">Le contexte politique global, national ou international influence également les rapports de force entre acteurs et niveaux de pouvoir. L'on peut remarquer, par exemple, qu'un climat de tensions internationales : guerre, guerre froide, craintes terroristes, pousse à la centralisation au nom de l'efficacité.</p> <p class="spip">L'on note également que l'État fédéral utilise l'instrument financier pour accroître son pouvoir. Il s'agit essentiellement du mécanisme des subventions conditionnelles. Un subside est alloué aux États fédérés qui acceptent certaines politiques fédérales qui empiètent sur leurs compétences. En caricaturant, on dira que la subvention conditionnelle permet à l'État fédéral d'acheter des compétences fédérées. Celui qui paye veut décider.</p> <p class="spip"><i class="spip">Les forces politiques</i></p> <p class="spip">Le système des partis politiques est largement influencé par la structure fédérale et la conditionne réciproquement. En fait, il y a souvent deux systèmes de partis qui se superposent et qui entretiennent des relations plus ou moins étroites. Un système partisan fédéral se consacre à la conquête du pouvoir à ce niveau et des systèmes partisans fédérés qui en font autant à l'échelon fédéré. Au niveau fédéré le parti peut être idéologique ou nationaliste. Le parti idéologique sera souvent l'expression locale d'une idéologie également présente au niveau fédéral, le support de demandes spécifiques. On peut se poser la question de savoir si les partis fédérés sont plus proches des citoyens que ne le sont les partis fédéraux.</p> <p class="spip">L'Espagne nous propose une particularité politique intéressante. Les partis régionaux nationalistes accèdent au gouvernement central. Ayant des élus au niveau fédéral, ils peuvent former l'appoint d'une majorité et ainsi recueillir pour leur région les dividendes de cette participation. Dans le cas belge, cette logique est poussée à l'extrême puisque les partis fédéraux ont disparu. L'absence de partis fédéraux a un effet désagrégateur. Les partis fédérés risquent de n'avoir d'autres intérêts que locaux. En régime parlementaire, cette multiplication des forces politiques autonomes qui s'adressent à des électorats distincts rend la constitution de gouvernements de coalition très difficile. <i class="spip">A contrario</i>, les partis fédéraux amènent plus facilement un consensus puisqu'ils sont responsables à travers toute la fédération et qu'ils entretiennent et dépendent d'une opinion publique nationale.</p> <p class="spip"><!—SPIP—> Le personnel politique est-il spécialisé selon les niveaux de pouvoir ? La réponse semble assez simple. Les personnalités politiques les plus importantes sont multi-niveaux. Elles passent d'un niveau à l'autre en fonction de l'évolution de leur carrière. Et lorsque leur fonction principale les situe à un niveau, elles jouent de l'autre niveau pour appuyer leurs actions et leur avenir. Un personnel politique subalterne limite ses ambitions au niveau fédéré.</p> <p class="spip">Les groupes de pression sont actifs aux différents niveaux de pouvoir. L'existence d'un pouvoir suscite la création de <i class="spip">lobbies</i> qui lui sont spécifiques, que ce soit pour exercer une influence sur ce niveau ou que ce soient différents acteurs de ce niveau qui se groupent pour défendre des intérêts communs vis-à-vis d'autres niveaux. Le niveau fédéral et le niveau fédéré ne constituent pas la cible des mêmes groupes de pression, en tout cas pas pour les mêmes objets : tout dépend des domaines dont ils ont la gestion. Selon leurs projets et leurs objectifs, ces groupes s'organisent donc au niveau fédéré - mais pas nécessairement dans toutes les entités fédérées - ou au niveau fédéral.</p> <p class="spip">Ceci nous amène à soulever une question politique importante. Le niveau fédéré est-il suffisamment armé, puissant pour résister à la pression indue et prendre ses décisions en toute indépendance ? (Duverger, 1974, p. 94-95) Les avis sont partagés et plus d'un estime que l'État unitaire et la Fédération centralisée sont particulièrement forts dans ce combat, tandis que l'État fédéral connaissant un faible degré de concentration et les États fédérés seraient des proies faciles pour les groupes de pression. Il nous semble qu'il s'agit là d'une vision rapide des choses. Dans le cas de l'État unitaire comme dans celui de la Fédération centralisée, il n'y a qu'un seul niveau à persuader. Tandis que l'État fédéral faiblement concentré et les États fédérés parce qu'ils constituent plusieurs niveaux multiplient ainsi les obstacles et peuvent constituer une meilleure protection de l'indépendance. En fait, c'est l'ensemble des pratiques politiques, de la volonté de résister, de la culture d'indépendance qui importent. C'est bien plus une affaire politique qu'une question institutionnelle.</p> <p class="spip">Les administrations préparent et exécutent les décisions politiques. Dans les Fédérations, les États fédérés ont toujours leur administration propre. Dans certains cas, elles exécutent l'essentiel des décisions fédérales. La controverse porte sur la question de savoir si cette procédure augmente ou restreint l'autonomie des États fédérés. Pour les uns, elle l'accroît puisqu'une marge de manœuvre est laissée à chaque administration fédérée qui appliquera la norme ou la politique en fonction de son tempérament propre voire en l'adaptant selon les conditions locales, amplifiant tel aspect, diminuant tel autre. D'autres pensent qu'au contraire elle l'affaiblit dans la mesure où l'État fédéral ne peut rester indifférent à la façon dont ses décisions sont appliquées et qu'il doit donc exercer sous une forme ou sous une autre un contrôle qui limite la liberté de l'administration fédérée, peut-être même dans ses secteurs propres.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Conclusions</strong></p> <p class="spip">La définition proposée ici se veut opérationnelle dans le domaine de la science politique. En conséquence, les aspects hamiltoniens ont été privilégiés au détriment des proudhoniens. Cette définition répond à la volonté de distinguer aisément le fédéralisme des autres formes de structure politique complexe, sans ignorer que l'on peut tracer un <i class="spip">continuum</i> depuis l'État unitaire jusqu'à un système d'États indépendants en passant par le régionalisme, le fédéralisme et le confédéralisme.</p> <p class="spip">Le principe de subsidiarité irrigue les systèmes fédéraux. Il s'inscrit dans l'héritage libéral avec Alexis de Tocqueville comme dans la perspective sociale de l'Église catholique. Il s'oppose au principe de hiérarchie. L'idée est de rapprocher autant que faire se peut la décision du citoyen. Ce serait un moyen pour déterminer la localisation optimale d'une compétence, avec un postulat : le niveau le plus bas possible serait le plus efficace et le plus légitime. Dans le cas d'une Fédération par agrégation, c'est l'échelon inférieur qui décide s'il consent à déléguer vers le haut et à quel niveau.</p> <p class="spip">Sans succomber à la croyance à une « démocratie-kilomètre », on peut accepter que cet effet de proximité rend l'accès au pouvoir plus facile, la participation plus tentante. La subsidiarité reconnaît et favorise la diversité, la tolérance. Il y a création de nouvelles zones de pouvoir. Sur cette base, le fédéralisme peut être assimilé à une forme de polyarchie. Il multiplie les centres de pouvoir et de contre-pouvoirs pour éviter l'absolutisme. Il peut constituer un élément de réponse à la crise de la représentation. Il rapproche les citoyens et les décideurs de leurs repères. Le fédéralisme est fondé sur la complémentarité des niveaux de pouvoir et non sur leur concurrence.</p> <p class="spip"><i class="spip">A contrario</i>, il faut estimer la compatibilité du principe de subsidiarité avec la prise en compte de l'intérêt général. N'oppose-t-il pas la proximité à l'universalité ? En privilégiant le local, ne pousse-t-il pas à l'égoïsme, voire au populisme ? Il complexifie le système. Cette complexité s'accompagne d'une série d'effets pervers potentiels. Elle peut nuire à la compréhension des décisions et des enjeux, elle allonge les procédures, elle risque d'entraîner des coûts financiers plus élevés et de cloisonner les inégalités. Par ailleurs, la politique internationale acquiert de plus en plus une dimension intérieure et en devient un déterminant, ce qui risque de paralyser le principe de subsidiarité.</p> <p class="spip">Dans toute structure complexe, les identités sont multiples. Elle se répartissent, selon des degrés variables, entre les différents niveaux et sont « activées » de manière différenciée selon les contextes d'action. Ceci nous rappelle que les identités sont cumulatives et variables en intensité selon les lieux et les circonstances, et ce pour une même personne.</p> <p class="spip">Si les conflits d'identité, de légitimité et d'intérêts ne font pas l'objet de mécanismes régulateurs et compensatoires, c'est la souveraineté de la Fédération et son existence même qui sera contestée. Un Etat fédéré trop riche ou trop pauvre ou trop différent sera alors tenté de revendiquer un statut spécial, voire l'indépendance. L'histoire nous apprend que la sécession risque d'entraîner la guerre civile (États-Unis, Biafra, ex-Yougoslavie). La création d'une Fédération apaise certains conflits mais en révèle, voire en crée d'autres.</p> <p class="spip">Un certain renouveau des idées fédérales s'est ainsi inscrit dans le cadre des débats récents sur les défis auxquels sont confrontées les démocraties multinationales ou multiculturelles. Ces perspectives philosophiques et politiques contemporaines renvoient aux problématiques originelles qui ont alimenté la pensée fédérale : la gestion des minorités - en particulier insoumises - et la recherche d'un équilibre entre respect de la diversité et maintien d'une certaine unité.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Bibliographie</strong></p> <p class="spip">ALEN, A. <i class="spip">et al</i>., 1994. <i class="spip">Le fédéralisme. Approches politique, économique et juridique</i>, Bruxelles : De Boeck-Université.</p> <p class="spip">BURDEAU, G., 1967. <i class="spip">Traité de Science Politique</i>, Paris : LGDJ, tome II.</p> <p class="spip">BURGESS, M., 2006. <i class="spip">Comparative Federalism. Theory and Practice</i>, London : Routledge.</p> <p class="spip">CROISAT, M., 1999. <i class="spip">Le fédéralisme dans les démocraties contemporaines</i>, Paris : Montchrestien, coll. « Clefs. Politique ».</p> <p class="spip">DELPEREE, F., 2000. <i class="spip">Le fédéralisme en Europe</i>, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? ».</p> <p class="spip">DUVERGER, M., 1974. <i class="spip">La monarchie républicaine - ou comment les démocraties se donnent des rois</i>, Paris : Laffont.</p> <p class="spip">ELAZAR, D., 1987. <i class="spip">Exploring Federalism</i>, Alabama : University of Alabama Press.</p> <p class="spip">FRIEDRICH, C., 1971. <i class="spip"> Tendances du Fédéralisme en théorie et en pratique</i>, Bruxelles : Institut belge de Science Politique.</p> <p class="spip">GAUDREAULT-DESBIENS, J.-F. et GELINAS, F. (dir.), 2005. <i class="spip">Le fédéralisme dans tous ses états. Gouvernance, Identity and Methodology</i>, Bruxelles : Bruylant.</p> <p class="spip">KALIPSO, N. et HOWSE, R. (éd.), 2001. <i class="spip">The Federal Vision. Legitimacy and Levels of Governance in the US and the EU</i>, Oxford : Oxford University Press.</p> <p class="spip">KARMIS, D. et NORMAN, W., 2005. <i class="spip">Theories of Federalism. A Reader</i>, New York : Palgrave.</p> <p class="spip">KING, P., 2000. <i class="spip">Federalism and Federation</i>, Londres : Croom Helm.</p> <p class="spip">MONTESQUIEU, 1995 (1748). <i class="spip">De l'Esprit des Lois</i>, Paris : Gallimard, coll. « Folio. Essais ».</p> <p class="spip">PROUDHON, P.-J., 1959, <i class="spip">Œuvres complètes : Du principe fédératif et des oeuvres diverses sur les problèmes politiques européens (1863)</i>, Paris : Marcel Rivière.</p> <p class="spip"><i class="spip">Revue internationale des sciences sociales</i>, 2001. Le fédéralisme, 167 (3) , p. 11-185.</p> <p class="spip">ROUGEMONT, D. et SAINT-OUEN, F. (dir.), 1994. <i class="spip">Dictionnaire international du fédéralisme</i>, Bruxelles : Bruylant.</p> <p class="spip">SAINT-OUEN, F., 2005. <i class="spip">Le fédéralisme</i>, Gollion : Infolio.</p> <p class="spip">SMITH, J., 2004. <i class="spip"> Federalism</i>, Vancouver : UBC Press, coll. « The Canadian democratic audit ».</p> <p class="spip">SUTTON, R. P., 2002. <i class="spip">Federalism</i>, Westport : Greenwood Press, coll. « Major issues in American history ».</p> <p class="spip">VERGNIOLLE DE CHANTAL, F., 2005. <i class="spip">Fédéralisme et antifédéralisme</i>, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? ».</p> <p class="spip"><strong class="spip">Liens</strong> : Autonomie - Centralisation - Décentralisation - État - Légitimité - Nation - Participation - Régionalisme - Souveraineté - supranationalité</p> <p class="spip"><strong class="spip">Comment citer cet article</strong> :</p> <p class="spip">Beaufays, Jean et Matagne, Geoffroy (2007), « Fédéralisme », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.</p> <p class="spip">http://dicopo.org/spip.php ?article85</p></div> Castoriadis, Cornélius http://www.dicopo.org/spip.php?article92 http://www.dicopo.org/spip.php?article92 2007-12-20T16:08:23Z text/html fr Philippe Caumières C Militant communiste grec arrivé en France fin 1945, Cornelius Castoriadis (1922-1997) s'est d'abord fait connaître comme co-fondateur et animateur avec Claude Lefort de « Socialisme ou Barbarie » : le groupe, qui fut une tendance du Parti Communiste Internationaliste (PCI — adhérant à la IVe Internationale) avant de devenir autonome, fera paraître de 1949 à 1965 une revue au titre éponyme. Mais dès 1948, il travaille comme économiste à l'OECE (puis l'OCDE) où il restera jusqu'à sa naturalisation en (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique6" rel="directory">C</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Militant communiste grec arrivé en France fin 1945, Cornelius Castoriadis (1922-1997) s'est d'abord fait connaître comme co-fondateur et animateur avec Claude Lefort de « Socialisme ou Barbarie » : le groupe, qui fut une tendance du Parti Communiste Internationaliste (PCI — adhérant à la IVe Internationale) avant de devenir autonome, fera paraître de 1949 à 1965 une revue au titre éponyme. Mais dès 1948, il travaille comme économiste à l'OECE (puis l'OCDE) où il restera jusqu'à sa naturalisation en 1970. Entre temps, il s'intéresse à la psychanalyse : en 1964 il devient membre de l'École freudienne de Paris fondée par Lacan, qu'il quittera en 1969 pour participer à la constitution de l'Organisation psychanalytique de langue française, plus connue sous le nom de <i class="spip">Quatrième groupe</i>, et exercera en tant qu'analyste à partir de 1973. En 1980, il intègre l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).</p> <p class="spip">Penseur original, Castoriadis ne répond guère aux classifications habituelles qu'il considère comme peu pertinentes. Sans doute est-ce une des raisons expliquant qu'il n'a pas encore obtenu toute la reconnaissance qu'il mérite. Lecteur attentif de son œuvre foisonnante, Pierre Vidal-Naquet n'a pourtant pas hésité à assurer qu'elle « renouvelle tout ce qu'elle aborde », avant de préciser : « C'est là assez dire que je tiens Castoriadis pour un des grands de notre monde qui n'en comprend pas tant ».</p> <p class="spip">La fin de « Socialisme ou Barbarie » marque certes une étape importante dans le parcours de Castoriadis, mais cela n'autorise pas à appréhender celui-ci selon deux périodes indépendantes ; bien plutôt faut-il insister sur sa cohérence. Toute sa vie Castoriadis s'est en effet attaché à élucider la question de la <i class="spip">possibilité</i> de l'autonomie. Cette question, qu'il faut entendre selon son double sens — comment l'autonomie a-t-elle pu s'exprimer dans le monde social ? ; comment la réaliser de manière durable ? — dépasse clairement l'opposition théorie / pratique et relève aussi bien de la politique que de la psychanalyse ou de l'ontologie.</p> <p class="spip"><strong class="spip">I. L'analyse de la bureaucratie et ses conséquences</strong></p> <p class="spip">Il peut sembler difficile de traiter de la réflexion développée par Castoriadis dans le cadre de <i class="spip">Socialisme ou Barbarie</i> tant elle demande à être replacée dans son contexte, celui d'une après-guerre qui connaît de forts bouleversements (essor économique, décolonisations, affirmation de l'impérialisme soviétique et guerre froide, etc.). Si lui-même accepta toutefois de regrouper ses écrits d'alors et de les publier, sous son seul nom, au cours des années 1970, c'est qu'il les jugeait comme partie intégrante de son œuvre — œuvre qu'il convient de comprendre comme work in progress.</p> <p class="spip">La raison de la scission opérée par quelques militants, regroupés en tendance, avec le P.C.I tient à une divergence quant à la nature de la bureaucratie dans ce qui était entrain de devenir le “bloc de l'Est”. Alors que Trotsky la considérait comme une simple couche parasitaire appelée à disparaître, Castoriadis montrait au travers d'une analyse consignée dans Les rapports de production en Russie — texte de 1949, justement qualifié de « séminal » par M. Abensour — que tel n'était pas le cas et que l'exploitation au sens marxiste du terme (c'est-à-dire l'exploitation de la force de travail) continuait bel et bien au sein d'une organisation économico-sociale ayant pourtant éradiqué la propriété privée. Il en tirait la conséquence immédiate de la nécessité de redéfinir l'objectif révolutionnaire. Il s'agissait non plus seulement de viser l'appropriation collective des moyens de production, mais d'imposer « l'abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général » [SB, 139].</p> <p class="spip">Cette redéfinition de l'objectif révolutionnaire obligeait le groupe à reprendre la question de l'organisation : comment lutter efficacement contre l'idéologie dominante sans reproduire, d'une manière ou d'une autre, une structure potentiellement bureaucratique ? C'est là un sérieux problème qui allait entraîner des tensions quasi-permanentes. Jusqu'à leur départ, C. Lefort et les camarades partageant ses craintes n'eurent de cesse d'éviter que « Socialisme ou Barbarie » ne sombre dans les travers du léninisme [i.e. la tendance à exprimer la position politique juste pour un prolétariat à la conscience mystifiée]. Trop soucieux d'efficacité pour refuser l'action militante, Castoriadis était alors conduit à repenser la praxis comme un faire « dans lequel l'autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie » [IIS, 112]. Autant dire qu'il n'était plus question d'apporter la vérité au peuple, mais seulement de relayer les tendances à l'autonomie à l'œuvre dans les pratiques quotidiennes. Dans la mesure où ces tendances ne sont généralement pas perçues comme telles ou que leurs conséquences ne sont pas immédiatement et clairement saisies, on peut parler de cercle de la praxis : l'exigence d'autonomie diffuse dans la société, sa perception et son interprétation, et l'activité visant à la promouvoir se répondent mutuellement. On comprend alors l'attention portée par Castoriadis (et tous les membres de S ou B) à la vie dans l'atelier de production, à la réalité effective qui s'y manifeste. C'est ainsi qu'il prend pleinement conscience de l'irrationalité qu'il y a à vouloir organiser la production indépendamment des ouvriers — ce que manifestent clairement l'efficacité des “grèves du zèle” où les ouvriers s'en tiennent strictement aux consignes reçues. Percevant clairement le caractère bureaucratique du capitalisme, Castoriadis assure qu'un tel système « ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à contribution l'activité proprement humaine de ses assujettis qu'il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible » [IIS, 23], et dénonce sa contradiction principielle — la réification à quoi il tend ne pouvant être intégralement réalisée.</p> <p class="spip">Il faut le souligner ; ainsi perçu, le capitalisme n'est pas considéré comme voué à disparaître, même si l'organisation de la production est irrationnelle et violente — à ce sujet, voir par ex. le texte récent de C. Dejours, <i class="spip">Souffrance en France</i> (Paris, Seuil, coll. Points, 2006). Avancée dans les années 50, cette thèse se heurtait frontalement au marxisme dominant qui assurait la fin prochaine du système, déniant le fait qu'en un siècle les conditions de vie n'avaient cessé de s'améliorer pour tous en raison même des luttes menées par le mouvement ouvrier. Le cours des choses n'était donc pas écrit d'avance et la capacité créatrice de l'activité humaine devait être reconnue.</p> <p class="spip"><strong class="spip">II. De l'abandon du marxisme à l'affirmation d'une pensée neuve</strong></p> <p class="spip">Dans la mesure où la théorie marxiste, assurée de la mort programmée du capitalisme, se trouvait contredite par les faits, il convenait de la reprendre afin de voir si elle était amendable ou non. À la fin des années 50 Castoriadis a acquis la conviction qu'elle ne l'était pas, affirmant être arrivé « au point où il fallait choisir entre rester marxiste et rester révolutionnaire » [IIS, 13 et 21]. Il perçoit alors que la pensée de Marx est constituée par deux tendances qu'il juge hétérogènes dans leur principe : si, d'un côté, Marx pense l'histoire comme le produit de luttes et assure que l'émancipation des travailleurs sera le fruit de leur combat, il n'affirme pas moins, par ailleurs, que la clef de compréhension des sociétés et de leur évolution se trouve au niveau de l'infrastructure économique, lequel est indépendant de la conscience des hommes. Revenant sur ce qu'il considère être « la pierre angulaire » de tous les problèmes posés par la pensée économique de Marx, à savoir la détermination du taux d'exploitation, Castoriadis montre que l'auteur du Capital, qui se veut scientifique, ne tient nullement compte des effets des luttes des hommes : assurer, comme le fait Marx, que ce taux ne peut aller qu'en augmentant suppose en effet de calculer le salaire sur des bases purement objectives, acceptant par là même que les ouvriers sont, comme le voudrait le capitalisme, de simples moyens de production entièrement réifiés [CMR 2, 77 sq.].</p> <p class="spip">Ce qui est fondamentalement est en jeu dans la théorie économique de Marx, c'est bien la volonté de scientificité qui surdétermine son approche de l'histoire et explique qu'il n'ait pas assumé la pleine effectivité de celle-ci qu'il avait pourtant perçue. Poser que l'économique (l'infrastructure) détermine, fût-ce en dernière instance, l'organisation sociale (la superstructure), non seulement interdit de rendre compte de l'activité créatrice des hommes et du surgissement de la nouveauté au cours du temps, mais conduit à faire de la seconde un simple reflet de la première, c'est-à-dire à chercher un réel derrière les pratiques culturelles les plus diverses — ce qui revient à postuler que l'homo sapiens est par nature un homo œcomomicus.</p> <p class="spip">À l'encontre d'un tel « sociocentrisme » [IIS, 50], Castoriadis insiste sur le fait que chaque société représente un tout structuré par une dimension relevant d'elle-même qu'il nomme « signification imaginaire sociale » (SIS). Signification, puisque c'est ce qui donne sens à toute pratique sociale ; imaginaire, puisque relevant d'une instance qui pose ce qui n'existait d'aucune manière jusqu'alors, qui est donc radicalement nouveau ; et sociale, puisque n'étant aucunement réductible aux êtres empiriques — ce qui se comprend aisément quand on pense que le langage, loin d'être imputable à un ou plusieurs individus, est nécessaire pour qu'on puisse parler d'individu.</p> <p class="spip">Selon Castoriadis, l'étude d'une société donnée se doit donc de dégager les SIS qui la structurent, acceptant toutefois qu'il est tout autant impossible de les (re)construire logiquement comme le font les philosophies de l'histoire que de les déduire de la nature à la manière des fonctionnalistes. Entendant faire droit à l'émergence du nouveau dans ce qu'il nomme le « social-historique » — cela afin de spécifier que toute société est histoire —, Castoriadis invite donc à reconnaître qu'il y a un « cercle de la création » [CL 5, 223] et un paradoxe de l'avènement du social puisque toute société s'institue en instituant un monde de significations.</p> <p class="spip">Cette « création de formes (eidè) » de l'imaginaire collectif et anonyme que représente la société, n'est évidemment pas « création cum nihilo, sans “moyens” et sans conditions, sur une table rase ». Mais cela ne retire rien à sa dimension créatrice puisque ce conditionnement n'est nullement déterminant ; c'est dire que tout en étant des créations « sous contrainte », les significations imaginaires sont « des créations libres et immotivées » [CL 5, 268]. Reprenant un terme freudien, Castoriadis parle de l'étayage de l'institution sur une « première strate naturelle » pour signifier que l'organisation du social informe et transforme cette strate sur quoi elle s'étaie, de sorte que le « passage du naturel au social » s'exprime par l'émergence d'un ordre nouveau ; ce qui suppose que « la “réalité” naturelle est indéterminée à un degré essentiel pour le faire social » [IIS, 512-13]. Castoriadis en vient alors à proposer une nouvelle logique qui ne relève pas de la seule déterminité, qu'il nomme logique des magmas [voir CL 2, 385-418], et à avancer une thèse ontologique sur le rapport de l'être et du temps. « Création, être, temps vont ensemble : être signifie à-être, temps et création s'exigent l'un l'autre », assure-t-il, manifestant que l'être est à saisir comme temporalité primordiale [CL 2, 8].</p> <p class="spip">On comprend alors que la dimension véritable de l'institution, dont le surgissement est « manifestation de l'être comme à-être » [CL 2, 368], est de masquer le Chaos ou l'Abîme dont elle procède et qui n'est que l'autre nom de l'être. Refusant la fausse opposition de la transcendance et de l'immanence Castoriadis insiste sur la présence d'une « transcendance » au cœur même de l'immanence qu'elle ne cesse de « travailler » ou d'altérer : « Le Chaos n'est pas séparé, précise-t-il, il est source perpétuelle, altération toujours imminente, origine qui n'est pas reléguée hors du temps ou à un moment de mise en marche du temps, mais constamment présente dans et par le temps. Il est littéralement temporalité » [CL 2, 375].</p> <p class="spip">Ces considérations d'ordre ontologique renvoient immédiatement à des réflexions d'ordre politique : le fait que les significations imaginaires sociales tendent généralement à construire un monde (à donner du sens) en occultant — plus même, en déniant — le Chaos, « entraîne nécessairement la position d'une source extra-sociale de l'institution ». Autant dire que, le plus souvent, la société refuse de se savoir à l'origine d'elle-même et des significations qui la structurent, qu'elle occulte sa dimension instituante, pour ne se reconnaître qu'en tant qu'instituée par un Autre qui est perçu comme la source ultime du sens. Castoriadis parle alors d'une clôture du sens. Comme les significations imaginaires sociales spécifient ce qui est juste et ce qui est injuste, indiquant par là ce qu'il convient de faire ou non, et établissant des types d'affects sous-tendant les actions qu'elles valorisent [Voir CL 4, 127-28], le fait de les rapporter à une origine transcendante par rapport au social porte la marque de l'hétéronomie au sens propre du terme : recevoir les lois d'un Autre.</p> <p class="spip">En résumé, on peut dire que l'histoire manifeste l'émergence du nouveau, ce qui impose de reconnaître la dimension créatrice des sociétés qui posent des significations qui les spécifient comme sociétés justement (sociétés unifiées). Mais, généralement, les sociétés dénient leur propre pouvoir de création et, en un geste profondément religieux, rapportent leur origine à une puissance extérieure à elles. Cependant l'analyse menée par Castoriadis suppose, qu'une fois au moins, la clôture du sens ait été rompue et que la société ait reconnu sa dimension instituante ; elle signale ainsi la manifestation de l'autonomie dans le monde social-historique. Celle-ci relève d'une création ayant eu lieu une première fois en Grèce ancienne (entre le VIIIe et le Ve siècles av. JC) avant de resurgir en Europe à partir du XIIIe siècle et de se développer en même temps que l'autre signification imaginaire sociale structurant l'Occident moderne : la volonté de maîtrise rationnelle du monde et des hommes. Même s'il reconnaît, qu'en fait, ces deux SIS n'ont cessé de se « contaminer » l'une l'autre, Castoriadis ne cesse de souligner qu'elles sont hétérogènes en droit. La cohérence intellectuelle impose ainsi de reconnaître que défendre l'une, c'est combattre l'autre, et qu'on ne saurait penser l'autonomie — c'est-à-dire la liberté véritable pour Castoriadis — possible au sein du capitalisme.</p> <p class="spip"><strong class="spip">III. La défense de l'autonomie</strong></p> <p class="spip">Comme le terme l'indique, l'autonomie consiste à se donner soi-même la loi, à se diriger sans être sous la tutelle de qui que soit, dominer sa propre existence autant que faire se peut. Cela suppose des conditions tant sur le plan individuel que social. Comment être libre si l'on est le jouet de conditionnements non perçus ? On comprend l'intérêt de Castoriadis pour la psychanalyse. Un de ses apports majeurs à ce niveau aura été de donner toute sa portée à ce que Freud nommait sublimation. Reprenant la célèbre formule : Wo Es war, soll Ich werden, qu'il traduit par : où était Ça, Je dois/doit devenir — et non advenir, comme proposé d'ordinaire, il insiste sur le fait qu'il s'agit là d'un processus permanent. Il n'est bien évidemment pas question d'éliminer l'inconscient, « objectif à la fois inaccessible et monstrueux », mais d'établir de nouveaux rapports entre la conscience (instance réfléchissante et délibérative) et les autres instances psychiques ; ce pourquoi il précise : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen — là où je suis, Ça doit aussi émerger [CL 3, 144].</p> <p class="spip">Pour essentielle que soit la dimension individuelle de l'autonomie, il ne faut jamais oublier qu'elle n'est pensable que dans une société elle-même autonome. Cela signifie d'abord qu'elle ait rompu la clôture du sens ; mais aussi qu'elle autorise et promeuve la participation de tous à la vie commune. Dès la période de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis avait redéfini le socialisme comme gestion ouvrière, entendant par là la « domination consciente des hommes sur leurs activités et leurs produits », et assurant « qu'elle ne peut pas être seulement politique » [CS, 124]. Il faut voir dans cette dernière remarque une sévère critique à l'égard des conceptions juridiques du pouvoir ne trouvant guère à redire au fait que l'on puisse « être esclave dans la production six jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique » [CS, 239]. Il convient de mesurer toute la portée de cette formule bien frappée : elle signale en effet une impossibilité de droit, qui rend contradictoire l'idée d'une liberté ne pouvant s'exprimer qu'au-dehors de l'entreprise. Ce qui compte aux yeux de Castoriadis, ce sont donc les relations effectives que les individus entretiennent avec le pouvoir — jamais il ne reviendra sur ce point, même s'il prendra conscience que « l'instauration d'une société autonome implique un processus de mutation anthropologique qui de toute évidence ne pouvait pas être et ne peut pas s'accomplir ni uniquement ni centralement dans les processus de production » [CS, 38]. Ces propos soulignent une évolution importante.</p> <p class="spip">On se souvient que dans les années 50, Castoriadis pointait une contradiction profonde du système capitaliste au niveau de la production et du travail puisque selon sa tendance fondamentale il visait à réifier les ouvriers, les privant de toute possibilité de décision (y compris quant à la tâche qu'il leur assignait), tout en devant sans cesse faire appel à leur créativité [IIS, 23]. Au cours des années 80, cette contradiction se trouve redéfinie à la lumière du rôle accordé à l'imaginaire social. Nous l'avons souligné, ce dernier structure, de manière spécifique à chaque fois, les représentations du monde en général et indique ce qu'il convient de faire ou non, suscitant en outre des investissements d'ordre affectif. Il faut ainsi reconnaître que toute société propose « un modèle identificatoire ». Or qu'en est-il d'un tel modèle sous le capitalisme moderne ? « C'est celui de l'individu qui gagne le plus possible et jouit le plus possible ; c'est aussi simple que cela », note Castoriadis, assurant qu'il y va alors de la survie même du système : « gagner, malgré la rhétorique néo-libérale, se trouve maintenant disjoint de presque toute fonction sociale et même de toute légitimation interne au système. On ne gagne pas parce que l'on vaut, on vaut parce que l'on gagne ». Et si le système n'a pas implosé, c'est uniquement parce qu'il use de modèles hérités : « le juge “intègre”, le bureaucrate légaliste, l'ouvrier consciencieux, le parent responsable de ses enfants, l'instituteur qui, sans aucune raison, s'intéresse encore à son métier » sont portés par des valeurs qui, aujourd'hui, ne sont plus aucunement promues [CL 4, 129-134].</p> <p class="spip">Les sociétés occidentales modernes ne semblent donc plus connaître les nécessités sociales préférant flatter le désir de toute puissance présent en chacun. Un tel refus de la limitation ou de la finitude n'est évidemment pas sans lien avec le projet moderne de maîtrise “rationnelle” de la nature et des hommes. La question est alors de savoir si notre temps sera capable de contrer ce projet en reconnaissant, comme y invite Castoriadis, qu'« il n'y a pas plus de politique de la science que de science de la politique » ; ce qui suppose une « reprise intégrale de la question du savoir, de ceux qui savent et de ce qu'ils savent, donc philosophie encore et philosophie plus que jamais » [CL 1, 217]. Cette exigence de réflexion renouvelée sur le sens du système actuel (conduisant à la mise en question de sa logique même, c'est-à-dire des SIS qui le structurent), s'affirme avec d'autant plus de force que l'on a perçu son devenir possible.</p> <p class="spip">C'est ici que les analyses de Castoriadis sur la bureaucratie russe trouvent tout leur intérêt. Se refusant à opposer catégoriquement les deux blocs rivaux de la guerre froide, voyant en eux deux systèmes de même essence, elles parlent dans les deux cas de capitalisme bureaucratique — « fragmenté » à l'Ouest et « total » à l'Est [CS, 371]. Castoriadis invite donc à comprendre le totalitarisme comme la radicalisation d'une tendance du capitalisme moderne. soucieux de rendre compte de la réalité effective, il va toutefois, au tournant des années 70, reconsidérer le régime russe en le qualifiant de stratocratie, entendant par là l'émergence d'un régime nouveau dans lequel l'armée assume « la direction et l'orientation de fait de la société » [DG, 22]. La stratocratie, c'est au fond le totalitarisme (au sens “classique”, tel que l'analyse Arendt par exemple) sans l'idéologie comprise comme « tentative de justification “rationnelle” et “rationalisante” des visées d'un groupe ou d'une classe » [DG, 226]. C'est bien parce que la croyance aux discours des dirigeants s'est perdue que le régime a fini par sombrer dans une logique de promotion de « la force brute » qui n'a pas d'autre fin que sa propre expansion. La prise en compte de ce qu'a été le développement d'un régime bureaucratique jusqu'à sa « pulvérisation » [CL 4, 38-50], doit nous inciter à lutter contre le processus de décomposition qui menace les sociétés occidentales modernes par la réactivation du projet d'autonomie. Ce dernier reste ainsi pour Castoriadis l'antidote à la barbarie. L'évolution de sa pensée l'a toutefois conduit à penser l'autonomie, non plus comme socialisme (gestion ouvrière) ni même comme autogestion, mais comme démocratie. Le comprendre, présuppose de reconnaître que les sociétés occidentales modernes n'ont de démocratique que le nom — Castoriadis les caractérise comme « oligarchies libérales » [CL 4, 62 et 169] —, que ce n'est donc pas à partir d'elles que l'on pourra saisir l'esprit réel de la démocratie, et qu'un retour sur l'institution première d'un régime démocratique s'impose.</p> <p class="spip">Ce qui caractérise principalement la démocratie dans l'Athènes classique, c'est avant tout le fait que le peuple, le dêmos — plus précisément, la communauté des citoyens qui ne comprenait ni les femmes, ni les esclaves ni les étrangers —, crée des institutions permettant la réalisation effective de cette volonté de souveraineté. La démocratie grecque, on le sait, est une démocratie directe, dont trois aspects, qui sont autant de refus, doivent retenir l'attention. Le refus de la représentation tout d'abord. C'est là une caractéristique essentielle de l'autonomie de la Cité, qui « ne souffre guère la discussion », assure Castoriadis. Il est certes évident que le peuple comme tel ne peut être consulté chaque fois qu'une décision le concernant doit être prise et que l'on ne saurait se passer de délégués ou de représentants ; mais alors ils doivent être révocables ad nutum car dès qu'il y a permanence, même temporaire, de la représentation, « l'autorité, l'activité et l'initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens ». Le refus de l'expertise politique, ensuite. Castoriadis n'hésite pas à dire que l'idée de « spécialistes de l'universel » et de « techniciens de la totalité » « tourne en dérision l'idée même de démocratie ». Dernier point enfin : le refus d'un État compris comme instance séparée de la société : l'idée d'un tel État « eût été incompréhensible pour un Grec », note-t-il précisant que les tâches administratives étaient laissées à la charge d'esclaves « supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort » [CL 2, 291]. Nous avons là les traits principaux d'une démocratie directe. La question reste de savoir quel intérêt cette approche peut encore avoir pour nous qui connaissons les dérives possibles de ce type de régime. Platon, qui avait fait l'expérience de telles dérives, nous a depuis longtemps prévenus : on ne saurait courir le risque de remettre le sort de la société entre les mains d'individus incompétents, généralement bien davantage soucieux de leur intérêt privé que du bien commun. Castoriadis ne prête toutefois guère attention à une telle mise en cause de la souveraineté populaire, pas plus du reste qu'il n'accepte celle de Tocqueville qui parlait de « démocratie despotique », expression qu'il juge dénuée de sens [CL 2, 320]. Il a toujours considéré que la position libérale refusant la démocratie en tant que telle au nom de la garantie des libertés individuelles relevait d'une mystification. Cela ne signifie nullement qu'il n'est pas conscient des risques que représente la non limitation du pouvoir, mais simplement qu'il pense vain de prétendre s'en prémunir une fois pour toutes : « il n'y a aucun moyen d'éliminer les risques d'une hubris collective », assure-t-il, soulignant que cette menace ne concerne que la démocratie véritable puisque « les autres régimes ont déjà dérapé de toute façon » [CFG, 305].</p> <p class="spip">Castoriadis oblige donc à reconnaître qu'à vouloir éliminer catégoriquement le risque démocratique, on tourne le dos à la démocratie authentique : celle-ci est par définition même « le régime qui renonce explicitement à toute “garantie” ultime ». On perçoit que toute tentative de limitation de la souveraineté populaire par le biais de règles juridiques (affirmant des droits inaliénables par ex.) n'est pas seulement inefficace tant que l'adhésion du peuple fait défaut, mais qu'elle relève encore de l'hétéronomie dans la mesure où elle conduit au recouvrement de l'Abîme, du sans-fond, sur quoi toute société autonome et réellement démocratique se sait et doit se savoir exister. Ce n'est donc pas un hasard si les Grecs anciens ont simultanément inventé ou créé à la fois la démocratie et la philosophie : ayant perçu l'absence de transcendance et saisi l'Être comme Chaos, ils ont inauguré un questionnement infini en droit sur le sens.</p> <p class="spip">Répétons-le, la démocratie est certes le régime du risque, mais ce risque y est reconnu comme tel. Elle est donc également le régime de l'autolimitation ; ce qui suppose l'existence d'une éducation authentique, d'une véritable paidéia. Autrement dit, la démocratie est un régime qui se sait responsable de l'institution des citoyens : il ne peut y avoir démocratie sans la promotion d'une École comprise comme lieu de l'éveil critique et de l'éducation du jugement, ni sans l'encouragement permanent à la participation effective de chacun à la vie publique. Cela suppose de permettre à tous de faire l'expérience d'une structure non directive, et d'éprouver que les motivations de l'être humain ne sont pas nécessairement l'enrichissement personnel et le souci de soi dans l'indifférence aux autres, qu'il n'est pas foncièrement un homo œconomicus, comme on voudrait nous le faire accroire. La difficulté même d'une telle tâche témoigne de la puissance de ces significations imaginaires de la société moderne que sont la croyance en un désir inné de possession et l'idée de la nécessité d'une hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale. Cette tendance, qui représente un obstacle à l'affirmation de l'autonomie, redouble l'exigence de la défendre. Ne pas le faire, sous quelque prétexte que ce soit, conduit en effet au repli de chacun dans sa sphère privée, à l'éclatement du social, à la perte de l'universel, et au bout du compte à la négation de la démocratie même.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Conclusion</strong></p> <p class="spip">Ce bref exposé des éléments caractéristiques de la pensée de Castoriadis aura suffi, espérons-nous, à laisser paraître toute la cohérence et la richesse d'une œuvre qui reste encore largement à découvrir. L'exigence qu'elle suppose n'est au fond que celle requise pour qui entend se tenir à la hauteur d'un projet que l'histoire a légué en héritage. « La question de la société autonome est aussi celle-ci : jusqu'à quand l'humanité aura-t-elle besoin de se cacher l'Abîme du monde et d'elle-même derrière des simulacres institués ? », souligne Castoriadis avant de noter que la réponse « ne pourra être fournie, si elle l'est, que simultanément au plan collectif et au plan individuel » [CL 2, 383].</p> <p class="spip">Si nous ne pouvons rien prévoir quant au devenir du projet d'autonomie, nous pouvons, nous devons, être assurés qu'il ne s'agit nullement d'un projet utopique au sens courant et péjoratif du terme. Mais qu'il soit bien entendu que ce projet n'est pas une fin en soi. Si Castoriadis a consacré sa vie à son élucidation et à sa promotion, c'est avec le désir de permettre à tous de vivre plus intensément en étant plus libres.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Bibliographie</strong></p> <p class="spip"><i class="spip">Ouvrages principaux de Castoriadis</i></p> <p class="spip">1974. <i class="spip">L'Expérience du mouvement ouvrier</i>, Paris : Union générale d'édition, tome 1</p> <p class="spip">1974. <i class="spip">L'Expérience du mouvement ouvrier</i>, Paris : Union générale d'édition, t. 2 (cité : EMO 2)</p> <p class="spip">1999. (1975) <i class="spip">L'institution imaginaire de la société</i>, Paris : Le Seuil (cité : IIS)</p> <p class="spip">1979. <i class="spip">Capitalisme moderne et révolution</i>, Paris : 10/18, t. 1</p> <p class="spip">1979. <i class="spip">Capitalisme moderne et révolution</i>, Paris : 10/18, t. 2</p> <p class="spip">1979. <i class="spip">Le Contenu du socialisme</i>, Paris : 10/18 (cité : CS)</p> <p class="spip">1990. <i class="spip">La Société bureaucratique</i>, Paris : Bourgois (cité : SB)</p> <p class="spip">1978. <i class="spip">Les Carrefours du labyrinthe</i>, Paris : Le Seuil (cité : CL 1)</p> <p class="spip">1981. <i class="spip">Devant la guerre</i>, Paris : Fayard (cité : DG)</p> <p class="spip">1986. <i class="spip">Domaines de l'homme. Les Carrefours du labyrinthe</i> 2, Paris : Le Seuil (cité : CL 2)</p> <p class="spip">1990. <i class="spip">Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe</i> 3, Paris : Le Seuil (cité : CL 3)</p> <p class="spip">1996. <i class="spip">La Montée de l'insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe 4</i>, Paris : Le Seuil (cité : CL 4)</p> <p class="spip">1997. <i class="spip">Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe 5</i>, Paris : Le Seuil (cité : CL 5)</p> <p class="spip">1999. <i class="spip">Figures du pensables. Les Carrefours du labyrinthe 6</i>, Paris : Le Seuil</p> <p class="spip">1999. <i class="spip">Sur Le Politique de Platon</i>, Paris : Le Seuil</p> <p class="spip">2002. <i class="spip">Sujet et vérité dans le monde social-historique</i>, Paris : Le Seuil</p> <p class="spip">2004. <i class="spip">Ce qui fait la Grèce I : d'Homère à Héraclite</i>, Paris : Le Seuil (cité : CFG)</p> <p class="spip">2005. <i class="spip">Une société à la dérive</i>, Paris : Le Seuil</p> <p class="spip">2007. <i class="spip">Fenêtre sur le chaos</i>, Paris : Le Seuil</p> <p class="spip"><i class="spip">Autres ouvrages et textes de Castoriadis</i></p> <p class="spip">Sous le pseudonyme de Jean-Marc Coudray, Castoriadis a signé un texte paru dans :</p> <p class="spip">E. MORIN, C. LEFORT, J.M. COUDRAY, 1968. <i class="spip">La brèche</i>, Paris : Fayard</p> <p class="spip">1979. <i class="spip">La société française</i>, Paris : Union générale d'Édition</p> <p class="spip">CASTORIADIS, D. COHN-BENDIT et le public de Louvain-la-Neuve, 1981. <i class="spip">De l'écologie à l'autonomie</i>, Paris : Le Seuil</p> <p class="spip">1992. « La fin de l'histoire ? » <i class="spip">in</i> : B. LEFORT (dir.), <i class="spip">De la fin de l'histoire</i>, Paris : éd. du Félin</p> <p class="spip">1999. « La relativité du relativisme », <i class="spip">Revue du M.AU.S.S.</i>, n° 13, premier semestre</p> <p class="spip">1999. « La démocratie », <i class="spip">Revue du M.AU.S.S.</i>, n° 14, deuxième semestre</p> <p class="spip"><i class="spip">Ouvrages sur Castoriadis</i></p> <p class="spip">HABERMAS, J., 1986. <i class="spip">Le discours philosophique de la modernité,</i> trad. C. Bouchin-d'homme, Paris : Gallimard, pp. 387-396</p> <p class="spip">HOWARD, D., 1988. <i class="spip">The marxian legacy</i>, Minneapolis : University of Minnesota Press, pp. 224-263</p> <p class="spip">BUSINO, G., (dir.), 1989. <i class="spip">Autonomie et autotransformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis</i>, Genève : Droz</p> <p class="spip">DESCOMBES, V., 1989. <i class="spip">La philosophie par gros temps</i>, Paris : Minuit, chap. 7</p> <p class="spip">RORTY, R., 1995. <i class="spip">Essais sur Heidegger et autres écrits</i>, trad. J.-P. Cometti, Paris : PUF, pp. 231-256</p> <p class="spip">GOTTRAUX, P., 1997.<i class="spip"> « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre</i>, Lausanne : Payot</p> <p class="spip">BARBIER, R., 1997. <i class="spip">L'approche transversale</i>, Paris : Anthropos, pp. 57-91</p> <p class="spip">PASTOR, J. P. , 2003. <i class="spip">Devenir et temporalité. La création des possibles chez C. Castoriadis</i>, Paris : Moon Stone</p> <p class="spip">GUIST-DESPRAIRIES, F., 2003. <i class="spip">L'imaginaire collectif</i>, Paris : éditions Érès, pp. 75-104.</p> <p class="spip">POIRIER, N., 2004. <i class="spip">Castoriadis. L'imaginaire radical</i>, Paris : PUF</p> <p class="spip">PRAT, J. L., 2007. <i class="spip">Introduction à Castoriadis</i>, Paris : La Découverte</p> <p class="spip">CAUMIERES, P., 2007. <i class="spip">Castoriadis. Le projet d'autonomie</i>, Paris : Michalon, coll. « Le Bien Commun »</p> <p class="spip"><i class="spip">Publications universitaires et revues</i></p> <p class="spip">LANZMANN, C., (dir.), 2000. <i class="spip">Les Temps modernes</i> n° 609, Paris, juillet-août</p> <p class="spip">RIALS, S., (dir.), 2000. <i class="spip">Droits</i>, n° 31, Paris : PUF</p> <p class="spip">KLIMIS, S. et VAN EYNDE, L., (dir.), 2006. <i class="spip">Cahiers Castoriadis n° 1</i>. L'imaginaire selon C. Castoriadis, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis</p> <p class="spip">CAUMIERES, P., KLIMIS, S. et VAN EYNDE, L., (dir.), 2006. <i class="spip">Cahiers Castoriadis n° 2</i>, Imaginaire et création historique, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis</p> <p class="spip">KLIMIS, S. et VAN EYNDE, L. (dir.), 2007. <i class="spip">Cahiers Castoriadis n° 3</i>. Psyché. De la monade psychique au sujet autonome, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Liens :</strong> Autogestion - Autonomie - Bureaucratie - Capitalisme - Démocratie - Gestion ouvrière - Imaginaire social - Marxisme - Modernité - Praxis - Éducation - Révolution - Socialisme ou Barbarie.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Comment citer cet article :</strong></p> <p class="spip">Caumières, Philippe (2007), « Castoriadis, Cornélius », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article92</p></div> Spinoza, Baruch http://www.dicopo.org/spip.php?article93 http://www.dicopo.org/spip.php?article93 2007-12-20T16:08:15Z text/html fr Aurélien Liarte S Émergeant au cœur du XVIIe siècle mais résonnant directement avec nos propres préoccupations, la philosophie politique de Spinoza (1632-1677) étonne par sa radicalité et son caractère inclassable. Défenseur de la démocratie et de la liberté, il est également un farouche partisan de l'ordre politique ; promoteur d'une recherche personnelle de « joie » et même de « béatitude », il lie néanmoins, indissociablement, recherche éthique et souci politique. Enfin, si son œuvre la plus connue, l'Éthique, s'ouvre sur une (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique23" rel="directory">S</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Émergeant au cœur du XVIIe siècle mais résonnant directement avec nos propres préoccupations, la philosophie politique de Spinoza (1632-1677) étonne par sa radicalité et son caractère inclassable. Défenseur de la démocratie et de la liberté, il est également un farouche partisan de l'ordre politique ; promoteur d'une recherche <i class="spip">personnelle</i> de « joie » et même de « béatitude », il lie néanmoins, indissociablement, recherche éthique et souci politique. Enfin, si son œuvre la plus connue, <i class="spip">l'Éthique</i>, s'ouvre sur une réflexion métaphysique et même ontologique, celle-ci vise avant tout à améliorer, tant au niveau individuel que collectif, la condition humaine.</p> <p class="spip">Né dans l'un des pays les plus tolérants pour l'époque (les Pays-Bas ou « Provinces-Unies »), mais agité par de nombreux troubles, son horizon historique et culturel est celui de guerres et de conflits politico-religieux (Moreau, 2003 : 12-22). Son histoire personnelle (Deleuze, 1981 : 14 sq.) est également marquée par la dimension politique des questions religieuses : fils de rabbin et membre d'une communauté juive chassée d'Espagne par l'Inquisition, il en est, très jeune (à 24 ans), violemment banni (Nadler, 2003), après avoir été probablement victime d'une tentative d'assassinat. On lui reproche non seulement ses fréquentations non juives mais plus largement ses positions rationalistes et critiques à l'égard de la religion et même, diront certains, son « athéisme ». Sa méfiance à l'égard des fanatiques de tous bords le conduira d'ailleurs à mener une existence discrète et prudente, et notamment à renoncer à publier la plupart de ses œuvres.</p> <p class="spip"><strong class="spip">1. Religion et politique</strong></p> <p class="spip">L'un de ses rares ouvrages publié de son vivant, le <i class="spip">Traité Théologico-Politique</i> (<i class="spip">T.T.P.</i>), paru anonymement en 1670 et rédigé en parallèle à l'<i class="spip">Éthique</i>, porte les traces de cette réflexion sur le statut de la religion au sein de la société, et pose les fondements de sa réflexion politique ultérieure.</p> <p class="spip">Le <i class="spip">T.T.P.</i> se présente en effet comme une apologie de la « philosophie », définie comme exercice de la raison, dont Spinoza entend montrer qu'elle n'est préjudiciable ni « à la piété » (chap. 1 à 15), ni même « à la paix et à la sécurité de l'État » (chap. 16 à la fin), mais qu'elle « leur est au contraire très utile » (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 26). Se plaçant sur le terrain de ses adversaires et admettant par hypothèse (peut-être par feinte) la divinité des textes bibliques, Spinoza entend dégager la signification de ces doctrines mais également leurs limites, au regard de la pensée rationnelle.</p> <p class="spip">L'analyse de la religion, en premier lieu, fait ainsi ressortir l'écart qui sépare le dogmatisme dont elle fait l'objet et la modération dont sont porteurs les textes bibliques. L'essentiel de ce message, tel que le promeuvent notamment les prophètes, consiste en effet en une exigence de <i class="spip">charité</i> et de <i class="spip">justice</i> (<i class="spip">Ibid.</i> : 231), parfaitement compatibles avec l'usage de la raison et la liberté de penser. Ce serait d'ailleurs faire injure à Dieu, estime Spinoza (influencé en cela par Maïmonide, auquel il se réfère d'ailleurs explicitement, par exemple <i class="spip">ibid.</i> : 154), que de croire, comme une certaine théologie qui n'est autre qu'une « superstition » (<i class="spip">Ibid.</i> : 20-21), que l'usage de la raison devrait être proscrit (<i class="spip">Ibid.</i> : 210). Dieu lui-même, d'une certaine façon, ne peut être que rationnel.</p> <p class="spip">En revanche, s'il subsiste des questions ou des obscurités, il ne faut surtout pas essayer de les interpréter (comme le fait, entre autres, Maïmonide : <i class="spip">T.T.P.</i>, chap. VII). En la matière, <i class="spip">l'imagination</i> domine et risque de s'égarer et de délirer ; la critique de l'imagination interprétative fait d'ailleurs l'objet de l'appendice du 1er livre de <i class="spip">l'Éthique</i> (noté dorénavant <i class="spip">Éth.</i>). Il importe au contraire d'examiner ce texte comme on observerait la « Nature » : de manière rigoureuse, critique et en faisant usage de la « raison naturelle » (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 138-39). Cela implique par conséquent un véritable travail rationnel d'exégèse : historique, philologique (que rend notamment possible la connaissance de l'hébreu), etc. Surtout, un passage ne doit être éclairé que par un autre passage, et non laissé à l'interprétation arbitraire de maîtres à penser ou de traditions qui lui seraient extérieures.</p> <p class="spip">Quant aux mentions des miracles ou des faits apparemment incompatibles avec la raison (<i class="spip">Ibid.</i> : 117), il faut les considérer, dit Spinoza - qui n'est en réalité pas loin d'y voir le produit d'une hallucination (Tosel, 1984 : 137), - comme une simple adresse des prophètes à l'opinion et à l'imagination de leurs contemporains, afin d'emporter leur adhésion (<i class="spip">Ibid.</i> : 234). En somme, il convient de dissocier la <i class="spip">superstition</i> de la <i class="spip">religion</i> proprement dite, et de cantonner celle-ci à sa dimension éthique et non politique ou scientifique <i class="spip">a fortiori</i>. La religion ne peut donc qu'admettre le libre exercice de la raison, puisque celle-ci permet de retrouver le message originaire des textes sacrés (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 89-90). Tout usage politique de la religion, toute violence commise en son nom constituerait donc <i class="spip">a fortiori</i> une trahison de la parole "divine".</p> <p class="spip">Cette analyse du théologique débouche alors sur la question, jusque-là implicite, des rapports entre religion et politique d'une part, et entre liberté de juger et obéissance aux lois de l'autre. La place du religieux demeure centrale, notamment comme fondement et garantie symbolique du politique (Tosel, 1984 : 300 sq.), ou encore pour obtenir l'obéissance (<i class="spip">Ibid.</i> : 235). Encore faut-il en circonscrire la fonction à une stricte fonction de maintien de l'ordre social et lui refuser la direction des affaires politiques. De même, toute prétention à valoir comme vérité "scientifique", comme connaissance digne de ce nom, doit lui être déniée. En quelque sorte, une séparation du politique et du religieux paraît opportune (Strauss, 1994 : 521) car cela permettrait de réduire la religion à une fonction principalement <i class="spip">morale</i>, au sens privé du terme. Ceci devrait ainsi permettre d'éviter toute action qui, se revendiquant d'une "vérité" absolue, conduirait à persécuter ou à massacrer d'autres hommes.</p> <p class="spip">Dans le même temps, la réflexion conduit à préciser la place qu'il convient d'accorder au libre exercice de la raison et à la liberté (par exemple comme liberté d'expression), au sein d'une société. Si la position spinoziste consiste à soutenir qu'un État fort et stable est celui qui (comme le fait la démocratie) accorde à ses membres la liberté de penser et d'exprimer leurs opinions (<i class="spip">T.T.P.</i>, chap. XX), la démonstration suppose toutefois une analyse préalable des fondements de la vie en société.</p> <p class="spip"><strong class="spip">2. Du « droit de nature » au « contrat » social</strong></p> <p class="spip">Celle-ci est appréhendée à partir de l'hypothèse d'un « état de nature » et plus encore de l'idée du « droit naturel ». Spinoza soutient en effet que chaque être dispose d'un droit, <i class="spip">i.e.</i> d'une puissance et d'un désir de vivre (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 262), qui rend compte de la société civile.</p> <p class="spip">Cette proposition se comprend parfaitement si on la rapporte à la conception métaphysique, qui voit dans chaque être vivant un principe actif, le « <i class="spip">conatus</i> », qui n'est autre que la « <i class="spip">puissance</i> » de « <i class="spip">persévérer dans son être</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, III, prop. 7-8). Cet « effort » ou ce « Désir » existentiel n'est lui-même que l'expression de la « Nature » - que l'on peut aussi, conventionnellement, nommer « Dieu » (<i class="spip">Éth.</i>, I, déf. 6), - qui désigne l'ensemble unique de ce qui est et de ce qui existe (dynamiquement). Spinoza ne postule là aucun principe panthéiste ou vitaliste, obscur ou irrationnel (Misrahi, 1991 : 111). Le « <i class="spip">conatus</i> » est un principe rationnel, dynamique et orienté vers la recherche d'une plus grande « perfection » <i class="spip">i.e.</i> de « réalité » (<i class="spip">Éth.</i>, II, déf. 6), qui caractérise tous les êtres. Il est donc, à ce titre, gage d'intelligibilité et de rationalité.</p> <p class="spip">L'être humain ne constitue pas, de ce point de vue, une exception à la règle universelle, « <i class="spip">un empire dans un empire</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, III, préface). Il n'est qu'une particularisation, un « mode » de cet ensemble, qui exprime deux des facettes ou des « attributs » de la Substance (la réalité première qui, dans le cas de la Nature, englobe tout ce qui existe : <i class="spip">Éth.</i>, I, déf. 3), en l'occurrence la « pensée » (que nous nommons « esprit ») et « l'étendue » (que nous appelons « corps »). L'homme n'est donc pas, comme le soutenait Descartes, l'union de deux « substances » existant en soi, ni même une substance unique. Il n'est que l'expression particularisée de « l'effort existentiel » (<i class="spip">conatus</i>), qui anime tous les êtres vivants et qui, dans son cas singulier, se manifeste en effet sous l'attribut de l'esprit et sous celui du corps.</p> <p class="spip">Comme tous les êtres vivants, il cherche donc à poursuivre son « effort » ou son « désir » (<i class="spip">cupiditas</i>) d'exister, ce qui le conduit à faire tout ce qui est en son pouvoir pour y parvenir. Or c'est là, selon Spinoza, son « <i class="spip">droit naturel</i> ». Il est « naturel », car il dérive directement de son essence singulière (de sa « nature »), qui n'est elle-même que l'un des aspects de la Nature (ou Dieu), suivant en cela une probable influence stoïcienne (Strauss, 1994 : 77). Mais comme le « droit de Dieu » ne désigne lui-même que la puissance libre de produire tout à partir de sa nécessité interne (<i class="spip">Éth.</i>, I, prop. 17, c.), le droit de chaque être (y compris de l'être humain) s'étend aussi loin que celui-ci a de « <i class="spip">puissance pour exister et pour agir</i> » (<i class="spip">Traité Politique</i>, chap. II, § 4 - dont le chapitre résume les conceptions du <i class="spip">T.T.P.</i> en matière de droit naturel). Autrement dit, le « droit » se confond avec la « puissance » (<i class="spip">potentia</i>) de parvenir à ses fins, et en l'occurrence de continuer à agir.</p> <p class="spip">L'idée d'un « droit » naturel ne soulève donc aucune question de légitimité morale ou même de réciprocité juridique (un « droit » qui résulterait par exemple de la dignité de la personne humaine ou encore qui serait la contrepartie des « devoirs »). S'il ne se confond certes pas avec la « force », il désigne néanmoins, pour l'être humain, la possibilité effective de persévérer dans son être en tenant compte de lui seul, <i class="spip">i.e.</i> en exprimant son « désir » (<i class="spip">cupiditas</i>) et sa « puissance » (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 262).</p> <p class="spip">Ceci implique que le droit naturel de l'homme puisse n'être que la manifestation de l'ensemble des effets immédiatement produits par le « désir », à savoir : « l'appétit » (<i class="spip">appetitus</i>), la « volonté » (<i class="spip">voluntas</i>), « l'impulsion » (<i class="spip">impetus</i>), etc. (<i class="spip">Éth.</i>, III, déf. Aff. 1, expl.). De fait, le désir originaire peut être rattaché soit à « l'esprit » seul, soit au « corps », soit à la singularité de l'action. Il fait donc l'objet de perceptions plus ou moins confuses et obscures, parmi lesquelles les « opinions » et les « passions ».</p> <p class="spip">Or, spontanément - comme l'atteste d'ailleurs l'expérience (Moreau, 1994 : 379), - les hommes « <i class="spip">sont conduits plutôt par le désir aveugle que par la raison</i> » (<i class="spip">Traité Politique</i>, II, § 5 - en abrégé : <i class="spip">T.P.</i>). Leur désir d'exister, troublé par l'imagination, engendre des « appétits » qui sont autant de formes "passives" du désir : l'envie, la colère, la haine mutuelles et, plus largement, une situation dans laquelle ils deviennent « <i class="spip">ennemis les uns des autres</i> » (<i class="spip">T.P.</i>, II, § 14). L'analyse spinoziste rejoint ici le processus hobbesien (<i class="spip">Léviathan</i>, I, XIII) de guerre de « <i class="spip">chacun contre chacun</i> », qui finit par invalider dans les faits la possibilité de développer librement sa propre puissance (Deleuze, 2003 : 134). Chacun cherchant à se satisfaire aux détriments des autres, il en résulte une dépendance réciproque qui, en l'absence de société politique, rend ineffectif le droit-puissance (<i class="spip">T.P.</i>, II, § 15).</p> <p class="spip">Par conséquent, celui-ci ne pourra vraiment se réaliser que dans la société civile, par l'instauration d'un « pouvoir public ». Celui-ci constitue en effet la seule voie « rationnelle » à suivre, car la raison « <i class="spip">n'exige rien qui s'oppose à la Nature</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 18, sc.), mais est au contraire conforme à « l'utilité (<i class="spip">utilitas</i>) véritable et à la conservation des hommes » (<i class="spip">T.P.</i>, II, § 8).</p> <p class="spip">Pour ce faire, les hommes doivent donc, comme dans le modèle hobbesien, renoncer à « <i class="spip">agir suivant le seul décret de leur pensée</i> » et transférer « <i class="spip">à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu'elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de Nature</i> » (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 266). À la différence de Hobbes cependant, Spinoza n'oppose nullement les « lois » de nature au « droit » institué par la société civile (<i class="spip">Léviathan</i>, I, XIV). Le droit rendu possible par l'institution de la société n'invalide en rien le droit de nature, il le rend simplement possible. C'est donc un seul et même « droit » qui définit l'état de nature et la société civile (Balibar, 1985 : 69). La conséquence en est radicale : contrairement à Hobbes (qui n'accorde au plus qu'un droit à résister pour éviter une mort certaine), Spinoza soutient que le transfert de puissance individuelle n'est jamais intégral, et que par suite, le pacte n'est pas irréversible en soi (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 264). Il ne vaut qu'aussi longtemps que les individus y trouvent avantage, non pas seulement au regard de leur survie "biologique" mais à celui de leur « utile propre », <i class="spip">i.e.</i> de la totalité de l'essence actuelle de l'individu (<i class="spip">Éth.</i>, III, prop. 7 et <i class="spip">T.P.</i>, V, § 5).</p> <p class="spip">Cela ne revient-il pas à affaiblir considérablement le pouvoir du souverain ? Le risque n'est-il pas en effet que chacun, interprétant les lois à sa mesure, ne porte atteinte à l'intégrité du « corps » censé être conduit par « une seule pensée » (<i class="spip">T.P.</i>, III, § 5) ?</p> <p class="spip"><strong class="spip">3. Obéissance et liberté</strong></p> <p class="spip">Spinoza ne cesse d'y insister : l'obéissance de tous est absolument requise ; elle constitue en effet le rapport social fondamental et la condition <i class="spip">sine qua non</i> de la vie sociale (Balibar, 1985 : 106). Comment, dans ces conditions, la rendre compatible avec le droit naturel de chaque individu ? Comment aussi, à l'inverse, éviter de verser dans l'ordre absolutiste et autoritaire (défendu par Hobbes), puisque Spinoza soutient constamment que la fin de la société n'est pas « la domination » mais « la liberté » et « la puissance d'exister » (<i class="spip">T.T.P.</i>, chap. XX ; <i class="spip">T.P.</i>, V, §§ 4-6) ?</p> <p class="spip">Tenir ensemble les deux bouts de la chaîne suppose d'une part une redéfinition de la liberté et, de l'autre, une nouvelle conception de l'intégration et du fonctionnement effectif (et affectif) de la vie sociale.</p> <p class="spip">La liberté (<i class="spip">libertas</i>) tout d'abord ne doit pas être définie par l'absence de causes ou même de contraintes, mais au contraire par la capacité à agir suivant sa nécessité interne. De même que la liberté au sens métaphysique du terme (comme absence de déterminations ou même comme <i class="spip">libre arbitre</i>), apparaît à Spinoza comme un non-sens (<i class="spip">Éth.</i>, V, 10, sc.), la liberté politique ne signifie pas l'absence de déterminisme. La véritable liberté consiste, au plan moral, à prendre conscience des causes (notamment des passions) qui nous agitent (<i class="spip">Éth.</i>, III, prop. 2, sc.) pour en être moins esclave (<i class="spip">T.P.</i>, II, § 7-8). Politiquement, elle ne consiste donc pas à désobéir aux lois mais à accepter l'ordre comme une nécessité rationnelle (<i class="spip">T.P.</i>, IV, § 5).</p> <p class="spip">Plus précisément, le <i class="spip">T.T.P.</i> soutient que la liberté en matière d'opinion doit rester pleine et entière. Vouloir, à l'inverse, en interdire certaines ou même chercher à n'en imposer qu'une seule (comme une religion d'État par exemple) contredirait l'inévitable et irréductible diversité des opinions, qui découle elle-même de la diversité des « complexions » (<i class="spip">ingenium</i>) individuelles - et du rôle de l'imagination (Balibar, 1985 : 39). Cela ne ferait donc qu'irriter la population (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 329) et risquer d'affaiblir l'ensemble du corps politique. Aucune restriction ne doit donc peser sur la liberté de penser, dans l'intérêt même de l'État.</p> <p class="spip">Mais le risque, alors, en donnant toute latitude aux opinions individuelles (nécessairement divergentes du fait de la « complexion » de chacun), est de voir celles-ci conduire à des actions susceptibles de remettre en cause les fondements de l'État. Voilà pourquoi, afin de préserver l'ordre public, il importe de distinguer soigneusement <i class="spip">paroles</i> (ou pensées) et <i class="spip">actions</i> (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 330). Les citoyens doivent ainsi s'engager, même en cas de désaccord avec une loi, à ne rien entreprendre ni à témoigner aucune haine ou malveillance contre elle, mais seulement à exprimer honnêtement leurs opinions et s'en remettre <i class="spip">in fine</i> à la délibération et au jugement de la puissance publique (<i class="spip">Ibid.</i> : 331-32). Autrement dit, les citoyens renoncent non à leur droit de penser et de s'exprimer, mais à celui d'agir de leur propre chef. Cette distinction, parfois difficile à maintenir (Balibar, 1985 : 38), devrait en effet permettre de préserver la concorde civile et le respect des lois.</p> <p class="spip">Mais, en sens inverse, cela ne revient-il pas à faire de la liberté d'opinion une liberté seulement formelle et non pas réelle ? S'il est impossible d'agir ouvertement contre des lois ou des actions du souverain qui paraissent injustes, voire iniques, n'est-ce pas lui donner un blanc-seing et risquer de le voir commettre les pires exactions ?</p> <p class="spip">Il n'en est rien, pense Spinoza à ce moment de sa réflexion, car si le pouvoir a en effet le « droit » d'agir contre l'intérêt de ses concitoyens (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 328), sa puissance de le faire (<i class="spip">i.e.</i> son droit effectif, au sens que Spinoza donne à ce terme) trouvera nécessairement ses limites. La nature humaine ne pouvant être durablement contrainte (<i class="spip">Ibid.</i> : 106), les violences commises par le pouvoir susciteront inévitablement des réactions, qui affaibliront le pouvoir du souverain et réduiront à néant son propre droit-puissance à agir. Or, de même que chaque être vivant cherche à persévérer dans son être, l'État cherchera nécessairement à durer, tout en conservant la forme de ses institutions. C'est donc <i class="spip">l'intérêt</i> bien compris du souverain, estime Spinoza (qui suit en cela un précepte machiavélien), qui le conduit à gouverner dans l'intérêt de tous et à s'abstenir d'agir contre la liberté des individus (<i class="spip">Ibid.</i> : 267).</p> <p class="spip">Dans ces conditions, l'obéissance requise des citoyens n'apparaît plus comme l'effet d'une simple <i class="spip">contrainte</i> extérieure. Conscients que leur propre intérêt réside dans l'existence d'une société civile assurant la sécurité et la paix, les citoyens désireront d'eux-mêmes continuer à obéir. Une telle organisation politique, qui résulte du transfert des « droits » individuels et qui assure à la fois l'intérêt général et l'intérêt de chacun, Spinoza la nomme <i class="spip">démocratie</i> (<i class="spip">Ibid.</i> : 266).</p> <p class="spip">Au moment de la publication du <i class="spip">T.T.P.</i> (qui suscite immédiatement de très violentes attaques, tant politiques que religieuses, et qui marque durablement la réputation "sulfureuse" de Spinoza), il estime même qu'elle constitue le principe immanent à tout régime, et qu'elle constitue la forme la plus "naturelle", <i class="spip">i.e.</i> la plus conforme à la nature (<i class="spip">Ibid.</i> : 267-69). En assurant en effet l'équilibre entre la souveraineté de l'État et celle de l'individu, entre l'obéissance et la liberté, elle serait la plus conforme à l'essence désirante du <i class="spip">conatus</i> humain. C'est également ce système qui, du point de vue politique (<i class="spip">i.e.</i> de la conservation des États), assure le mieux la survie et la pérennité d'une société.</p> <p class="spip">Quelques années plus tard (entre 1675 et 1677), le <i class="spip">Traité politique</i> (inachevé) donnera pourtant une tout autre vision de la politique. Les troubles politiques (Moreau, 2003 : 36-37) mais aussi l'évolution propre à sa pensée ont sans doute conduit Spinoza à prolonger sa réflexion, en accordant encore moins à l'idée de ce que qu'une société <i class="spip">devrait</i> être, et plus à ce qu'elle est effectivement (<i class="spip">Ibid.</i> : 87). Le modèle - ou le langage (Moreau, 2003 : 88) - du « contrat » y est de même presque entièrement abandonné, et le choix marqué en faveur de la démocratie cède la place à un examen plus impartial des principales formes de gouvernement (<i class="spip">imperia</i>) : monarchie, aristocratie et démocratie (chap. 6-11). Surtout, la question des <i class="spip">passions</i> y est approfondie, et c'est à partir d'elle, dans le droit fil des trois derniers livres de l'<i class="spip">Éthique</i>, que la pensée politique de Spinoza pourra le mieux s'éclairer et manifester toute son originalité.</p> <p class="spip"><strong class="spip">4. Passions et servitude imaginaire</strong></p> <p class="spip">Le réexamen des passions suppose en effet de n'aborder la vie sociale et politique ni comme un philosophe-moraliste (en idéalisant la nature humaine et en fustigeant les passions comme autant de « vices ») ni comme un politicien professionnel (en cherchant à la manipuler). L'objectif est de <i class="spip">comprendre</i> la nature humaine (<i class="spip">T.P.</i>, I, §§ 1-2) et d'en déduire le fonctionnement effectif de la vie politique, de même que les moyens de remédier à ses dysfonctionnements. Autrement dit, c'est la connaissance "anthropologique" qui doit permettre de formuler une nouvelle théorie politique, entendue à la fois comme analyse et comme action collective.</p> <p class="spip">Au regard de la puissance désirante, les « passions » représentent en effet un amoindrissement de l'essence humaine. Comme l'a montré le troisième livre de l'<i class="spip">Éthique</i>, la passion est un « affect » (<i class="spip">affectus</i>) qui exprime certes un « désir » (<i class="spip">cupiditas</i>) mais un désir tronqué et faussé par le jeu de « l'imagination » (Deleuze, 2003 : 71).</p> <p class="spip">Celle-ci représente en effet une conscience partielle des choses : dépendante « <i class="spip">des seules idées inadéquates</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, III, 3), elle n'est pas à proprement parler une « connaissance » (comme le sont la « connaissance rationnelle » et « l'intuition »). C'est elle qui conduit notamment à désirer des objets qui ne peuvent réellement favoriser la puissance d'exister, par exemple parce qu'ils sont situés hors de notre portée ou bien parce qu'ils sont dénués de réalité (<i class="spip">Éth.</i>, III, 16). Les « passions » dans leur ensemble constituent par conséquent un mode <i class="spip">passif</i> du désir. Voilà pourquoi, au lieu de nous permettre d'éprouver le désir comme joie (<i class="spip">laetitia</i>), elles produisent nécessairement des affects de <i class="spip">tristesse</i> (<i class="spip">tristitia</i>), parmi lesquels la haine, l'inquiétude et l'angoisse, etc. Elles sont donc les causes de l'impuissance et de l'intranquillité (Misrahi, 1992 : 164-65). La critique de l'imagination délirante (<i class="spip">Éth.</i>, I, appendice) est ainsi reconduite du plan religieux vers le plan social et politique.</p> <p class="spip">Au niveau personnel et intersubjectif tout d'abord, le <i class="spip">Traité de la réforme de l'entendement</i> (<i class="spip">T.R.E.</i>, rédigé aux environs de 1660), constatait déjà que la poursuite personnelle du « bonheur » semblait, en première approche, pouvoir passer par la recherche de la richesse, des honneurs et des plaisirs. Mais la jalousie des autres hommes et leur désir de les acquérir aux dépens des autres (quitte à faire usage de la violence) rend vaine et même dangereuse une telle recherche. De manière générale, de tels objets constituent des « biens » imaginaires, car leur quête est non seulement incertaine mais leur "possession" n'apporte en outre aucune satisfaction durable (<i class="spip">T.R.E.</i>, 1964 : 182).</p> <p class="spip">Au plan proprement politique ensuite, la « peur » (<i class="spip">metus</i>) mais aussi « l'espoir » (<i class="spip">spes</i>) - qui sont des passions violentes et inséparables (<i class="spip">Eth.</i>, IV, 33) - sont particulièrement prisées par les formes asservissantes de système politique. La peur, par exemple, est très souvent maniée par le despotisme, mais aussi par tous les gouvernements autocratiques (y compris par le souverain hobbesien). La <i class="spip">superstition</i>, qui renforce le pouvoir (<i class="spip">potestas</i>) de la monarchie de droit divin, n'est d'ailleurs que l'une des manifestations de cet état d'ignorance qui caractérise l'imagination (<i class="spip">Éth.</i>, II, 35), et sur lequel jouent les théologiens. De son côté, l'espoir est également responsable de la servitude humaine, car bien qu'il procure de la « joie », celle-ci demeure inquiète et versatile, puisque son objet lui-même demeure inconstant et incertain (<i class="spip">Éth.</i> III, 18, sc. 2). Non seulement il ne favorise pas l'accroissement du désir, mais il entraîne de surcroît les hommes à se résigner au malheur présent, dans l'attente d'un salut futur. Voilà pourquoi Spinoza rejette tout « <i class="spip">principe espérance</i> », que celui-ci prenne la forme du « Sauveur » (d'un messie ou d'un homme providentiel) ou d'une « révolution » censée délivrer l'homme de tous ses maux. Dans tous les cas, les passions provoquent agitation et fanatisme (Bodéi, 1997 : 27), et empêchent les hommes d'évoluer dans le sens d'une plus grande « perfection », <i class="spip">i.e.</i> d'un accroissement de leur désir véritable.</p> <p class="spip">Encore convient-il de préciser que Spinoza ne critique nullement la politique au nom d'une « morale » qui lui serait extérieure. Aucune valeur n'est en effet transcendante puisque « <i class="spip">nous ne désirons pas une chose parce qu'elle est bonne, mais au contraire c'est parce que nous la désirons que nous la disons bonne</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, III, 9, sc.). En d'autres termes, les "valeurs" ne sont que la résultante du désir, individuel et collectif (Deleuze, 2003 : 33 sq.). Si la servitude est presque partout la règle, si l'homme est « partout dans les fers », celle-ci est contraire au développement de l'essence de tout être (humain, en l'occurrence). C'est donc pour cette raison, ontologique et anthropologique, que Spinoza appelle de ses vœux une « libération ». Il est en effet plus conforme à la nature humaine de vivre libre que d'être asservi. De surcroît, chacun pourra davantage développer cette « nature supérieure », si « <i class="spip">beaucoup l'acquièrent avec [soi]</i> » (<i class="spip">T.R.E.</i>, 1964 : 183-84). Autrement dit, l'éthique est inséparable de la politique, car on ne peut être véritablement heureux tout seul. Voilà pourquoi il faudra « <i class="spip">former une société telle qu'il est à désirer pour que le plus d'hommes possible arrivent [à ce] but aussi facilement et sûrement qu'il se pourra</i> » (<i class="spip">Ibid.</i>).</p> <p class="spip">Mais comment parvenir en ce cas à libérer les hommes de leur servitude, qui résulte largement de la force des « passions » et notamment de la toute-puissance de l'imagination ? À en juger d'après son importance dans l'existence, tant individuelle que collective, elle paraît difficile à circonvenir. D'autre part et peut-être surtout, il ne peut être fait usage du modèle stoïcien d'une domination de « l'âme » sur le « corps » (<i class="spip">Éth.</i>, III, 2), ou de « la raison » sur « les passions ». La raison ne désigne en effet, pour Spinoza, qu'une forme supérieure de connaissance, ce qui, d'une certaine façon, la réduit à n'être qu'un désir parmi d'autres, un affect tout au plus supérieur à d'autres affects (Bodéi, 1997 : 15-16). En quoi la connaissance des passions peut-elle donc apporter une quelconque lumière pour l'action politique ?</p> <p class="spip"><strong class="spip">5. Politique des passions</strong></p> <p class="spip">La grande nouveauté de l'anthropologie spinoziste des affects tient au fait qu'elle réintroduit une intelligibilité dans des phénomènes jugés irrationnels et même mortifères pour l'état social. Le "chaos" passionnel, analogue au désordre apparent des phénomènes météorologiques (<i class="spip">T.P.</i>, I, § 4), recèle en réalité une rationalité, qui est celle de la « Nature », à laquelle l'homme ne fait pas exception. Or c'est cette logique qui va non seulement permettre de dépasser le modèle du « contrat », mais également rendre possible une "sortie" de la servitude généralisée.</p> <p class="spip">L'originalité du <i class="spip">T.P.</i> vient en effet de ce que les passions n'y sont plus seulement vues comme des obstacles mais aussi comme des processus minimaux de <i class="spip">socialisation</i>. Si les productions imaginaires du désir provoquent en effet, à l'état pré-social, la guerre généralisée, si elles sont responsables, au sein de la société, de la haine et de la servitude, les passions (œuvre de l'imagination) sont également la source d'une « imitation affective » (<i class="spip">affectuum imitatio</i>) socialisante.</p> <p class="spip">Par ce phénomène, Spinoza entend décrire la disposition <i class="spip">empathique</i> qui nous est propre, de nous mettre à la place d'autrui. Si par exemple « <i class="spip">nous imaginons qu'une chose semblable à nous et à l'égard de laquelle nous n'éprouvons aucune affection d'aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, III, 27). En d'autres termes, nous sommes capables d'éprouver ce que nous imaginons qu'une autre personne est en train d'éprouver. Il s'agit d'un mécanisme affectif répandu, comme l'atteste l'expérience d'un enfant qui se met à pleurer ou à rire lorsqu'il voit un autre enfant faire de même (<i class="spip">Éth.</i> III, 32). L'émulation mais aussi la commisération (<i class="spip">Éth.</i> III, 18) ressortissent également de cette même dynamique affective.</p> <p class="spip">Un tel processus est donc décisif, car il constitue une ébauche de la construction du <i class="spip">semblable</i>, celui auquel il est possible de s'identifier. Bien qu'il apparaisse tour à tour rassurant et menaçant, objet de haine et d'amour, il peut être considéré comme un "concitoyen", pour lequel nous pouvons éprouver des sentiments, fussent-ils de jalousie ou de haine. Voilà pourquoi l'identification affective peut ouvrir la voie à l'ensemble des constructions <i class="spip">identitaires</i> (Balibar, 1985 : 102), sur lesquelles repose pour partie une société. Même la haine, de ce point de vue, contribue largement à l'élaboration des identités communes (<i class="spip">Éth.</i>, III, 31).</p> <p class="spip">Autrui devient ainsi le résultat et le produit d'une construction imaginaire, qui pousse l'être humain à se soucier de ce qui est en dehors de lui, et notamment des êtres qui lui ressemblent (Balibar, 1985 : 103). D'une certaine manière, l'imagination, en dépit de l'ambivalence et de « l'agitation » (<i class="spip">fluctuatio</i>) qu'elle provoque, conduit l'être humain à se préoccuper d'autrui. Elle sort les hommes de l'état de solitude auquel pourrait les vouer, sinon, la recherche de leur seul "intérêt". L'ambivalence imaginaire (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 32-34) conduit ainsi à élaborer une première forme, communautaire, de lien affectif entre les hommes.</p> <p class="spip">Cette attention et cette disposition imitative font en outre que « <i class="spip">chacun désire que les autres vivent conformément à sa propre complexion</i> » (<i class="spip">T.P.</i>, I, § 5). Elles poussent donc chacun à faire « effort pour que tous aiment ce qu'il aime lui-même et haïssent ce qu'il a lui-même en haine » (<i class="spip">Éth.</i>, III, 31, c.). Une direction commune des passions peut alors voir le jour, qui contribue à "accorder" entre elles les passions diverses (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 35). De cette manière une première forme, naturelle et passionnelle, de "société" peut voir le jour (Balibar, 1985 : 105), fondée sur la recherche (tronquée) de l'utilité propre et de l'intérêt.</p> <p class="spip">Cet "intérêt", on le constate, ne saurait cependant être confondu avec l'idée d'un calcul rationnel égoïste, visant à la seule survie biologique, et moteur - selon Hobbes (et une partie de la pensée libérale) - de la socialité. Tout d'abord, en effet, si la « raison » est bien l'expression du désir, elle ne se confond pas avec la recherche de l'intérêt au sens étroit (égoïste, utilitariste) du terme. Elle suppose en outre la prise de conscience que rien n'est plus « <i class="spip">utile à l'homme qu'un autre homme</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 18, sc.), par quoi il faut entendre la découverte que la socialité produit des joies (et non pas seulement une limitation des puissances et des libertés individuelles). Enfin, l'« utilité » dont il est fait mention ne se comprend pas seulement comme la recherche de la survie biologique, mais comme le désir (<i class="spip">cupiditas</i>) de bien-être propre à l'être humain <i class="spip">dans son ensemble</i> (corps et esprit). À cet égard, par exemple, un sentiment tel que « l'amour » peut certes donner lieu à une manifestation « passionnelle », ambivalente (jalousie, haine, etc.), mais également susciter le désir de partager des moments heureux avec autrui (amour proprement dit, amitié, etc.). Par conséquent, ce n'est qu'une expression bornée et inadéquate du désir qui réduit l'"intérêt" à une recherche égoïste et fermée à l'autre.</p> <p class="spip">Pour l'heure néanmoins, il est incontestable qu'une telle modification (libératrice) du désir reste hors de portée. L'unité affective demeure en effet trop fragile car trop fluctuante et ambivalente, pour qu'il soit réellement permis de parler de « société » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 37, sc. 1-2). La raison est impuissante, à ce stade, pour remplacer les passions désorganisatrices. Or, afin d'obtenir néanmoins l'obéissance qui demeure la condition <i class="spip">sine qua non</i> de la vie en société, pour faire notamment face à « <i class="spip"> la foule [qui] est terrible quand elle est sans crainte</i> » (<i class="spip">Éth.</i> IV, 54, sc.) - comme l'a montré le lynchage des frères de Witt - il est opportun d'ériger un pouvoir (<i class="spip">potestas</i>), capable de canaliser les fluctuations d'amour et de haine des individus. Une société proprement dite suppose donc l'établissement d'un État (<i class="spip">civitas</i>), et ne peut se satisfaire du simple accord des passions, fussent-elles (provisoirement) convergentes.</p> <p class="spip">Cette conception de l'imaginaire passionnel ne conduit ainsi nullement à postuler, comme le font Aristote, Hegel ou même Marx (Balibar, 1985 : 92), une sociabilité naturelle à l'œuvre chez l'être humain. Nulle trace, chez Spinoza, de formes élémentaires (familiales par exemple) d'existence effectivement commune. L'objectif est en revanche de réinscrire les passions au sein même du processus social, et non plus de les considérer comme de simples obstacles ou encore comme des leviers propres au despotisme.</p> <p class="spip">Voilà pourquoi le souverain rationnel ne doit pas dédaigner lui-même, comme l'ont fait les prophètes, faire usage de passions tristes que sont par exemple le « remords » ou le « repentir » (nous dirions « la culpabilité »), pour tenir la foule en respect (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 54, sc.). La <i class="spip">religion</i> retrouve donc le rôle pratique qui était déjà le sien dans <i class="spip">T.T.P.</i>, celui de produire l'obéissance de la multitude (<i class="spip">multitudo</i>).</p> <p class="spip">De la même manière, la peur et l'espérance semblent tout indiquées pour discipliner, au moins pendant un temps, cette multitude (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 54 et 58). Celle-ci ne peut en effet s'accorder spontanément que « par <i class="spip">la force de quelque passion commune : espérance, crainte ou désir de tirer vengeance d'un dommage subi en commun</i> » (<i class="spip">T.P.</i>, VI, § 1). Parce que les hommes vivent spontanément sous l'emprise de l'imagination, il peut ainsi s'avérer judicieux de faire apparaître - provisoirement car l'ambivalence (<i class="spip">Éth.</i>, III, 49) rend problématique l'emploi d'une telle "technique politique" […] - l'autorité souveraine sous l'image d'une puissance terrifiante et toute-puissance. De cette manière l'obéissance sera préservée, et l'État pourra favoriser le développement de la raison plus que celui de l'imagination.</p> <p class="spip">Ce second aspect de la politique des passions reste en effet subordonné au progrès possible de la connaissance humaine, à la sortie de la « servitude » humaine produite par les passions (<i class="spip">Éth.</i>, IV, passim), <i class="spip">dans le cadre</i> d'un État souverain. De fait, une politique rationnelle ne peut reposer sur le seul usage des passions tristes et coercitives. La crainte et la violence sont incapables de gouverner de façon durable un État, car la nature humaine s'en trouverait trop forcée ; de la sorte, estime Spinoza citant Sénèque, seul « <i class="spip">un pouvoir modéré dure</i> » (<i class="spip">T.T.P.</i>, 1965 : 106). Qui plus est, l'ambivalence qui caractérise les passions risquerait de se retourner contre les gouvernants et de changer la crainte en haine ou l'amour en mépris (Balibar, 1985 : 109).</p> <p class="spip">L'intérêt de l'État autant que celui de ses membres impose donc de sortir d'une politique exclusivement fondée sur la gestion passionnelle du pouvoir. L'imagination est un instrument politique efficace mais peu durable et à double tranchant. Les passions sont produites spontanément par le désir, mais elles le sont pour ainsi dire faute de mieux, faute de connaître notamment les causes qui les produisent, et plus encore de savoir comment exprimer le désir de manière plus joyeuse (de ce point de vue d'ailleurs, le projet spinoziste semble anticiper certaines des dispositions de la psychanalyse).</p> <p class="spip">Spinoza ne pense donc pas, comme Machiavel (<i class="spip">T.P.</i>, V, § 7), que la plèbe soit <i class="spip">naturellement</i> servile, et vouée par principe à la seule imagination (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 27). Machiavel prend d'une certaine manière l'effet pour la cause : c'est <i class="spip">parce que</i> le peuple est souvent écarté de l'exercice du pouvoir, réduit à n'en percevoir que des « indices » imaginaires (<i class="spip">Ibid.</i>) - comme le sont aujourd'hui les bribes qui nous parviennent par médias interposés et travail des « relations publiques », - qu'il recourt autant à la connaissance imaginative. C'est donc également aux institutions elles-mêmes et aux modes d'organisation politique, qu'il faut imputer la nature, plus ou moins rationnelle, de l'affectivité qui règne dans un État (<i class="spip">T.P.</i>, V, §§ 2-3).</p> <p class="spip">De fait, Spinoza ne cesse d'y insister, la nature humaine est la même partout (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 27) - comme le soutenait déjà Hobbes (<i class="spip">Léviathan</i>, I, XIII) et comme tend à le montrer l'ensemble de sa propre métaphysique (<i class="spip">Éth.</i>, I et II). C'est notamment l'ignorance qui explique le manque apparent de rationalité du peuple (<i class="spip">vulgus</i>), et non sa « nature » supposée inférieure ou spécifiquement passionnelle, comme le soutient par exemple Platon. D'une certaine façon, c'est la peur qui, comme le pensait déjà Lucrèce (<i class="spip">De rerum natura</i>, VI), crée les dieux et entraîne les hommes dans la superstition et la servitude.</p> <p class="spip">À l'inverse, la <i class="spip">publicité</i> des affaires politiques, leur connaissance effective (et non la simple mise en scène d'une « transparence » politique), lui semble un excellent moyen d'éduquer la foule. En somme, la force d'un régime politique ne réside pas tant dans sa capacité à simuler et à dissimuler (<i class="spip">Le Prince</i>, chap. XVIII) ni même à jouer avec l'illusion d'un espace connu de tous ("transparent"). Plus il est "bon", au contraire, <i class="spip">i.e.</i> plus il dispose de puissance effective, et moins il a besoin de recourir au redoublement du réel dans l'apparence, de s'appuyer sur l'imagination et la faiblesse des hommes (Bodéi, 1997 : 80-82). De façon générale, lorsque la <i class="spip">sécurité</i> (<i class="spip">Éth.</i>, III, aff. déf. 14) est assurée, et que la peur diminue, l'imagination s'affaiblit et la connaissance rationnelle peut la supplanter. L'être humain pourra alors dépasser <i class="spip">l'homme</i> qu'il est spontanément et <i class="spip">devenir</i> véritablement un citoyen (<i class="spip">T.P.</i>, V, § 2).</p> <p class="spip"><strong class="spip">6. L'État rationnel : paix et liberté</strong></p> <p class="spip">Un tel « citoyen » ne devra cependant jamais oublier qu'il est aussi un « sujet », <i class="spip">i.e.</i> un être social tenu d'obéir aux lois de son pays ou de sa cité (<i class="spip">T.P.</i>, III, § 1). Si l'exigence <i class="spip">d'obéissance</i> est maintenue dans les derniers textes de Spinoza (qui n'admet aucun droit à la « désobéissance civile »), c'est bien parce qu'elle demeure une garantie absolue du développement de la sécurité et de la paix en société.</p> <p class="spip">De fait, le corps social continue à vivre sous la menace persistante des ennemis extérieurs (<i class="spip">hostes</i>) mais surtout de tout « illégalisme » de la part des citoyens (<i class="spip">cives</i>) (non-respect des lois, arbitraire du pouvoir, etc.), qui risque de provoquer des « séditions » internes (<i class="spip">T.P.</i>, III, §§ 3-4). Autrement dit, « <i class="spip">le corps politique n'existe que sous la menace latente de la guerre civile (les « séditions »), soit entre les dominants eux-mêmes, soit entre les dominants et les dominés</i> » (Balibar, 1985 : 83). Cela se comprend en effet au regard de la nature de l'homme : bien qu'appelé à faire davantage usage de sa raison, celui-ci ne parviendra jamais à éradiquer ni même à dominer entièrement ses passions. Elles constituent en effet un donné irréductible, avec lequel il faudra continuer à compter.</p> <p class="spip">Pour autant, la « paix » exigée et obtenue ne se définit plus comme une simple absence d'hostilité (<i class="spip">T.P.</i>, V, § 4), gagnée à force de persuasion imaginaire et de coercition. Cet objectif serait insuffisant puisqu'il reviendrait à assigner à la société une fonction seulement négative, celle de protéger les hommes contre les dangers externes mais aussi et surtout internes, <i class="spip">i.e.</i> contre eux-mêmes et leurs passions antagonistes. Or la « paix » réelle n'est ni celle des cimetières ni celle de l'ordre dictatorial (<i class="spip">T.P.</i>, V, § 4). Elle ne définit pas l'obéissance par défaut, mais l'adhésion et même la coopération des hommes les uns avec les autres.</p> <p class="spip">De fait, la finalité de la société est de permettre le développement du désir de chacun jusqu'à atteindre la « félicité », ce qui suppose de rendre possible le bonheur du plus grand nombre. Comme l'exprimait déjà le <i class="spip">T.R.E.</i>, et comme le confirme l'<i class="spip">Éthique</i>, « <i class="spip">c'est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s'accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir</i> » (<i class="spip">T.R.E.</i>, 1964 : 183-84). De fait, si l'objectif est de « <i class="spip">former une société telle qu'il est à désirer pour que le plus d'hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement qu'il se pourra</i> » (<i class="spip">Ibid.</i> : 184), c'est parce que la « vertu » proprement humaine réside dans le désir de jouir <i class="spip">en commun</i> du Souverain Bien (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 37, sc. 1). En d'autres termes, rechercher le bien-être des autres hommes revient à accroître sa <i class="spip">propre</i> joie de vivre, et pour cette raison (et non en vertu d'une morale extérieure et transcendante), il est effectivement « utile » de s'y consacrer. En somme, si chaque homme peut se réaliser soi-même, il ne le peut de manière isolée (Bodéi, 1997 : XXXIV). En sens inverse cependant, la politique n'est pas présentée comme la réalisation achevée du bonheur universel : elle n'en constitue que la condition nécessaire mais non suffisante (cf. <i class="spip">infra</i>).</p> <p class="spip">Par quels moyens entreprendre alors une telle transformation du désir ? La réponse, à ce stade, n'est pas surprenante : c'est en développant l'usage de la raison, en développant, autrement dit, des connaissances effectives fondées sur des « notions communes » (<i class="spip">Éth.</i>, II, 40, sc. 1) que l'on pourra y parvenir. En effet, les véritables satisfactions proviennent de l'accord avec la nécessité de notre nature (qui est « liberté »), et de la réalisation de notre « utilité » propre. Or, « <i class="spip">ce qui est le plus utile, dans l'existence, est de perfectionner l'entendement ou la raison autant qu'on le peut, et c'est en cela seul que consiste la plus haute félicité de l'homme ou béatitude</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, app., chap. 4). Si l'usage de la « raison » est souhaitable, c'est parce que c'est d'elle que proviennent les satisfactions les plus durables, celles qui permettent le mieux de déployer, individuellement et collectivement, la puissance de l'être humain.</p> <p class="spip">L'objectif consiste ainsi à substituer un usage plus fréquent de la « raison » à l'hégémonie de « l'imagination » (<i class="spip">Éth.</i>, II, 17, sc.). Or, dès que celle-ci s'efface, les idées cessent de se focaliser sur de faux objets et les hommes redeviennent libres (<i class="spip">Éth.</i>, II, 1, c.). Même si l'homme ne dispose pas actuellement de lui-même, il lui est toujours possible de prendre conscience des causes qui l'agitent, de s'extraire de la peur qui entrave la raison (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 52) et - autant qu'il est possible (<i class="spip">Éth.</i>, V, 39, sc.) - d'accéder à une connaissance véritable. Pour cela, il faut causer <i class="spip">par la raison</i> les actions auxquelles nous sommes habituellement déterminés par nos passions (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 59, dém.). Autrement dit il nous faut agir suivant les notions « communes », ce qui suppose tout à la fois l'accès à une véritable connaissance, mais également la possibilité de partager ces réflexions avec autrui (<i class="spip">Éth.</i>, II, 38, c.). Voilà pourquoi « la raison » (qui n'est qu'un mode de connaissance et non une « faculté » à part entière) peut être envisagée comme ce qui réunit et <i class="spip">accorde</i> effectivement les êtres humains (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 35). Elle peut donc jouer pleinement son rôle d'activité libératrice, en modifiant l'expression du désir.</p> <p class="spip">Mais comment s'assurer que l'usage de la raison soit effectif et le demeure ? Est-il réellement possible, sinon aisé, de transformer le désir de <i class="spip">tous</i> les individus, afin de permettre le libre déploiement de la puissance de chacun ? Autrement dit, Spinoza ne réintroduit-il pas, subrepticement, une nouvelle « passion » : l'espérance d'une libération collective ?</p> <p class="spip">Malgré les difficultés que présente un tel projet éthico-politique (par ex. <i class="spip">T.P.</i>, X, § 4-6), celui-ci paraît à Spinoza de l'ordre du possible et du réel (<i class="spip">Éth.</i>, V, 10, sc.). En d'autres termes, la liberté (et pas seulement la "libération") collective et le bien-être du plus grand nombre ne constituent pas une utopie. Encore faut-il pour cela que l'action soit d'emblée <i class="spip">collective</i> et non confisquée par quelques-uns.</p> <p class="spip">La démonstration repose en effet sur la nature même de la société civile. Pour être la plus stable possible, celle-ci doit en effet garantir la souveraineté de l'État mais également celle des individus qui le constituent. Les individus désirant naturellement étendre leur puissance, et celle-ci ne pouvant se réaliser (comme le montre la raison) qu'au sein de l'ordre civil, ils sont donc conduits à en respecter les lois (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 4). Réciproquement, l'État ne peut demeurer qu'aussi longtemps qu'il ne provoque pas d'indignations trop fortes, consolidant au contraire le consensus sur lequel repose sa puissance.</p> <p class="spip">Cela suppose ainsi de permettre la réalisation de la nature de chaque être, et tout particulièrement de garantir la <i class="spip">liberté</i>. Celle-ci ne désigne pas - on s'en souvient - l'absence de causes, ni même, de façon générale, un quelconque primat de la conscience ou de la volition (comme pour Descartes), mais bien la <i class="spip">connaissance</i> des causes qui nous font agir (<i class="spip">Éth.</i>, III, 2, sc. et lettre 58 à Schuller) et leur acceptation. Politiquement, l'individu le plus libre est donc non seulement celui qui peut s'exprimer, mais plus encore celui qui désire obéir aux lois parce qu'il se représente adéquatement l'accord entre ses propres actions et la nécessité de ces lois. D'une certaine façon, la liberté désigne l'obéissance à la loi, au nom de sa rationalité ; il n'y a donc pas, de ce point de vue, incompatibilité entre l'idée de la vraie liberté et l'obéissance aux lois (<i class="spip">T.P.</i>, IV, § 5).</p> <p class="spip">Le risque, cependant, est que chacune des deux parties de cette « multitude », les gouvernants comme les gouvernés (puisque la nature est la même partout), entraînés par une perception erronée de leur essence, cherchent à augmenter leur puissance au détriment de l'autre. Cela dérive certes d'une disposition <i class="spip">passionnelle</i> du désir, mais découle de la nature de l'être humain ; à ce titre c'est un aspect irréductible. Il importe donc de trouver une solution qui évite que l'une puisse l'emporter sur l'autre. Autrement dit, il faut établir un <i class="spip">équilibre</i>, fondé lui-même sur l'opposition affective, dynamique, entre les deux puissances. Avec le temps et l'établissement de la « sécurité », cette opposition pourra éventuellement se changer en coopération consciente et non moins active.</p> <p class="spip">Mais comment rendre possible cet équilibre ? Comment développer, "éduquer" pour ainsi dire socialement (Strauss, 1994 : 515) chacun des membres de la collectivité ?</p> <p class="spip">Une première solution pourrait consister à recourir à des « philosophe-rois », des despotes éclairés (<i class="spip">T.P.</i>, X, § 1), ou encore à des « experts » (militants), sorte d'avant-garde de la libération collective. Spinoza - comme Machiavel, dont il s'inspire tout en le critiquant (par ex. <i class="spip">T.P.</i>, V, § 7) - la rejette, au motif que la « vertu » (au sens moral du terme et non au sens de la satisfaction découlant de la joie) ou encore la « piété » de quelques-uns n'est en rien une garantie suffisante. La nature humaine n'est pas si sage, ni si constante, qu'il soit possible de tout miser sur la « bonne volonté » de quelques-uns. C'est même l'inverse qui est vrai : il importe d'établir puis de maintenir en place une organisation politique, qui puisse continuer à fonctionner, <i class="spip">quels que soient</i> les défauts et les qualités des futurs gouvernants et gouvernés (<i class="spip">T.P.</i>, VI, § 3).</p> <p class="spip">Voilà pourquoi Spinoza est conduit à privilégier, dans un premier temps, la rationalité et l'impersonnalité des « lois », qui sont non seulement « <i class="spip">l'âme de l'État</i> » (<i class="spip">T.P.</i>, X, § 9), mais qui présentent de surcroît l'avantage d'apparaître sous forme de notions communes et communicables à tous. Si la personnalisation et l'arbitraire du pouvoir sont évités, si par exemple le souverain n'est pas perçu comme tout-puissant - à l'instar d'une divinité transcendante (<i class="spip">Eth.</i>, III, 17, sc.), objet de terreur et d'adoration ambivalente,- l'État n'en sera que plus stable car l'obéissance plus aisée. La politique apparaît donc, de ce point de vue, moins comme un problème de légitimité que comme la quête d'un fondement rationnel des institutions (Raynaud, 2003 : 746). En effet, « <i class="spip"> l'État le plus puissant sera l'État le plus raisonnable</i> » (<i class="spip">T.P.</i>, III, § 7). Il sera toujours « rationnel », dès lors qu'il aura le souci réel de sa propre existence ; réciproquement, sa survie dépendra de sa capacité à préserver la liberté (<i class="spip">i.e.</i> la nature nécessaire) de ses membres.</p> <p class="spip">Est-il alors possible d'identifier et de décrire précisément la nature d'un tel État ? Quel peut être, autrement dit, le « meilleur régime » politique (<i class="spip">optima respublica</i>), dans cette optique ? N'est-ce pas à nouveau la « démocratie », comme le soutenait déjà le <i class="spip">T.T.P.</i> ?</p> <p class="spip"><strong class="spip">7. La « démocratie », régime ou pratique politique ?</strong></p> <p class="spip">L'évolution de la pensée spinoziste est en fait très sensible sur ce point (Strauss, 1994 : 505). Si sa préoccupation antérieure consistait en effet à déterminer la meilleure forme de gouvernement de l'État, et plus encore à défendre la liberté démocratique, le <i class="spip">T.P.</i> livre une tout autre vision du problème. L'enjeu est à présent de rechercher cet équilibre entre les individus et l'État, qui assure à la fois la sécurité des premiers et la stabilité des institutions.</p> <p class="spip">Certes, la confiscation du pouvoir par un seul (la <i class="spip">mon-archie</i>) est mauvaise, car elle affaiblit la puissance du souverain (un seul homme contre la multitude voit sa « puissance » diminuée), mais également car elle empêche le plus grand nombre de développer leur raison par l'action collective. En revanche, dès lors qu'un système monarchique garantit les libertés de la population, restreint son pouvoir par des lois - comme le fait la monarchie constitutionnelle (<i class="spip">T.P.</i>, VI) - et permet en réalité à un nombre suffisant de personnes (dans des « conseils » et des « assemblées ») de participer à la vie publique, c'est un bon régime. Un monarque qui décide, mais qui tente de se conformer à l'attente de ses concitoyens, qui les consulte en assemblée (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 18) et veille à ne laisser aucune faction (par exemple plébéienne ou patricienne) l'emporter sur l'autre, constitue par conséquent un régime stable et conforme à l'utilité générale.</p> <p class="spip">À l'inverse, la « démocratie » est également le nom d'un problème (Balibar, 1985 : 1986), comme l'atteste d'ailleurs l'inachèvement du chapitre que lui consacre le <i class="spip">T.P.</i> Certes, elle demeure globalement l'organisation politique la plus « <i class="spip">naturelle</i> », car la plus conforme avec la nature de chacun, notamment le goût de « commander » plutôt que d'« obéir » (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 12). Mais les inimitiés entre individus, les oppositions entre factions (et entre passions <i class="spip">T.P.</i>, VIII, § 6), la difficulté à "éduquer" le peuple, par les institutions et la pratique de la raison, ne manqueront pas de peser sur l'équilibre d'un tel système.</p> <p class="spip">Chaque régime présente dès lors des avantages et des risques spécifiques, qu'il lui faudra nécessairement prévenir : par exemple les rivalités dynastiques pour la monarchie (<i class="spip">T.P.</i>, VI, § 37), la dégénérescence aristocratique pour la démocratie (<i class="spip">T.P.</i>, VIII, § 12), etc. Spinoza cherche donc désormais (à l'instar d'Aristote sur la notion de « juste mesure »), à identifier le meilleur système <i class="spip">possible</i>, pour chaque type d'organisation préexistante (par ex. <i class="spip">Politique</i>, III, chap. 17-18). L'objectif consiste en l'occurrence à assurer <i class="spip">l'auto-limitation</i> entre les puissances en présence, y compris entre les institutions. Cet équilibre sera ainsi requis entre les diverses expressions de la puissance collective (pouvoir législatif, exécutif et judiciaire). Les prérogatives et compétences de chacune doivent être suffisamment précises pour éviter (autant que possible) l'empiètement de l'une sur l'autre (Raynaud, 2003 : 748). Mais comme l'engagement à respecter ce dispositif, eu égard à la nature humaine, n'est jamais vraiment assuré, l'accent sera davantage mis sur le contrôle et la limitation <i class="spip">réciproques</i> entre ces différentes institutions (par exemple <i class="spip">T.P.</i>, VI, §§ 17 et 33-34).</p> <p class="spip">Comment toutefois empêcher la dégénérescence de ces institutions, même « bonnes », <i class="spip">i.e.</i> efficaces et conformes à la nature humaine ? Spinoza s'objecte en effet à lui-même que la raison ne peut, à elle seule, produire cette obéissance et cette stabilité des institutions. Autrement dit, « l'individualité » de l'État risque de se dissoudre si elle repose sur la seule rationalité, fût-ce celle d'institutions équilibrées (<i class="spip">T.P.</i>, X, § 9). D'une certaine manière, en effet, celles-ci ont besoin de l'appui des « passions » ou du moins des « affects » qui en sont le versant positif (car actif). Mais cela ne risque-t-il pas de reconduire la passion au cœur même d'institutions censées la rendre inutile ?</p> <p class="spip">En réalité, ce sont moins peut-être les <i class="spip">passions</i> qui font office de soutien à une organisation politique que ce qui les produit : les <i class="spip">affects</i>. Il n'est pas nécessaire de choisir entre les passions ou la raison, parce qu'il est possible et même requis que la raison et les affects agissent de concert. En d'autres termes, une politique « utile », conforme à l'essence de « l'individu » (collectif et singulier) sera celle qui saura orienter, grâce au jeu d'institutions soigneusement établies, les « affects <i class="spip">de la raison</i> », selon l'étrange mais à présent compréhensible formule spinoziste.</p> <p class="spip">De tels affects renforcent ainsi l'attachement aux institutions, mais aussi et surtout les liens que peuvent nouer les hommes, dès lors qu'ils ont dépassé les passions tristes (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 37, sc. 1) telles que la jalousie, la défiance, la jouissance de dominer, etc. (que l'anthropologie hobbesienne présente comme indépassables). Dans la <i class="spip">sécurité</i> affective offerte par des institutions « rationnelles » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 37, sc. 2) et néanmoins animées par les affects de ceux qui les font vivre, les êtres humains peuvent en effet nouer des liens d'amitié (de « <i class="spip">philia</i> » d'une certaine manière) et de « coopération ». La recherche de « l'intérêt » (y compris sous sa forme commerciale) n'en est évidemment pas absente, mais elle prend une forme nouvelle : commune, interdépendante (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 8) et visant non pas seulement la survie biologique, mais la plénitude de l'être.</p> <p class="spip">De là naît en effet la conscience que la puissance (personnelle et collective) s'en trouve augmentée, parce que « <i class="spip">l'homme est un dieu pour l'homme</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 35, sc.), et non seulement un « loup ». L'« <i class="spip">aide réciproque</i> », la coopération (le « commerce » en un autre sens) mais aussi l'attachement affectif non passionnel peuvent en effet permettre de satisfaire les besoins et les désirs de l'humanité (<i class="spip">Éth.</i>, IV, app., chap. 28). La « démocratie », de ce point de vue, est donc au moins autant affaire d'institutions que de <i class="spip">pratiques</i> affectives et de relations inter-humaines (Balibar, 1985 : 86).</p> <p class="spip">Le partage de la « joie » commune devient alors possible (Misrahi, 1992 : 224), puisque l'affect de joie constitue une expression « rationnelle », <i class="spip">i.e.</i> utile et communicative, du Désir. Liberté, amitié et équité peuvent alors se réaliser au sein du politique (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 70-73), témoignant du même coup de la puissance de la raison. Quant à l'homme libre, il est en même temps le plus capable de nouer des relations satisfaisantes avec ses semblables. Individualisme et sociabilité cessent alors de s'opposer, puisque les deux vont dans le même sens : la réalisation consciente de la nature de tous et chacun (Balibar, 1985 : 99) et la visée de la « béatitude ».</p> <p class="spip"><strong class="spip">Pour conclure : au-delà du politique, l'éthique</strong></p> <p class="spip">Au terme de cette brève analyse de la politique spinoziste, la question des conditions de possibilité d'un tel système demeure évidemment en suspens.</p> <p class="spip">Certes, c'est bien à partir d'une description réaliste de la « nature humaine », inscrite elle-même dans l'ordre de la « Nature », qu'il paraît préférable d'aborder la question des obstacles à la liberté. Si le « droit » rendu possible par la société civile se confond avec le « droit naturel » (<i class="spip">T.P.</i>, II, § 4 sq.),<i class="spip"> i.e.</i> avec la puissance effective de chaque être, celle-ci s'en trouve toutefois, le plus souvent, obscurcie et entravée par l'imagination et les passions. De là naissent si facilement la <i class="spip">servitude</i>, personnelle, religieuse et politique.</p> <p class="spip">Spinoza reste cependant convaincu qu'il est possible de « purifier » ou d'amender » (<i class="spip">emendare</i>) le Désir, afin de le dégager des faux-semblants et de la tristesse qui en découle fréquemment. Plus encore, il opère le tour de force de réintroduire, au sein du fonctionnement politique effectif, le jeu des passions et des affects, sans les restreindre à de simples « leviers » de communication et de "manipulation" de masse.</p> <p class="spip">L'objectif demeure néanmoins d'accentuer le rôle positif de la « raison » qui, pour n'être pas une « faculté » indépendante mais une expression de la nature et du désir humain (Balibar, 1985 : 100), est susceptible s'universaliser et d'accorder les hommes entre eux. Ceci n'implique certes pas le recours aux « symboles », ni même aux "représentances" (<i class="spip">Ibid.</i> : 86), censées servir de support aux identifications.</p> <p class="spip">La réalisation du meilleur système politique possible repose plutôt, en premier lieu, sur la mise en place d'institutions « rationnelles », capables de maintenir leur équilibre et de s'auto-limiter. Plus exactement, c'est l'exigence, nous pourrions presque dire « l'esprit » de la démocratie, comme auto-limitation réciproque et adhésion affective non passionnelle, qui permet de décrire ce que peut être une société vraiment rationnelle, une « démocratie » en un premier sens.</p> <p class="spip">En second lieu et de façon complémentaire, ce sont les <i class="spip">pratiques</i> (y compris affectives), qui s'attachent tout à la fois à ces institutions mais également aux relations directes (de commerce, d'amitié, etc.) qui sont réellement susceptibles de faire advenir le bien-être du plus grand nombre, et d'instaurer une « démocratie » véritable (<i class="spip">Ibid.</i> : 117). C'est en effet parce que les hommes ont besoin les uns des autres, et parce qu'ils découvrent à cette occasion qu'ils peuvent accroître leur puissance d'agir en coopérant, qu'ils seront d'autant plus amenés à vouloir la conservation de l'État qui le leur permet (<i class="spip">T.P.</i>, VII, § 4). Il existe donc bel et bien une relation nécessaire entre la puissance (et la liberté) des citoyens et la force (et la stabilité) de l'État "démocratique". L'objectif d'une telle organisation collective demeure donc d'offrir au plus grand nombre la possibilité de faire usage (intellectuellement mais aussi politiquement) de la raison (<i class="spip">Éth.</i>, V, 10) et, ainsi, de s'accorder d'autant mieux entre eux. La « liberté » ne se réduit donc pas, comme la liberté « des modernes », à la seule jouissance privative du bien-être.</p> <p class="spip">Mais un tel système politique permet-il réellement d'instaurer une liberté effective, qui ne soit pas qu'un nom ? Permet-il en outre d'apporter le « bonheur » au plus grand nombre, si par là on entend la conformité avec sa propre « nature » ?</p> <p class="spip">Spinoza est en réalité tout à fait conscient des difficultés d'une telle politique, mais également des limites de l'action politique en tant que telle. Certes, il essaie de ne pas idéaliser le fonctionnement effectif de la vie sociale et politique. Certes, « <i class="spip">le bien que l'homme désire pour lui-même […] et puisque ce bien est commun à tous et que tous peuvent s'en réjouir également, il s'efforcera de faire en sorte (pour la même raison) que tous s'en réjouissent, et cela d'autant plus qu'il jouira lui-même davantage de ce bien</i> » (<i class="spip">Éth.</i>, IV, 37, autre dém. ; trad. Misrahi) ». Mais d'une part, la route pour se défaire des passions est semée d'embûches et difficilement accessible. D'autre part et surtout, la « raison » demeure une forme seconde, et non ultime, de la connaissance. La véritable connaissance consiste en effet à dépasser la raison dans « l'intuition » (<i class="spip">Éth.</i> II, 40, sc. 2), qui désigne la saisie directe (mais intelligible et non "mystique"). Or cela, c'est proprement le travail de la « philosophie » (Misrahi, 1992 : 238-39) qui est une connaissance joyeuse, un « amour », <i class="spip">i.e.</i> une joie intellectuelle de la connaissance (<i class="spip">Éth.</i>, V, 41).</p> <p class="spip">Une telle connaissance n'est pas, il est vrai, réservée par nature à quelques-uns. En droit, tout un chacun peut y parvenir, et l'objectif de la politique est précisément d'y préparer le plus de personnes possible (Balibar, 1985 : 117). Mais la "possibilité" ne se confond pas avec "l'actualité". Autrement dit - et c'est là l'une des grandes originalités de Spinoza - la politique ("démocratique") est pensée comme un pré-requis indispensable, une condition de possibilité pour ouvrir le "chemin" du bien-être et de la « sagesse » (qui n'est autre chose que le bonheur). Mais cette condition, pour être nécessaire, n'est pas suffisante. Seuls quelques individus emprunteront effectivement cette "voie", qui n'est plus seulement politique mais éthique. La « béatitude » attendue (<i class="spip">beatitudo</i>), <i class="spip">i.e.</i> la joie parfaite qui ne cherche plus d'accroissement ultérieur (<i class="spip">Éth.</i>, IV, app. 4), que l'on retire du plaisir de connaître et de se connaître, est aussi « belle » que « rare » (<i class="spip">Éth.</i>, V, 42, sc.)…</p> <p class="spip">Cela signifie donc que les affects passionnels (l'envie et la haine par exemple) continueront, pour longtemps encore, à animer dans les faits l'existence socio-politique. Autrement dit, la politique ne peut en aucun cas réaliser le bien-être d'un nombre important de personnes, mais seulement offrir à la plupart la possibilité d'y accéder ; charge à chacun de poursuivre ce projet <i class="spip">éthique</i>, pour parvenir à la vraie <i class="spip">liberté</i>.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Bibliographie</strong></p> <p class="spip"><strong class="spip">Œuvres de Spinoza :</strong></p> <p class="spip">(1882-83) <i class="spip">Opera quotquot reperta sunt</i> (<i class="spip">Œuvres connues de Spinoza</i>), Van Vloten et Land, La Haye, éd. M. Nijhoff</p> <p class="spip">(1964) <i class="spip">Œuvres</i>, trad. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Gallimard La Pléiade</p> <p class="spip">(1964) <i class="spip">Œuvres I</i> : <i class="spip">Traité de la réforme de l'entendement. Court traité</i> (<i class="spip">T.R.E.</i>), trad. Ch. Appuhn, GF Flammarion</p> <p class="spip">(2003) <i class="spip">Traité de la réforme de l'entendement</i>, trad. A. Lécrivain, GF Flammarion</p> <p class="spip">(1965) <i class="spip">Œuvres II. Traité théologico-politique</i> (<i class="spip">T.T.P.</i>), trad. Ch. Appuhn, GF Flammarion, [1re éd., 1670]</p> <p class="spip">(1994) <i class="spip">Œuvres III. Traité théologico-politique</i>, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée, PUF Épiméthée</p> <p class="spip">(1965) <i class="spip">Œuvres III. Éthique</i> (<i class="spip">Eth.</i>), trad. Ch. Appuhn, GF Flammarion. (1990) <i class="spip">Éthique</i>, trad. R. Misrahi, PUF</p> <p class="spip">(1966) <i class="spip">Œuvres IV. Traité politique. Lettres</i> (<i class="spip">T.P.</i>), trad. Ch. Appuhn, GF Flammarion</p> <p class="spip">(2003) <i class="spip">Œuvres V. Traité politique</i>, trad. Ch. Ramond, PUF Epiméthée.</p> <p class="spip">Un site francophone propose également un travail collaboratif de traduction, encore à l'état d'ébauche, des œuvres spinozistes : http://www.spinozaetnous.org/</p> <p class="spip"><strong class="spip">Essais et commentaires :</strong></p> <p class="spip">ALQUIÉ, F., 2003. <i class="spip">Leçons sur Spinoza</i>, Paris : éditions de la Table Ronde</p> <p class="spip">BALIBAR, É., 1985. <i class="spip"> Spinoza et la politique</i>, Paris : PUF</p> <p class="spip">BODEI, R., 1997. <i class="spip">Géométrie des passions</i>, Paris : PUF</p> <p class="spip">DELEUZE, G., 1981. <i class="spip">Spinoza, Philosophie pratique</i>, Paris : Minuit</p> <p class="spip">DELEUZE, G., 1978-1981. Cours à Vincennes en ligne : http://www.webdeleuze.com/php/liste_texte.php ?groupe=Spinoza</p> <p class="spip">GIANNINI, H. <i class="spip">et al</i> (dir.), 1997 (1995). <i class="spip">Spinoza et la politique</i>, Paris : L'Harmattan</p> <p class="spip">HOBBES, T. 1999. <i class="spip">Le Léviathan</i>, trad. Tricaud, Paris : Dalloz</p> <p class="spip">LAUX, H., 1993. <i class="spip">Imagination et religion chez Spinoza</i>, Paris : Vrin</p> <p class="spip">LAZZERI, Ch., 1998. <i class="spip">Droit, pouvoir et liberté : Spinoza critique de Hobbes</i>, Paris : PUF</p> <p class="spip">MACHEREY, P., 1997 (1995). <i class="spip">Introduction à l'Éthique de Spinoza</i>, 5 vol., Paris : PUF</p> <p class="spip">MATHERON, A., 1988 (1971). <i class="spip">Individu et communauté chez Spinoza</i>, Paris : Minuit</p> <p class="spip">MISRAHI, R., 1992. <i class="spip">Spinoza. Un itinéraire du bonheur par la joie</i>, Paris : J. Grancher</p> <p class="spip">MISRAHI, R., 1995. « Spinoza et spinozisme », <i class="spip">Encyclopaedia Universalis</i>, éd. électronique, France S.A.</p> <p class="spip">MOREAU, P.-F., 1994. <i class="spip">Spinoza. L'expérience et l'éternité</i>, Paris : PUF Epiméthée</p> <p class="spip">MOREAU, P.-F., 2003. <i class="spip">Spinoza et le spinozisme</i>, Paris : PUF</p> <p class="spip">NADLER, S., 2003 (1999). <i class="spip">Spinoza, Biographie</i>, Paris : Bayard Centurion</p> <p class="spip">NEGRI, A., 1982. <i class="spip">L'anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza</i>, trad. F. Matheron, Paris : PUF</p> <p class="spip">RAMOND, Ch., 1998. <i class="spip">Spinoza et la pensée moderne. Constitutions de l'objectivité</i>, Paris : L'Harmattan</p> <p class="spip">RAYNAUD, Ph. & RIALS, S., 2003 (1996). <i class="spip">Dictionnaire de la philosophie politique</i>, Paris : PUF</p> <p class="spip">STRAUSS, L. & CROPSEY, J., 1994 (1963). <i class="spip">Histoire de la philosophie politique</i>, trad. O. Sedeyn, Paris : PUF</p> <p class="spip">TOSEL, A., 1984. <i class="spip">Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité Théologico-Politique</i>, Aubier</p> <p class="spip">WOLFSON, H. A., 1999 (1934). <i class="spip">La philosophie de Spinoza</i>, Paris : Gallimard</p> <p class="spip">ZAC, S., 1979. <i class="spip">Philosophie, théologie, politique dans l'œuvre de Spinoza</i>, Paris : Vrin</p> <p class="spip">ZOURABICHVILI, Fr., 2002. <i class="spip">Le Conservatisme paradoxal de Spinoza : Enfance et royauté</i>, Paris : PUF.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Liens :</strong> Anthropologie - Aristote - Bonheur - Démocratie - Dieu - Droit naturel - Espérance - Éthique - Fanatisme - Foule - Hobbes - Imagination - Libéralisme - Liberté - Machiavel - Monarchie - Nature - Obéissance - Passions - Peur - Platon - Puissance - Régime - Religion - Servitude - Souverain Bien - Superstition - Tolérance.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Comment citer cet article :</strong></p> <p class="spip">Liarte, Aurélien (2007), « Spinoza, Baruch. Une anthropologie politique de la liberté », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), <i class="spip">DicoPo</i>, <i class="spip">Dictionnaire de théorie politique</i>.</p> <p class="spip">http://www.dicopo.org/spip.php ?article93</p></div> Patriotisme constitutionnel http://www.dicopo.org/spip.php?article94 http://www.dicopo.org/spip.php?article94 2007-12-20T16:08:10Z text/html fr Sophie Heine P Le concept de patriotisme constitutionnel émergea dans le cadre de l'Allemagne post-nazie, où il fut développé essentiellement par le philosophe Jürgen Habermas. La nouvelle forme d'appartenance recommandée par cet idéal, basée sur une séparation des niveaux d'intégration politique et éthique, fut promue par cet auteur comme norme directrice face à des défis aussi prégnants que le rapport à une histoire nationale problématique, le multiculturalisme ou la construction européenne. L'interprétation du (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique7" rel="directory">P</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Le concept de patriotisme constitutionnel émergea dans le cadre de l'Allemagne post-nazie, où il fut développé essentiellement par le philosophe Jürgen Habermas. La nouvelle forme d'appartenance recommandée par cet idéal, basée sur une séparation des niveaux d'intégration politique et éthique, fut promue par cet auteur comme norme directrice face à des défis aussi prégnants que le rapport à une histoire nationale problématique, le multiculturalisme ou la construction européenne. L'interprétation du patriotisme constitutionnel n'est cependant pas monolithique. Son application à la question européenne a en particulier provoqué récemment des divergences d'interprétation entre ses différents adeptes.</p> <p class="spip"><strong class="spip">1. Les principes de base du patriotisme constitutionnel</strong></p> <p class="spip">Le philosophe allemand Jürgen Habermas a le plus contribué à définir et à faire connaître la notion de patriotisme constitutionnel. L'intuition qui le guida lorsqu'il adopta ce concept était que la citoyenneté et l'identité nationale ne sont pas conceptuellement liées et qu'il serait souhaitable de les séparer.</p> <p class="spip">Le patriotisme, nous dit Habermas, a certes historiquement facilité l'établissement de la citoyenneté démocratique en suscitant un sentiment commun d'appartenance. Ainsi, « dans la disposition à lutter et à mourir pour la patrie se manifestaient à la fois la conscience nationale et la conviction républicaine. Ceci explique le rapport de complémentarité qu'entretenaient à l'origine nationalisme et républicanisme » (Habermas, 1992 : 22). Il y a eu un « processus circulaire » entre ces deux éléments : « L'une et l'autre ont créé le nouveau phénomène d'une solidarité civique qui a ensuite formé le ciment des sociétés nationales » (Habermas, 2001 : 5 ; les citations de sources non francophones ont été traduites par l'auteur). Mais il n'y a pas de lien conceptuel entre les deux notions : « le lien créé entre <i class="spip">ethnos</i> et <i class="spip">demos</i> n'était qu'un passage. Du point de vue conceptuel, la citoyenneté était toujours déjà indépendante de l'identité nationale » (Habermas, 1998 : 71-72). La notion de citoyenneté démocratique postule en effet que le lien entre les citoyens n'est pas fondé sur l'appartenance à une communauté culturelle mais sur la pratique démocratique elle-même et sur les principes qui fondent cette pratique. Habermas souligne que ces deux dimensions de l'État-nation sont même en réalité potentiellement contradictoires : la dimension politico-juridique repose sur des principes universels et se traduit par les institutions de l'État de droit démocratique, alors que la dimension nationale est particulariste et affective (Habermas, 1996 : 286-287).</p> <p class="spip">Il est donc selon lui possible, et normativement nécessaire, de distinguer conceptuellement les aspects politiques et identitaires de la citoyenneté. C'est sur la base d'une telle réflexion qu'il a élaboré sa proposition de « patriotisme constitutionnel », qu'il définit comme un sentiment d'appartenance basé sur les principes universels contenus dans une constitution et non plus sur une identité culturelle particulière.</p> <p class="spip">Les principes universalistes à la base d'une telle appartenance doivent cependant être précisés et redéfinis par le processus démocratique, compris comme un processus délibératif. Dans cette vision délibérative de la démocratie, « les réglementations qui peuvent prétendre à la légitimité sont celles-là mêmes auxquelles toutes les personnes susceptibles d'être concernées pourraient consentir en tant que participants de discussions rationnelles » (Habermas, 1998a : 281). Cette « théorie de la discussion » rejoint le républicanisme sur le rôle essentiel qu'elle attribue au processus de formation de l'opinion et de la volonté politiques. Mais elle se rapproche aussi de la vision libérale par la place tout aussi centrale qu'elle accorde à l'État de droit et aux procédures institutionnalisées. Souveraineté populaire et État de droit se présupposent mutuellement dans ce modèle. L'espace public et la société civile jouent également un rôle capital dans le processus démocratique, puisque c'est là que se forme l'opinion publique, ensuite institutionnalisée selon des procédures démocratiques (Habermas, 1998a : 267-269 et 273).</p> <p class="spip">Pour Habermas, le patriotisme constitutionnel connut un premier début de réalité après la deuxième guerre mondiale dans le contexte ouest-allemand. C'est cette expérience historique particulière qui lui fit prendre conscience qu'une telle forme d'appartenance était non seulement réalisable mais aussi hautement désirable.</p> <p class="spip"><strong class="spip">2. Un concept originellement lié à la refédinition de l'identité allemande</strong></p> <p class="spip">Habermas a souligné l'évolution du débat sur l'identité nationale allemande et sa dimension particulariste. Après la phase de réaction à un douloureux passé, cette problématique fut selon lui confrontée aux effets de la partition du pays, avec une République fédérale ouverte à la culture de l'Occident, ainsi qu'à la question de la redistribution de la prospérité économique (Habermas, 1989 : 227). Une nouvelle forme d'appartenance serait dès lors apparue, caractérisée non seulement par une dissociation entre identité politique et identité culturelle, mais aussi par un rapport autocritique et réflexif à la tradition et à l'histoire nationales (Habermas, 1989 : 256-257).</p> <p class="spip">En effet, le patriotisme constitutionnel implique aussi un rapport réflexif et autocritique à l'histoire nationale. Reposant sur les principes des droits de l'homme et de démocratie, il exclut une valorisation acritique du passé et exige plutôt que l'expérience historique de la communauté soit jugée en fonction des principes universalistes qui la fondent. Habermas développa cette vision « postconventionnelle » du passé sur la base de l'expérience en Allemagne de l'Ouest. Depuis les crimes du national-socialisme, il ne lui semblait plus permis de maintenir telles quelles des traditions, simplement en vertu de leur lien avec une identité culturelle déterminée. Pareille rupture historique requérait désormais une « appropriation critique des traditions ambivalentes », soumettant celles-ci aux critères universalistes de l'État de droit démocratique (Habermas, 1989 : 227).</p> <p class="spip">Dès les années 1960, la gauche ouest-allemande avait développé une identité post-Holocauste et postnationale. Le concept de « patriotisme constitutionnel » (<i class="spip">Verfassungspatriotismus</i>) avait déjà été formulé par le publiciste Dolf Sternberger en 1979, dans un éditorial du <i class="spip">Frankfurter Allgemeine Zeitung</i> consacré au trentième anniversaire de la Loi Fondamentale allemande (Rambour, 2006 : 2). Étant donné le passé national-socialiste et le contexte de partition de l'Allemagne, Sternberger proposait de substituer au sentiment national classique un attachement aux principes et aux droits contenus dans la Constitution allemande (Sternberger, 1990). Toutefois, c'est véritablement Habermas dans les années 1980 qui théorisa le mieux ce concept au cours de la désormais célèbre « querelle des historiens » (Heine, 2006 : 76-82). Face à l'entreprise de banalisation de la période nazie par plusieurs historiens allemands, qui visait à faciliter le retour à une identité nationale traditionnelle, il développa une vision réflexive du rapport au passé se fondant sur l'optique « postnationale » du patriotisme constitutionnel (<i class="spip">Devant l'histoire</i>, 1988).</p> <p class="spip">Cette conception de l'histoire différait largement de la conception nationaliste, qu'Habermas qualifia de « conventionnelle ». Celle-ci consiste à refuser de tirer des leçons de l'histoire nationale et à en faire plutôt l'un des fondements essentiels de l'identité nationale. Pour Habermas au contraire, si l'histoire peut nous être utile, c'est moins comme modèle que comme terreau d'apprentissage. Ce sont surtout les éléments négatifs de nos traditions qui nous permettent de progresser, grâce aux leçons qu'ils contiennent pour le présent (Habermas, 1998b : 12-13). Le patriotisme constitutionnel n'est donc pas un « patriotisme historique », puisqu'il requiert une relation critique au passé. Mais ce n'est pas non plus un simple « patriotisme juridique », car il s'appuie sur un certain ancrage historique, aussi réflexif soit-il (Lacroix, 2002 : 950).</p> <p class="spip"><strong class="spip">3. Le patriotisme constitutionnel face à la pluralité culturelle et à l'intégration européenne</strong></p> <p class="spip">Dans les années 1990, Habermas élabora de nouvelles applications de la notion de patriotisme constitutionnel. Il la proposa tout d'abord comme horizon normatif face à la multiculturalité croissante des sociétés européennes et en particulier de la société allemande.</p> <p class="spip">S'opposant aux tendances culturalistes et différentialistes tant de gauche que de droite qui prévalaient en Allemagne de l'Ouest, il juge essentiel dans le contexte de l'Allemagne réunifiée que les différents groupes culturels adhèrent à un socle universaliste commun. Son concept de patriotisme constitutionnel lui permet de théoriser cette perspective : fondé sur une dissociation de la citoyenneté et de l'identité nationale, celui-ci peut permettre la coexistence de cultures diverses tout en favorisant un sentiment commun d'appartenance. Un État libéral-démocratique doit distinguer les niveaux d'intégration politique et éthique et ne peut donc requérir aucune assimilation culturelle des immigrants en échange de leur transformation en citoyens. Cependant, il peut, et même il doit, leur demander une allégeance aux principes constitutionnels. Habermas admet que les démocraties libérales ont une certaine « coloration éthique » influençant toujours en partie le niveau d'intégration politique. Celle-ci n'est toutefois pas figée et prédéterminée mais résulte d'une composition civique spécifique. Par conséquent, lorsque la communauté des citoyens se transforme, l'horizon culturel à l'intérieur duquel ils s'entendent sur leur identité collective évolue également (Habermas, 1998a : 233-235).</p> <p class="spip">Sur le plan des politiques concrètes, le patriotisme constitutionnel impose, selon Habermas, la pleine reconnaissance des droits de citoyenneté (civils, politiques et sociaux) aux minorités culturelles mais pas celle de droits collectifs. Car ceux-ci sont problématiques à plusieurs égards : non seulement ils risquent d'empêcher l'évolution interne des cultures mais en outre il peuvent entrer en contradiction avec les libertés individuelles (Habermas, 1998a : 226, 228).</p> <p class="spip">Par ailleurs, à partir de la fin des années 1990, Habermas estima que le processus de globalisation économique rendait nécessaire un approfondissement de la conscience postnationale et du patriotisme constitutionnel à l'échelle européenne (Habermas, 1998b : 177-179 ; Habermas, 2000) : « La force régulatrice de l'État-nation ne suffit plus depuis longtemps pour amortir les conséquences ambivalentes de la globalisation économique (…). C'est seulement au niveau européen qu'une partie du pouvoir de régulation politique, de plus en plus faible au niveau national, peut être regagnée. » (Habermas, 2005)</p> <p class="spip">Il s'oppose ainsi à l'approche « national-communautarienne », selon laquelle une organisation politique démocratique et sociale au niveau européen serait inconcevable à cause de l'absence de nation européenne. Prolongeant sa vision postnationale élaborée dans le cadre allemand, il considère au contraire que la citoyenneté ne doit pas forcément se déployer dans un cadre national : « il ne faut pas confondre la nation des citoyens avec une communauté de destin marquée par une origine, une langue et une histoire communes » (Habermas, 2001 : 5). Il s'agit de promouvoir un patriotisme constitutionnel européen, qui ne reproduise pas l'identité nationale au niveau européen mais qui soit une nouvelle forme postnationale d'appartenance. Cette forme nouvelle de patriotisme devrait conserver seulement les éléments civiques du patriotisme national et se délester de ses aspects culturels. Ces derniers subsisteraient au niveau de l'État-nation mais seraient relativisés par la nouvelle appartenance postnationale. Les cultures nationales ne devraient pas disparaître mais servir de grilles d'interprétation des principes universalistes, tout en étant interrogées en permanence sur la base de ces mêmes principes.</p> <p class="spip">L'intégration européenne est d'après Habermas particulièrement propice à l'élaboration de ce genre d'appartenance postnationale (Rambour, 2005). D'une part, les États-nations européens ont commencé à développer, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des prédispositions à une conscience postnationale : « la fusion (…) de ces deux éléments (démocratie et nationalisme) a perdu de sa force après deux guerres mondiales et les excès d'un nationalisme radical ». On a pu observer un « processus de formation de la conscience postnationale », dans lequel désormais « la solidarité entre les citoyens naît de l'appartenance à une communauté politique démocratique et constitutionnelle formée par des sociétaires libres et égaux » (Habermas, 2006 : 35 et 37). Les expériences néfastes du nationalisme au cours du 20ème siècle ont aussi engendré une conscience de la profonde ambivalence, voire du côté barbare, de toute tradition nationale, et une relation plus réflexive avec l'histoire nationale (Habermas, 1989 : 256-257). Cette conscience ne s'est donc pas seulement développée en Allemagne de l'Ouest mais aussi dans les autres pays européens. D'autre part, l'Union européenne repose déjà sur des principes constitutionnels et non sur une identité nationale commune. Il y a eu au niveau européen un « découplage progressif de la constitution et de l'État » : l'Union européenne n'est pas un État, car elle ne dispose pas du monopole de la violence légitime, « mais le droit européen (…) prime sur les droits nationaux (…). Les traités européens constituent donc déjà une constitution » (Habermas, 2006 : 38 et 40). Le projet de Constitution européenne s'inscrivait, selon Habermas, dans cette logique et devait donc être perçu comme un progrès du point de vue de l'objectif du patriotisme constitutionnel (Habermas, 2005).</p> <p class="spip">La conception habermassienne du patriotisme constitutionnel européen fait l'objet de critiques par certains théoriciens politiques. Considérant qu'elle s'est rapprochée du pôle communautarien, ils lui opposent une interprétation plus libérale.</p> <p class="spip"><strong class="spip">4. Europatriotisme civique ou postnationalisme radical</strong></p> <p class="spip">Pour Paul Magnette, Habermas « a pris très au sérieux la critique des nationaux-civiques, qui lui objectaient que le patriotisme constitutionnel ne permet pas de stabiliser une identité politique » (Magnette, 2006 : 139). À travers sa défense d'un patriotisme constitutionnel européen, il aurait évolué vers une position assez proche du patriotisme national mais en le transposant au niveau européen (Lacroix, 2006 : 30).</p> <p class="spip">En effet, Habermas souligne désormais la nécessité que les citoyens européens partagent une véritable identité commune pour « combler le besoin d'intégration d'une Union européenne dont on est en droit d'attendre qu'elle apprenne à parler d'une seule voix à l'extérieur, et à rassembler les compétences permettant une politique constructive à l'intérieur. La solidarité entre citoyens d'une même communauté ne peut pas reposer uniquement sur les devoirs d'une conscience morale universaliste » (Habermas, 2006 : 41).</p> <p class="spip">Dans cette perspective, sans une identité commune, il est impossible que se construise une Europe politique forte à l'intérieur et à l'extérieur. Au niveau interne, un sentiment d'appartenance commune entre citoyens européens serait nécessaire pour construire des formes de solidarité et de démocratie à une échelle européenne, qui impliqueraient un sentiment de confiance et de solidarité entre les citoyens (Habermas, 2001 : 6). De même, une politique extérieure européenne propre réclamerait une volonté commune supposant un sentiment d'appartenance politique (Habermas et Derrida, 2003 : 3). Une telle politique extérieure permettrait de défendre les intérêts et les valeurs européennes dans le monde et de s'imposer face à l'hégémonie américaine (Habermas, 2005) : « il n'y a qu'une seule alternative : ou nous parvenons à forger une identité européenne, ou le vieux continent disparaîtra de la scène mondiale » (Habermas, 2006 : 15). Cette identité commune ne doit pas être un donné historique ou biologique mais doit être élaborée par des processus démocratiques et reposer sur des principes constitutionnels (Habermas, 2006 : 40). Ces processus démocratiques doivent finalement aboutir à élaborer une « solidarité civique » à l'échelle du continent. Pour contribuer à cette identité commune, il faut non seulement une société civile et un espace public européens (grâce à une interpénétration des espaces publics nationaux), mais aussi une culture politique partagée (Habermas, 2000 : 110).</p> <p class="spip">Pour Habermas, une culture politique européenne postnationale existe déjà en filigrane, grâce à l'histoire particulière des pays européens, faite de si intenses déchirements : « ces conflits aigus ont été (…) à la fois un aiguillon pour le décentrement des perspectives de chacun (…) et une motivation pour surmonter le particularisme, pour apprendre la tolérance et institutionnaliser les conflits ». Ces expériences peuvent, selon lui, contribuer à faire naître une démocratie postnationale, car elles ont marqué l'Europe d'un « universalisme égalitaire » (Habermas, 2000 : 111). L'histoire européenne est donc valorisée comme une ressource unique pour susciter une forme postnationale d'appartenance. Plusieurs éléments de cette tradition peuvent permettre de renforcer un patriotisme constitutionnel européen, comme par exemple : un <i class="spip">ethos</i> de la lutte pour plus de justice sociale, une sensibilité plus grande aux atteintes portées à l'intégrité personnelle et physique, une distance réflexive des puissances européennes par rapport à elles-mêmes, une certaine aversion pour l'eurocentrisme et une espérance kantienne en une politique intérieure mondiale (Habermas et Derrida, 2003 : 4-6).</p> <p class="spip">Le philosophe distingue aussi cette culture politique commune en formation de la culture politique des États-Unis (Habermas, Schnapper et Touraine, 2001 : 5). Face au néolibéralisme porté par ce pays, les Européens devraient défendre un projet alternatif compatible avec leur identité. Ils devraient le faire dans l'intérêt des relations mondiales en général et dans leur intérêt propre également : « nous, Européens, avons un intérêt légitime à faire entendre notre voix sur l'avenir de la société mondiale dans un concert international qui est, jusqu'à présent, dominé par une vision bien différente de la nôtre » (Habermas, 2001 : 4).</p> <p class="spip">Dans son application de la notion de patriotisme constitutionnel à l'UE, Habermas semble donc avoir développé une vision assez proche du patriotisme national. On retrouve en effet dans son discours sur l'Europe plusieurs éléments caractéristiques du patriotisme national : l'insistance sur la nécessité d'une identité commune pour permettre le fonctionnement de la communauté politique (surtout si celle-ci est démocratique au niveau politique et social), la valorisation de l'histoire commune, la démarcation de son identité avec celle d'autres communautés et la dévalorisation (explicite ou implicite) de celles-ci. Ce qui fait dire à certains que le patriotisme constitutionnel habermassien s'est mué en un « europatriotisme » (Lacroix, 2006 : 31).</p> <p class="spip">Justine Lacroix remarque que d'autres auteurs, comme Jean-Marc Ferry, ont développé une interprétation proche de cette notion europatriotique civique. Notons que, même si elle ne parle pas de « patriotisme constitutionnel », Cécile Laborde préconise aussi l'élaboration d'un patriotisme européen analogue, qui se fonderait sur une « identité constitutionnelle supranationale » (Laborde, 2007). Ferry considère quant à lui qu'une communauté politique européenne requiert un recoupement de la « communauté légale » par une « communauté morale », c'est-à-dire « un ensemble d'attitudes, de schèmes de pensée, de visions du monde et de valeurs partagées entre individus appartenant à une même aire culturelle et à un même contexte historique » (Lacroix, 2006 : 32). Ces valeurs doivent, selon lui, provenir de la tradition européenne.</p> <p class="spip">Pour Ferry, il faut seulement retenir les valeurs liées à la démocratie libérale et en particulier, les principes de civilité, de légalité, de publicité. Comme Habermas, il estime que le patriotisme constitutionnel nécessite « une conscience éthico-historique des individus et des peuples capables de se rapporter de façon autocritique à leur passé propre » (Ferry, 2004a : 11). Cependant, ces valeurs partagées doivent « promouvoir un sentiment effectif d'union et de co-appartenance, un authentique ‘sens du nous' entre les peuples européens » (Ferry, 2004b : 35). Même le rapport réflexif à l'histoire nationale doit être soumis à cet objectif, car le pardon entre peuples pour les crimes qu'ils se sont réciproquement infligés peut contribuer à l'émergence d'une culture politique commune (Ferry, 2002 : 10).</p> <p class="spip">Ferry pense donc comme Habermas qu'il faut que l'UE se base sur une « substance éthique ». Une culture politique partagée doit servir de lien entre les normes juridiques universalistes et les cadres nationaux particularistes. Il faut faire naître une « culture politique partagée entre les nations membres de la communauté », qui « représente, avec une mémoire historique commune, l'élément substantiel d'une ‘communauté morale' susceptible de recouper la ‘communauté légale', déjà fortement développée dans l'Union, afin qu'advienne une véritable ‘communauté politique' » (Ferry, 2002 : 9, 11, 10).</p> <p class="spip">Justine Lacroix soutient donc que le patriotisme constitutionnel de Habermas et de Ferry est, sur le plan identitaire, assez proche des perspectives « communautariennes », si l'on définit celles-ci comme visant « un recoupement de la communauté légale par la communauté morale » (Lacroix, 2003 : 161-162).</p> <p class="spip">Plusieurs théoriciens politiques se réclamant du patriotisme constitutionnel en ont fait une interprétation plus radicalement postnationale, plus libérale, contestant l'interprétation plus républicaine et communautarienne de Habermas et de Ferry.</p> <p class="spip">Justine Lacroix considère ainsi que l'évolution des deux philosophes d'un post-nationalisme autocritique vers un certain « europatriotisme civique » comporte les mêmes dangers d'oppression et d'exclusion que tout patriotisme, à cause de la supériorité imputée à la communauté faisant l'objet de l'identification. Selon elle, ce danger existe qu'importe que les valeurs attribuées à celle-ci soient culturelles ou politiques. Elle estime qu'il n'est ni nécessaire ni souhaitable d'articuler la construction européenne à une identité commune basée sur des valeurs partagées. D'une part, le fait que les États-nations occidentaux soient stables et prospères malgré la diversité des valeurs et des identités de leurs citoyens montrerait qu'une telle articulation n'est pas nécessaire pour garantir la cohésion des sociétés. D'autre part, une telle articulation ne serait pas souhaitable d'un point de vue normatif, car l'association de semblables et l'opposition vis-à-vis d'un ou de plusieurs « autres », liées à l'identification collective, risqueraient de conduire à des logiques d'exclusion (Lacroix, 2006, 38-39).</p> <p class="spip">Lacroix s'oppose dès lors à l'idée qu'il faudrait développer au niveau européen une « culture politique commune » ou une « communauté morale ». L'intégration européenne permettrait au contraire d'établir une dissociation entre, d'une part, l'adhésion aux principes politico-juridiques universels des droits de l'homme et de la démocratie et, d'autre part, l'appartenance à une culture particulière. Le patriotisme constitutionnel devrait dès lors s'éloigner de toute logique identitaire : « le sens le plus profond du patriotisme constitutionnel ne réside pas en une <i class="spip">identification</i> effective à des principes universels (…) mais plutôt dans une <i class="spip">pratique</i> ou une habitude qui résiste à toute identification » (Lacroix, 2004 : 182-183). Avec Paul Magnette, elle prône une « discipline constitutionnelle fondée sur les calculs rationnels et sur la disposition à évaluer de manière critique sa propre loyauté nationale » (Lacroix et Magnette, 2005 : 216). Jan-Werner Müller estime dans la même veine que le patriotisme constitutionnel devrait être compris comme « un attachement critique et réflexif » (Müller, 2004).</p> <p class="spip">Patchen Markell estime aussi que l'optique identitaire du patriotisme constitutionnel de Habermas se rapproche des nationalismes ou des patriotismes civiques, qui tentent de réorienter l'affect vers des objets en apparence inoffensifs comme les principes universels de démocratie et de droits de l'homme. Mais il soutient que la « culture politique commune » voulue par Habermas peut mener aux mêmes dangers que n'importe quelle identité collective. En particulier, elle peut engendrer exclusion et violence en raison d'une valorisation excessive de la communauté politique concernée (Markell, 2000 : 39, 52-53). Il invite donc lui aussi à percevoir le patriotisme constitutionnel comme une pratique de résistance aux identifications particulières plutôt que comme une identification affective à des principes universels : « Le patriotisme constitutionnel doit être compris (...) comme une pratique politique de refus ou de résistance aux identifications particulières (…) dans l'intérêt du projet d'universalisation permanent, toujours incomplet et souvent imprévisible. » (Markell, 2000 : 40). Le patriotisme constitutionnel devrait donc permettre aux citoyens de ne pas s'identifier aux institutions de leur communauté politique et de les critiquer sur la base des principes universels qui le fondent.</p> <p class="spip">Etienne Tassin rejoint cette vision très postnationale. Pour lui, le patriotisme constitutionnel ne doit pas relever d'un débat sur l'identité, même politique ou postnationale. C'est plutôt l'action démocratique qui doit permettre de faire advenir la citoyenneté postnationale, car « la question politique est celle de l'agir et non de l'être ». Une telle citoyenneté postnationale devrait se déployer au niveau de l'Union européenne, car « le seul projet dont peut se prévaloir la communauté européenne est (…) celui de la mise en place d'une communauté d'activités et non d'une communauté d'identité » (Tassin, 1994 : 108, 109, 111). Kalypso Nicolaïdis estime dans la même veine que « cette communauté politique ne repose pas, comme c'est habituellement le cas avec les États-nations, sur une identité partagée, mais plutôt sur des projets et des objectifs partagés » (Nicolaïdis, 2006, 61).</p> <p class="spip"><strong class="spip">5. État fédéral européen ou fédération d'États souverains</strong></p> <p class="spip">Les partisans d'une version plus libérale et postnationale du patriotisme constitutionnel soulignent non seulement la tendance de Habermas à promouvoir désormais l'idée d'une culture politique européenne reproduisant la logique du patriotisme national, mais aussi sa défense d'une construction politique proche de la forme étatique nationale au niveau européen. Habermas semble en effet concevoir le patriotisme constitutionnel européen comme un moyen d'évoluer vers une sorte d'État européen, capable d'intervenir politiquement et socialement en Europe et dans le monde. Sur ce point, Justine Lacroix remarque que Ferry se distingue de Habermas, car il considère que l'Europe ne doit pas reproduire la forme étatique classique et doit laisser aux États membres un noyau irréductible de souveraineté (Lacroix, 2004 : 169-170).</p> <p class="spip">Dans une approche plus fédérale, Habermas préconise, outre le développement d'une culture européenne partagée, l'émergence d'une société civile et d'une sphère publique européennes, l'adoption d'une constitution européenne et d'une charte des droits fondamentaux, des institutions de type fédéral politisant les enjeux et mettant en œuvre des politiques sociales, l'utilisation de l'anglais comme langue de travail ainsi que le développement d'une politique étrangère cohérente (Habermas, 2001 : 6-7 ; Habermas, 2006 : 52-53). Autant d'éléments qui semblent indiquer une volonté de voir émerger un État fédéral européen.</p> <p class="spip">Contrairement à une telle vision, les partisans libéraux du patriotisme constitutionnel au niveau européen le perçoivent plutôt comme un moyen de préserver les souverainetés nationales, tout en atténuant leur caractère intrinsèquement pernicieux par la coopération et la collaboration. Jan-Werner Müller estime ainsi qu'il ne faut pas construire un État européen sur le modèle des États-nations, mais plutôt faire en sorte que l'Union européenne continue à fonctionner comme une collaboration entre des peuples demeurant souverains : « Ce qui fait la spécificité de l'UE - et sa valeur politique et morale pour les Européens - ( …) c'est sa nature particulière d'entité politique ne s'appuyant pas sur un unique <i class="spip">demos</i>, mais sur plusieurs <i class="spip">demoi</i> toujours plus proches les uns des autres, sans jamais fusionner en un seul. C'est un projet qui, comme le soulignait Joseph Weiler, requiert une forte dose de tolérance (notamment de tolérance constitutionnelle), car les différences et les identités doivent être négociées et renégociées en permanence » (Müller, 2004).</p> <p class="spip">De même, pour Nicolaïdis, « une démoï-cratie ne doit pas se fonder sur une compréhension verticale de la gouvernance, avec des normes constitutionnelles supranationales supplantant celles des nations (…). Notre démoï-cratie doit naître d'un mode de partage horizontal de la responsabilité et d'un transfert horizontal de souveraineté entre États plutôt que des États à ‘Brussels' ». Cette intégration « transnationale » implique donc une gouvernance horizontale plutôt que verticale, un dialogue plutôt qu'une hiérarchie entre les différentes autorités politiques ou légales. Cette demoï-cratie européenne « est fondée sur la reconnaissance mutuelle, la confrontation et le partage de plus en plus exigeant de nos identités respectives et distinctes ; pas sur leur fusion. L'Union européenne est une communauté d'autres » (Nicolaïdis, 2006 : 62, 59).</p> <p class="spip">Ces auteurs critiquent chez Habermas à la fois la reconduction d'une identité de type national au niveau européen et la reproduction du modèle de l'État fédéral à cette échelle. Ils lui opposent un patriotisme constitutionnel impliquant une adhésion purement rationnelle aux principes constitutionnels et un modèle d'intégration politique qui préserverait les souverainetés nationales tout en facilitant leur dialogue (Lacroix et Magnette, 2005 : 217). Et ils considèrent que le modèle communautaire actuel est assez proche de cet idéal.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Conclusion</strong></p> <p class="spip">Le patriotisme constitutionnel n'a jamais été une notion purement théorique mais fut, dès son émergence, étroitement lié à des débats politiques animés. Il sortit rapidement de son contexte allemand originaire et de la question du rapport à l'histoire de l'Allemagne pour rencontrer de nombreuses autres thématiques. Outre la question multiculturelle, c'est la problématique de la construction européenne qui engendre aujourd'hui les débats les plus nombreux autour de ce concept. Des controverses vivaces traversent les partisans d'une utilisation du patriotisme constitutionnel pour comprendre et orienter l'évolution de l'Europe. Ces débats portant en particulier sur la plus ou moins grande importance à accorder à la question de l'identification pour fonder le patriotisme constitutionnel et sur le degré de proximité souhaitable de l'entité politique européenne avec la forme étatique classique.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Bibliographie</strong></p> <p class="spip"><i class="spip">Devant l'histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des Juifs par le régime nazi</i>, Paris : éditions du Cerf, 1988.</p> <p class="spip">FERRY, J. M., 2002. « La référence républicaine au défi de l'Europe », <i class="spip">Pouvoirs</i>, n° 100.</p> <p class="spip">FERRY, J. M., 2004a. « Face à la question européenne, le problème d'une intégration postnationale », <i class="spip">Critique Internationale</i> n° 23, avril.</p> <p class="spip">FERRRY, J. M., 2004b. <i class="spip">L'Europe, l'Amérique et le monde</i>, Nantes : Plein Feux.</p> <p class="spip">FERRY, J. 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Bourdeau et R. Merrill (dir.), <i class="spip">DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.</i></p> <p class="spip">http://www.dicopo.org/spip.php ?article94</p></div> Droit de vote des enfants par procuration http://www.dicopo.org/spip.php?article88 http://www.dicopo.org/spip.php?article88 2007-12-20T16:07:53Z text/html fr Laurent De Briey D La représentation politique des enfants constitue un défi pour toute théorie de la démocratie. D'une part, le bien-être des enfants doit être pris en considération de la même manière que celui des autres citoyens - voire de manière privilégiée en raison de leur vulnérabilité et du fait que les effets à long terme des décisions prises pèseront en priorité sur eux. D'autre part, cependant, ils ne possèdent ni les compétences, ni la maturité requises pour pouvoir exprimer pertinemment leurs préférences politiques. (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique9" rel="directory">D</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">La représentation politique des enfants constitue un défi pour toute théorie de la démocratie. D'une part, le bien-être des enfants doit être pris en considération de la même manière que celui des autres citoyens - voire de manière privilégiée en raison de leur vulnérabilité et du fait que les effets à long terme des décisions prises pèseront en priorité sur eux. D'autre part, cependant, ils ne possèdent ni les compétences, ni la maturité requises pour pouvoir exprimer pertinemment leurs préférences politiques. Les premiers concernés par les résultats des débats démocratiques sont donc absents de ceux-ci.</p> <p class="spip">Cette absence remet en cause, au moins potentiellement, la réalité du suffrage universel. Dans les États démocratiques contemporains, celui-ci ne souffre en effet généralement plus que deux limitations : une exigence, plus ou moins souple, de citoyenneté et un critère d'âge, souvent fixé à dix-huit ans. Même si dans les faits il n'en est pas ainsi, l'exigence de citoyenneté ne devrait pas, en principe, constituer une réelle entrave à l'universalité du suffrage. Cette exigence permet de déterminer qui dispose d'un droit de vote au sein d'un État particulier, mais, en retour, toute citoyenneté devrait impliquer la reconnaissance des droits politiques fondamentaux au sein d'une société donnée. L'enfant, par contre, se voit dénué de tout droit de vote jusqu'à sa majorité.</p> <p class="spip">Quelle que soit sa légitimité, cette restriction du suffrage universel crée une distorsion entre la répartition des âges et des intérêts au sein de l'électorat et au sein de l'ensemble des citoyens. Cette distorsion est, en outre, appelée à croître en raison du vieillissement de la population. Il est par contre difficile d'en évaluer les conséquences. Un indice de celles-ci pourrait résider dans le fait qu'on observe, dans la plupart des pays de l'OCDE, une évolution contrastée des taux de pauvreté des enfants et des personnes âgées (Peterson 1992, Hinrichs 2007). Tandis que le risque de pauvreté des personnes âgées serait en réduction constante, celui des enfants s'accroîtrait (ou ne diminuerait que plus faiblement). Tout se passerait donc <i class="spip">comme si</i> le poids électoral grandissant des aînés leur permettait de voir leurs préoccupations prises en compte par les représentants politiques, tandis que l'absence des enfants dans l'électorat et, plus généralement, la perte de pouvoir des familles rendaient marginales leurs revendications. Ce déséquilibre pourrait engendrer d'importantes inégalités entre les différentes cohortes de la population. La génération plus âgée pourrait notamment profiter de la force que lui confère son nombre pour imposer que le coût du vieillissement de la population soit supporté uniquement par les générations suivantes (Sinn et Uelbelmesser 2003).</p> <p class="spip">Justifiées ou non, ces craintes expliquent la raison d'être d'une proposition surprenante : donner le droit de vote aux enfants dès leur naissance et permettre à leurs représentants légaux - les parents dans la plupart des cas - d'exercer ce droit par procuration jusqu'à leur majorité. Notamment défendue dans la littérature scientifique par le politologue Paul Peterson (1992) et le sociologue Stein Ringen (1997), cette proposition a occupé le devant de la scène médiatique allemande suite au dépôt en 2003 au <i class="spip">Bundestag</i> par quarante-sept parlementaires issus des différents partis politiques d'une motion proposant l'abolition de la limite d'âge pour l'octroi du droit de vote. Bien que cette motion ait finalement été rejetée en juin 2005, elle constitue un excellent catalyseur des doutes et interrogations que peut faire surgir l'organisation actuelle du suffrage universel. Les arguments en faveur du droit de vote par procuration des enfants - en anglais, le <i class="spip">ChiVi</i> pour <i class="spip">children's voting right, vicariously exercised</i> (Grötzinger 2001) -, et, par voie de conséquence, les critiques adressées au suffrage universel restreint aux seuls adultes, peuvent être distingués en fonction de leur caractère conséquentialiste ou déontologique (Hinrichs 2007). C'est pourquoi, après avoir détaillé le contenu exact de la proposition, nous présenterons successivement ces deux types d'arguments et les principales objections qu'ils soulèvent.</p> <h3 class="spip">Le <i class="spip">ChiVi</i></h3> <p class="spip">Dans son principe, le <i class="spip">ChiVi</i> est extrêmement simple. Il consiste à accorder le droit de vote à tout citoyen dès la naissance, tout en admettant qu'un mineur ne possède pas les capacités pour exercer par lui-même ce droit. La proposition repose donc sur le fait que ne pas posséder les compétences nécessaires à l'exercice d'un droit n'est pas une condition suffisante pour être privé de ce droit. Par exemple, un enfant se voit bel et bien reconnu un droit de propriété, bien qu'il ne puisse l'exercer lui-même. Le patrimoine d'un riche orphelin sera géré par un représentant légal, éventuellement sous le contrôle d'un conseil de famille, et cette gestion devra être conforme à l'intérêt de l'enfant. Similairement, un enfant pourrait se voir reconnu le droit de vote, mais celui-ci devrait être exercé par ses représentants légaux. La proposition consacre ainsi un mécanisme de procuration automatique en faveur du représentant de l'enfant reconnu par la loi.</p> <p class="spip">La proposition soulève cependant d'évidentes difficultés pratiques. Les enfants ayant généralement deux représentants légaux, il importe de déterminer quel parent votera pour chaque enfant. Ringen (1997) suggère que cela devrait être systématiquement la mère. Celle-ci, en raison de sa proximité affective et de la conscience de sa responsabilité à l'égard de son enfant, est en effet présumée plus susceptible que le père de voter en fonction des intérêts de son enfant plutôt qu'en fonction des siens. L'argument peut toutefois surprendre pour deux raisons distinctes.</p> <p class="spip">Premièrement, parce qu'en présupposant que les représentants doivent voter différemment pour leurs enfants que pour eux-mêmes, il rend la proposition, en l'absence de tout contrôle possible, fortement idéaliste. La pertinence éventuelle du <i class="spip">ChiVi</i> nous semble dépendre bien au contraire de l'importance du recoupement des intérêts des enfants et de leurs représentants. Ce n'est que si l'on peut présumer que le vote des représentants, même lorsqu'ils répliquent simplement leurs votes personnels, est une approximation fiable - du moins, plus fiable que le vote de l'électeur moyen qui constitue actuellement le représentant de fait des enfants - du vote qu'exprimeraient les enfants s'ils avaient les compétences requises, que le <i class="spip">ChiVi</i> nous semble pouvoir être sérieusement pris en considération.</p> <p class="spip">Accorder la procuration systématiquement à la mère soulève une deuxième objection. Un tel système romprait en effet l'équilibre des genres au sein de l'électorat et conduirait à une surreprésentation des femmes difficilement justifiable d'un point de vue déontologique requerrant une égalité principielle. Pour le même motif, l'hypothèse inverse - accorder la procuration systématiquement au père de l'enfant - n'est certainement pas plus justifiable. La difficulté peut, toutefois, être résolue sans créer un biais en faveur d'un genre spécifique. Par exemple, pour peu que le genre favorise un recoupement des intérêts, les mères pourraient voter systématiquement pour leurs filles et les pères pour leurs fils (Grötzinger 1993). Si, par contre, le genre n'est pas estimé un critère pertinent, le vote d'un enfant pourrait être exprimé alternativement par ses parents pour chaque élection de même type. On peut ainsi imaginer que, pour une famille donnée, lors d'un scrutin législatif, la mère voterait pour ses enfants de rang impair et le père pour les enfants de rang pair et que cela soit l'inverse lors des législatives suivantes. Les modalités pratiques de la proposition peuvent ainsi requérir des mécanismes administratifs relativement lourds, mais, techniquement, des solutions peuvent aisément être conçues. Il en est de même pour d'autres questions comme celle de la détermination de celui qui doit exprimer le vote d'un enfant lorsqu'un enfant ne vit plus avec l'un de ses deux parents. L'évaluation du <i class="spip">ChiVi</i> ne dépend pas tant de sa faisabilité pratique que de la validité des arguments supposés le justifier.</p> <h3 class="spip">Arguments conséquentialistes</h3> <p class="spip">Une première catégorie d'arguments avancés en faveur du <i class="spip">ChiVi</i> regroupe des motifs conséquentialistes. Selon ces arguments, la valeur de la proposition serait fondée sur les conséquences, jugées positives, de son adoption. Le <i class="spip">ChiVi</i> peut ainsi être présenté comme un instrument important d'une politique nataliste et contribuerait par conséquent à un nécessaire rééquilibrage de la pyramide des âges au sein de la société. Plus subtilement, le <i class="spip">ChiVi</i> permettrait également que l'électeur moyen ait un âge « idéal », c'est-à-dire qu'il soit suffisamment âgé pour avoir acquis une importante expérience, mais encore suffisamment jeune pour demeurer enthousiaste et ouvert au changement (Toulemon 1948). Le principal argument conséquentialiste invoqué est cependant quelque peu différent. Le fait que le <i class="spip">ChiVi</i> conduise à un rajeunissement de l'électeur moyen est jugé hautement favorable, notamment dans les milieux écologiques, parce qu'il assurerait une meilleure prise en compte des impacts à long terme des décisions présentes (Van Parijs 1999). Les personnes âgées, étant présumées préoccupées par leurs intérêts personnels, fonderaient leurs votes sur un horizon temporel nécessairement limité. Le vieillissement de la population conduirait à une dictature du présent sur le futur. Le <i class="spip">ChiVi</i> constituerait ainsi un précieux rempart face au danger d'une gérontocratie et favoriserait les politiques progressistes et écologiques. Il est plausible que les personnes âgées aient tendance à privilégier des politiques plus conservatrices que les générations plus jeunes. Les arguments invoqués soulèvent néanmoins des objections relatives tant à leur validité qu'à leur légitimité.</p> <p class="spip">En ce qui concerne la validité, nous ne considèrerons, à titre d'exemple, que la thèse selon laquelle le vieillissement de la population fait obstacle à la prise en compte des effets à long terme des politiques publiques. La réalité de cet effet ne va pas de soi, dans la mesure où il requiert, pour que son ampleur soit significative, que l'âge soit un critère déterminant du vote des personnes âgées. Or la diversité des préférences politiques au sein de chaque génération paraît nettement plus importante qu'un éventuel clivage générationnel. En fait, l'introduction du <i class="spip">ChiVi</i> pourrait même être contreproductive sur ce point. Comme Hinrichs (2007) le suggère, si le droit de vote était donné aux enfants afin, explicitement, de réduire le pouvoir électoral des personnes âgées, cela pourrait avoir comme effet de créer une « conscience de classe d'âge » inexistante actuellement. À partir du moment où elles se sentiraient menacées par le nouveau système, les personnes âgées pourraient commencer à voter de manière plus monolithique.</p> <p class="spip">De plus, l'élément le plus susceptible de favoriser une prise en compte du long terme n'est sans doute pas l'âge, mais la jouissance d'une relative sécurité à court terme. Penser aux effets à long terme des politiques publiques constitue, dans une certaine mesure, un luxe que ne peuvent se permettre que ceux assurés de la satisfaction de leurs besoins immédiats. À nouveau, renforcer le poids des parents dans l'électorat pourrait donc être contreproductif puisque les parents sont ceux dont les besoins présents sont les plus impondérables (Weber 1958).</p> <p class="spip">Plus généralement, la validité d'un argument conséquentialiste est très délicate à vérifier <i class="spip">a priori</i>. Elle dépend de multiples éléments contextuels et d'interactions imprévisibles. Ce type d'argument souffre, toutefois, d'une faiblesse plus importante encore, celle de sa légitimité. Un argument conséquentialiste repose, en effet, sur un état final qu'il faudrait s'efforcer d'atteindre, mais c'est la justification du caractère souhaitable de cet état final qui est en l'occurrence problématique. Or, dans une société démocratique, c'est le débat public qui doit juger de ce qui est souhaitable et son jugement n'a de légitimité que dans la mesure où il ne met pas à mal les conditions de possibilité de ce débat - ce pourquoi un gouvernement démocratiquement élu perdrait sa légitimité démocratique s'il abolissait la démocratie (de Briey 2006). Cela confère aux réformes constitutionnelles un statut spécifique puisqu'elles modifient l'organisation du débat lui-même. Idéalement, ces réformes ne peuvent pas introduire volontairement de biais en faveur de certaines préférences ou intérêts.</p> <p class="spip">Une réforme constitutionnelle ne peut donc être justifiée que si elle contribue à renforcer le caractère démocratique du débat politique, donc par des arguments déontologiques. (Ou, du moins, le recours à des arguments conséquentialistes doit être subordonné à la démonstration que la réforme ne détériore pas le caractère démocratique du débat politique.) En l'occurrence, affirmer le caractère souhaitable du <i class="spip">ChiVi</i> parce qu'il favoriserait une meilleure prise en compte du futur requiert avant tout que soit justifié déontologiquement en quoi l'allongement de l'horizon temporel des électeurs renforce le caractère démocratique du débat politique.</p> <h3 class="spip">Les arguments déontologiques</h3> <p class="spip">Ultimement, le <i class="spip">ChiVi</i> doit donc être jugé sur la pertinence de l'argumentation déontologique invoquée en sa faveur. Selon celle-ci, l'octroi du droit de vote aux enfants, même exercé par procuration par leurs représentants légaux, serait la dernière étape d'un processus d'universalisation du suffrage. Le <i class="spip">ChiVi</i> correspondait au « suffrage universel intégral » (Toulemon 1933) et mettrait fin au biais en défaveur des enfants et des familles que la restriction du suffrage universel aux seuls adultes engendre. Comme les enfants ne participent pas à la désignation des représentants politiques, ceux-ci seraient incités à accorder moins d'attention à leurs revendications qu'à celles des groupes disposant du droit de vote.</p> <p class="spip">L'argument possède une certaine plausibilité. Si les retraités étaient privés du droit de vote - par exemple, pour lutter contre les effets dénoncés ci-dessus de la gérontocratie (Van Parijs 1999) -, il est effectivement fort probable que les pensions seraient réduites. Inversement, il n'est guère douteux que l'obtention du droit de vote ait contribué à l'amélioration de la condition des ouvriers, puis des femmes. Dès lors, si les ménages avec enfants à charge représentent, disons, 30% de l'électorat, alors qu'ils constituent 45% de la population, on peut légitimement craindre que leurs intérêts soient insuffisamment pris en compte. Le fait que la répartition des intérêts dans l'électorat ne recoupe pas la répartition des intérêts dans la population peut ainsi être perçu comme instaurant un important déficit démocratique. La justification du <i class="spip">ChiVi</i> n'est donc pas de chercher à favoriser un groupe social - les familles - et un mode de vie particuliers, mais de rétablir l'équilibre entre les différents groupes sociaux en mettant fin à une discrimination induite par le système actuel.</p> <p class="spip">En fait, loin de contredire le principe « une personne, une voix », le <i class="spip">ChiVi</i> s'en revendique en l'interprétant comme signifiant « une personne, un droit de vote », et non « une personne, une voix émise ». Dans son principe, le <i class="spip">ChiVi</i> est radicalement distinct d'une forme de suffrage plural qui accorderait aux parents des votes complémentaires en raison de leur contribution au bien-être collectif que constituerait le fait qu'ils élèvent des enfants. Les adversaires de la proposition ne manquent toutefois pas de souligner que, dans les faits, le <i class="spip">ChiVi</i> conduit aux mêmes conséquences qu'un suffrage plural parental et s'y opposent fondamentalement pour la même raison : une exigence d'égalité au sein de l'électorat. Ils affirment le caractère illégitime de tout système électoral qui accorderait un pouvoir électoral plus grand à certaines personnes qu'à d'autres. Ce débat met ainsi en évidence l'existence d'une tension entre les exigences d'universalité du suffrage - tout citoyen devrait disposer d'un droit de vote - et d'égalité - tout citoyen ne peut émettre qu'un vote (Hinrichs 2007).</p> <p class="spip">Par ailleurs, l'argumentation déontologique en faveur du <i class="spip">ChiVi</i> relie fortement votes et intérêts. Elle paraît considérer que l'électeur décide de voter pour la personne ou le parti qu'il juge le plus apte à défendre ses intérêts personnels, quelle que soit la manière dont ceux-ci sont définis. Or le vote peut également dépendre de la conception du bien commun que se fait un électeur. Dans ce dernier cas, il est légitime que seules les personnes disposant des compétences minimales requises pour se former une conception du bien commun soient non seulement autorisées à voter, mais plus fondamentalement disposent du droit de vote. Les intérêts des enfants sont, de toute façon, supposés être déjà pris en compte par chaque électeur lorsqu'il forme sa conception du bien commun.</p> <p class="spip">Les partisans du <i class="spip">ChiVi</i> admettront certainement que la conception du bien commun d'un électeur influence son vote, mais ils rétorqueront que la perception de ses intérêts personnels est prépondérante. L'argument repose non seulement sur le penchant égoïste supposé de l'électeur moyen, mais aussi sur un biais cognitif surestimant la légitimité de ses intérêts personnels et de ceux de ses proches dans la formation d'une conception du bien commun. Ainsi, même si l'on entend promouvoir une conception plus « délibérative » du vote, l'exigence d'un recoupement de la répartition des intérêts au sein de l'électorat et au sein de la population demeure.</p> <p class="spip">Les partisans du <i class="spip">ChiVi</i> ne sont guère davantage ébranlés par un argument analogue. Selon celui-ci, même s'il s'avérait que les représentants légaux défendent adéquatement les intérêts des enfants qu'ils représentent, ils ne peuvent légitimement voter en leur nom parce qu'ils ne peuvent adéquatement exprimer la conception du bien commun de ces enfants. L'objection consiste à demander pourquoi des parents conservateurs, par exemple, pourraient voter au nom de leur adolescent fasciné par des idéaux libertaires. Les partisans de la proposition peuvent toutefois aisément répondre que si on estime cet adolescent suffisamment compétent pour avoir effectivement une conception politique qui mérite d'être prise en compte, il faut lui reconnaître la capacité de voter lui-même. Si, par contre, la société considère qu'il est trop jeune pour que son opinion soit signifiante, seuls ses intérêts doivent être reflétés par le vote exercé en son nom.</p> <p class="spip">Plus critique pour le <i class="spip">ChiVi</i> est une objection portant sur la nature même de l'acte de voter. Le <i class="spip">ChiVi</i> se fonde fortement sur une analogie de traitement entre les droits politiques et les droits civils et sociaux. Si les représentants légaux peuvent exercer les droits civils et sociaux de leurs enfants en leurs noms, pourquoi en serait-il différemment pour les droits politiques ? Une justification possible d'un traitement différencié de ces droits est cependant envisageable pour deux raisons. Premièrement, parce que les conséquences de l'exercice des droits civils et sociaux sont supposées restreintes au seul enfant, tandis que voter au nom de son enfant aurait des implications sur l'ensemble de la communauté. Deuxièmement, parce que le vote, à l'instar par exemple du mariage ou de la rédaction d'un testament, serait un acte qui requiert l'expression d'une volonté informée qui ne peut s'exprimer que personnellement - ce pourquoi le droit de vote serait un droit inaliénable, y compris sous la forme d'une procuration automatiquement accordée à un représentant légal (Hinrichs 2007).</p> <p class="spip">La pertinence de cette double justification peut bien entendu être discutée. Il peut notamment être argué que l'exercice de droits civils et politiques a inéluctablement des conséquences sur d'autres personnes, ou qu'un acte de vente requiert également une volonté informée, et qu'on voit mal dès lors la réelle différence avec le vote. Mais, plus fondamentalement, les partisans du <i class="spip">ChiVi</i> mettront en évidence que, de fait, le droit de vote des enfants est aliéné et exercé par une autre personne qu'eux : l'électeur moyen. Il ne s'agit pas tant de s'interroger sur la légitimité d'une représentation politique des enfants, mais sur l'identité de la personne la mieux à même d'exprimer leurs votes. S'agit-il du représentant légal reconnu pour l'exercice des autres droits ou le droit de vote devrait-il recevoir un traitement spécifique et être exercé par un autre représentant, par exemple l'électeur moyen ?</p> <h3 class="spip">Conclusion</h3> <p class="spip">Sans surprise, la proposition allemande en faveur du <i class="spip">ChiVi</i> a été rejetée par le <i class="spip">Bundestag</i>. Même s'il est fondé sur une volonté d'approfondissement de l'universalité du suffrage, le <i class="spip">ChiVi</i> ressemble trop, à première vue, à un retour à une forme de suffrage plural pour pouvoir emporter l'adhésion. De ce point de vue, le fait que des propositions similaires soient défendues par des partis d'extrême droite est extrêmement embarrassant. Le <i class="spip">ChiVi</i> est cependant également défendu par des socialistes, des conservateurs, des écologistes... En fait, lorsque cette idée est reprise par des extrémistes, ils l'accompagnent d'une conception particulièrement restrictive de la citoyenneté : seuls les enfants de « vrais » citoyens disposeraient de ce droit. La nuance est importante puisque, aujourd'hui, ce sont bien souvent les personnes issues de l'immigration qui ont le plus d'enfants.</p> <p class="spip">Quoi qu'il en soit, au vu de la très faible plausibilité qu'une majorité politique puisse être réunie pour mettre en œuvre le <i class="spip">ChiVi</i>, le mérite essentiel de la proposition est de servir d'aiguillon et de permettre de questionner ce qui peut sembler aller de soi : l'organisation actuelle du suffrage universel. Le <i class="spip">ChiVi</i> a notamment le grand mérite de mettre en évidence un problème qui va devenir de plus en plus crucial : dans une société sans cesse vieillissante, comment peut-on garantir que le système démocratique assure une juste prise en compte des intérêts des enfants et des familles ?</p> <p class="spip">S'il pose donc incontestablement de bonnes questions, il ne va par contre pas de soi que la réponse proposée soit la meilleure envisageable. Au mieux, elle ne constitue d'ailleurs qu'un <i class="spip">second best</i>, dans la mesure où le vote exprimé ne reflètera qu'imparfaitement celui qu'aurait émis l'enfant s'il disposait des compétences minimales requises. La proposition repose ainsi de manière cruciale sur la proximité des intérêts entre l'enfant et ses représentants (mais non pas sur l'hypothèse d'une communauté d'intérêts des enfants et/ou des familles dans leur ensemble). Il est effectivement plausible que l'intérêt d'un enfant soit plus proche de celui de ses représentants légaux que de celui de l'électeur moyen. Ainsi, il n'est pas absurde de considérer que, dans une large mesure, un chômeur comme ses enfants ont intérêt à ce que les allocations de chômage soient majorées. Similairement, une baisse de l'impôt sur le revenu est vraisemblablement conforme à l'intérêt d'un riche indépendant comme de ses enfants. Mais cette logique peut-elle être étendue à toutes les questions politiques ? Est-ce encore vrai, par exemple, lorsqu'il s'agit de questions environnementales ? Et, lorsque ce n'est pas le cas, ou que ce n'est que faiblement le cas, est-il légitime de renforcer la représentation des parents dans l'électorat ? En outre, une fois reconnue que le <i class="spip">ChiVi</i> ne peut constituer au mieux qu'un <i class="spip">second best</i>, il importe de se demander s'il n'existe pas d'autres moyens d'atteindre l'objectif recherché par la proposition qui présenterait moins de désavantages. Il ne va pas de soi, en effet, que la meilleure manière de protéger les intérêts des enfants soit un ersatz du mode de protection des intérêts des adultes. Ne serait-il pas plus pertinent de privilégier un mode spécifique de protection des enfants ? Plusieurs mécanismes de ce type peuvent être envisagés (Offe 1993). Comme plusieurs pays, dont la Belgique, l'ont fait, un médiateur peut être désigné avec la mission spécifique de promouvoir le respect des droits des enfants, éventuellement en lui donnant une forme de pouvoir de veto lorsqu'il estime que ces droits seraient mis à mal par une proposition de loi. La protection constitutionnelle des droits des enfants pourrait également être renforcée, de telle sorte qu'une Cour constitutionnelle puisse annuler des décisions qui y porteraient atteinte (Hinrichs 2007).</p> <p class="spip">En définitive, le <i class="spip">ChiVi</i> est une proposition stimulante qui mérite d'être considérée sérieusement. Nombre des objections qui lui sont adressées ne sont pas décisives parce que, si elles mettent en évidence les imperfections du système proposé, elles oublient de considérer celles du système en place. Le <i class="spip">ChiVi</i> ne prétend pas être un système parfait, mais seulement être préférable au suffrage universel restreint aux seuls adultes. En fait, la principale faiblesse du <i class="spip">ChiVi</i> n'est sans doute pas l'une de celles soulevées généralement, mais bien le manque d'imagination du mécanisme envisagé.</p> <h3 class="spip">Références bibliographique</h3> <p class="spip">BRADSHAW, J., FINCH, N., 2002. <i class="spip">A Comparison of Child Benefit Packages in 22 Countries</i>, Leeds : Department for Work and Pensions, Research Report No. 174, Corporate Document Services.</p> <p class="spip">BRADSHAW, J., MAYHEW, E., 2003. « Are Welfare States Financing Their Growing Elderly Populations at the Expense of Their Children ? », <i class="spip">Family Matters</i>, No. 66 : 20 25.</p> <p class="spip">BURNS, A., GOODNOW, J., CHISOLM, R., MURRAY, J., 1979. <i class="spip">Children and Families in Australia. 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Bourdeau et R. Merrill (dir.), <i class="spip">DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.</i></p> <p class="spip">http://www.dicopo.org/spip.php ?article88</p></div> Multiculturalisme http://www.dicopo.org/spip.php?article90 http://www.dicopo.org/spip.php?article90 2007-12-20T16:07:39Z text/html fr Sophie Guérard de Latour M Pour préciser la signification du terme de « multiculturalisme », il convient de distinguer trois niveaux de sens : social, politique et philosophique. <br />1. La multiculturalité, un fait social <br />Le multicuturalisme est lié au constat de la multiculturalité des sociétés modernes. En ce sens, il désigne une évolution sociale caractérisée par l'accroissement manifeste des différences culturelles. Sans réduire la complexité d'un tel phénomène, on peut toutefois s'appuyer sur la typologie proposée par Bhikhu Parekh (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique18" rel="directory">M</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Pour préciser la signification du terme de « multiculturalisme », il convient de distinguer trois niveaux de sens : social, politique et philosophique.</p> <p class="spip"><strong class="spip">1. La multiculturalité, un fait social</strong></p> <p class="spip">Le multicuturalisme est lié au constat de la <i class="spip">multiculturalité</i> des sociétés modernes. En ce sens, il désigne une évolution sociale caractérisée par l'accroissement manifeste des différences culturelles. Sans réduire la complexité d'un tel phénomène, on peut toutefois s'appuyer sur la typologie proposée par Bhikhu Parekh et distinguer trois grandes catégories de diversité culturelle (Parekh 1999 : 27) :</p> <p class="spip">a) La « diversité des sous-cultures » (<i class="spip">subcultural</i> <i class="spip">diversity</i>) désigne la variété des styles de vie qui s'affirment dans les démocraties modernes, du fait de la libéralisation des mœurs et de l'individualisation des comportements. La « culture des jeunes », la « culture gay » ou la « culture punk » sont des exemples de « sous-cultures », dans la mesure où elles correspondent aux modes de vie particuliers observables au sein d'une culture donnée.</p> <p class="spip">b) La « diversité des perspectives » (<i class="spip">perspectival</i> <i class="spip">diversity</i>) provient de la remise en cause des normes dominantes dans un groupe culturel. Elle s'affirme par exemple quand les féministes contestent la prégnance des schémas patriarcaux dans la vie domestique, sociale et politique, ou quand les fondamentalistes rejettent le processus de sécularisation de l'Etat moderne, ou encore quand les environnementalistes dénoncent l'anthropocentrisme des Occidentaux. Ces individus ne forment pas nécessairement des sous-cultures à l'intérieur d'une culture commune mais contestent les fondements mêmes de cette dernière. C'est par leur posture critique qu'ils suscitent l'émergence de nouvelles représentations culturelles.</p> <p class="spip">c) La « diversité des communautés » (<i class="spip">communal</i> <i class="spip">diversity</i>) : ce troisième type ne se confond ni avec la variation des modes de vie au sein d'une culture donnée ni avec la contestation des normes dominantes. Il désigne les groupes tels que les communautés issues de l'immigration, les communautés diasporiques (Juifs, Gitans), les peuples indigènes et les minorités régionales (Basques, Québécois, etc.), qui ont pour point commun de se rassembler autour d'une « identité ethnique ». Les sociologues insistent sur la variété des critères d'identification ethnique (langue, religion, traditions, etc.) et sur le double caractère de ce processus, à la fois subjectif et objectif. On retiendra ici la définition des « ethnies » proposée par Dominique Schnapper : « les groupes d'hommes qui se vivent comme les héritiers d'une communauté historique et culturelle (souvent formulée en termes d'ascendance commune) et partagent la volonté de la maintenir. En d'autres termes, l'ethnie se définit par deux dimensions : la communauté historique et la spécificité culturelle » (Schnapper 1994 : 29)</p> <p class="spip">La typologie de Parekh indique que la multiculturalité des sociétés modernes procède à la fois de changements structurels et d'une évolution de la sensibilité collective, puisque la libéralisation des modes de vie provoque simultanément la multiplication des <i class="spip">subcultures</i> (a) et une remise en cause des normes dominantes (b). Si la catégorie (c) n'est pas spécifiquement moderne, puisque les frontières ethniques ont toujours traversé les sociétés humaines, elle prend toutefois un sens inédit dans des sociétés de plus en plus conscientes de leur caractère multiculturel. Ceci explique que la protection juridique des groupes ethniques ait pu devenir un objectif politique dans les démocraties modernes et que la multiculturalité, en tant que fait social, soit étroitement liée au multiculturalisme, en tant que projet politique.</p> <p class="spip"><strong class="spip">2. Le multiculturalisme, un projet politique</strong></p> <p class="spip">Le terme de « multiculturalisme » apparaît explicitement dans le contexte politique canadien. Le multiculturalisme correspond, en effet, au projet du Premier Ministre Pierre-Eliott Trudeau qui, dès les années 1970, défend l'idée que le Canada est une nation multiculturelle, constituée non seulement par les deux peuples fondateurs, mais aussi par l'ensemble des immigrés qui vivent au Canada. Elevé au rang de principe constitutionnel en 1982, le multiculturalisme affirme publiquement que l'égalité civique est compatible avec le respect des différences culturelles. Il consacre officiellement la rupture avec le modèle assimilationniste qui prévaut dans la plupart des démocraties et qui fait dépendre l'intégration politique de l'adoption des normes culturelles majoritaires.</p> <p class="spip">Concrètement, il se traduit par la mise en place de mesures politiques et d'exemptions juridiques, afin de garantir aux minorités ethniques une égalité de traitement quand les normes en vigueur les desservent. Ces mesures permettent par exemple d'adapter le calendrier national ou les codes vestimentaires aux traditions minoritaires (cf. le cas paradigmatique dans la littérature sur le multiculturalisme du turban et du <i class="spip">kirpan</i> sikhs au Canada, pays où la loi permet aux membres de cette communauté de déroger aux réglementations sur le port du casque et le port d'armes). Les politiques multiculturalistes ne se limitent pas à l'accommodement des lois par les tribunaux ; elles désignent aussi tout un éventail de mesures politiques destinées à favoriser l'intégration des immigrés (programme d'<i class="spip">affirmative action</i> dans les domaines économique et éducatif, représentation politique spécifique, cours dans la langue d'origine pour les enfants d'immigrés, campagnes de lutte contre le racisme, financement des festivals ethniques etc.). D'autres régimes démocratiques comme l'Australie, la Grande-Bretagne, la Suisse et les Pays-Bas ont adopté des politiques similaires, sans aller jusqu'à faire du multiculturalisme un principe constitutionnel. Avec le Canada, ils font toutefois partie des pays ayant adopté un « multiculturalisme intégré » par opposition au « multiculturalisme éclaté » des Etats-Unis (Wieviroka 2001). Dans le premier cas, les politiques multiculturalistes visent explicitement à promouvoir le respect de la diversité culturelle par une forme de reconnaissance publique. Dans le second cas, la dimension de reconnaissance est moins claire ; si elle semble bien influer les débats sur le <i class="spip">political correctness</i> et sur la réforme des programmes scolaires, elle n'inspire pas en tant que telle les politiques d'<i class="spip">Affirmative action</i>, dont le but premier est de combattre les préjugés racistes et non de promouvoir le respect des différences culturelles.</p> <p class="spip">Le multiculturalisme est donc un phénomène politique récent et multiforme. Il est sans doute trop tôt pour mesurer ses effets réels sur l'intégration des minorités. On peut toutefois noter que la réception de ce type de politique par l'opinion publique est contrastée. Si le « droit à la différence » a suscité l'enthousiasme de certains dans les années 1980 et 1990, il a aussi toujours provoqué de vives résistances. Actuellement, avec le regain du nationalisme xénophobe en Europe et les craintes suscitées par le terrorisme islamique, les politiques multiculturalistes sont largement remises en question dans la plupart des démocraties qui les avaient adoptées, comme en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et dans la province québécoise du Canada.</p> <p class="spip"><strong class="spip">3. Le multiculturalisme, un débat philosophique</strong></p> <p class="spip">L'évolution décrite précédemment a largement pesé sur l'évolution des débats de philosophie politique, tout particulièrement dans les démocraties anglophones où le multiculturalisme a été mis en oeuvre. Dans un univers intellectuel dominé par le libéralisme de John Rawls, l'intérêt pour ce phénomène politique s'est principalement traduit par une discussion critique de la théorie libérale de la citoyenneté.</p> <p class="spip"><strong class="spip">a) La politique de la différence</strong></p> <p class="spip">La première défense célèbre de l'idée multiculturaliste s'ancre dans une critique de « l'universalisme abstrait ». Dans <i class="spip">Justice and the Politics of Difference</i>, Iris Marion Young dénonce l'incapacité d'un tel universalisme à garantir l'égalité politique d'individus dotés d'identités et de modes de vie différents. Institutionnalisé dans le contexte d'une culture donnée, le statut civique avalise la domination de l'identité jugée « normale », à savoir, dans les démocraties occidentales, celle de l'homme blanc, riche et bien portant. Loin de garantir l'égalité de tous devant la loi, il marginalise le point de vue des identités minoritaires. Un universalisme correctement compris doit donc renoncer à être « indifférencié » ; au contraire, il doit mettre en œuvre une « politique de la différence », c'est-à-dire favoriser la représentation politique des groupes dominés afin d'inclure l'ensemble des perspectives dans le processus de délibération démocratique.</p> <p class="spip"><strong class="spip">b) La politique de la reconnaissance</strong></p> <p class="spip">Si la première défense du multiculturalisme a pris la forme d'une promotion politique de la diversité culturelle comprise au sens large, les débats qui ont suivi se sont surtout attachés au cas de la diversité ethnique. Dans son célèbre article sur « La politique de la reconnaissance », Charles Taylor défend ainsi la cause de la minorité québécoise au Canada. Pour justifier le droit de cette minorité à préserver son identité culturelle, notamment par la promotion politique de l'usage du français, Taylor reprend les critiques adressées par Michaël Sandel à la « république procédurale » et formule la première défense communautarienne des politiques multiculturalistes. Comme Sandel, il refuse les limites d'une conception de la légitimité politique fondée sur la primauté du juste sur le bien, selon laquelle les libertés individuelles ne doivent pas être sacrifiées à la promotion du bien commun. Un tel « libéralisme des droits » est par essence « inhospitalier à la différence », car il exclut d'emblée des buts politiques légitimes la promotion de l'identité culturelle. Il néglige de ce fait le rôle crucial que joue cette dernière dans la vie des individus et doit être remplacé par un libéralisme plus ouvert à cette cause. Une telle évolution est requise, d'après Taylor, par le sens même de l'égalité moderne, qui repose à la fois sur la valeur universelle de la dignité et sur la valeur spécifique de l'authenticité.</p> <p class="spip"><strong class="spip">c) La citoyenneté multiculturelle</strong></p> <p class="spip">La théorie de Will Kymlicka, qui constitue la réponse la plus détaillée du libéralisme politique aux deux critiques évoquées précédemment, défend la capacité de cette philosophie à relever le défi du multiculturalisme. Dans <i class="spip">Liberalism, Community and Culture</i>, Kymlicka revient sur les principales objections adressées par les communautariens aux libéraux, notamment celle de « la liberté du vide » (Taylor) et du « soi désencombré » (Sandel), afin de contester l'idée reçue selon laquelle le libéralisme politique serait indissociable d'une philosophie sociale atomiste et individualiste. Les libéraux ne nient nullement la valeur des attachements communautaires et admettent parfaitement que les projets de vie adoptés par un individu s'en inspirent. Seulement, ils refusent de réduire la raison pratique à la seule découverte de normes héritées : l'individu reste libre de critiquer son contexte culturel et de réviser les choix qu'il l'a amené à faire, grâce au concept de justice qu'il tire de sa raison. Ce principe de révision n'empêche pas la philosophie libérale de reconnaître la « valeur de l'appartenance culturelle », que Kymlicka propose d'interpréter comme un « bien premier » au sens rawlsien. Il élabore ainsi une défense instrumentale de l'identité culturelle qui considère celle-ci comme le « vocabulaire partagé » donnant sens aux choix individuels, comme la condition nécessaire à l'exercice de l'autonomie.</p> <p class="spip">Dans <i class="spip">Multicultural Citizenship</i>, le philosophe canadien précise la nature du bien premier en question. L'appartenance culturelle qu'il défend se confond avec la « culture sociétale », c'est-à-dire avec « une culture qui offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l'ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l'éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publique et privée. » (Kymlicka 2001 : 115). Définie de la sorte, l'identité culturelle désigne les cultures « nationales », que ces nations soient souveraines ou qu'elles forment des minorités à l'intérieur d'un État. Prendre au sérieux le rôle que joue la culture sociétale dans l'exercice de l'autonomie individuelle oblige, selon Kymlicka, à réviser profondément la formulation des principes démocratiques. Il en résulte que, contrairement à ce que pensent la plupart des libéraux, le modèle de la tolérance religieuse n'est pas adapté aux cas des identités culturelles. Les cultures sociétales, en effet, ne peuvent pas être privatisées à la manière des croyances religieuses, car si un État peut être neutre d'un point de vue confessionnel, il ne saurait l'être d'un point de vue culturel ; il promeut toujours la culture majoritaire, aux dépends des cultures minoritaires, à travers le choix d'une langue officielle, de symboles nationaux, de jours fériés d'origine religieuse. L'orientation ethnique de la sphère publique pose problème dans la mesure où elle lèse les minorités qui ne se reconnaissent pas dans cette identité collective. C'est pourquoi il convient de formuler des droits culturels susceptibles de rétablir l'égalité entre les groupes majoritaire et minoritaires. La théorie de la citoyenneté multiculturelle distingue toutefois clairement le cas des <i class="spip">minorités nationales</i> (formées à la suite d'une conquête, d'une annexion, d'une colonisation) et celui des <i class="spip">minorités ethniques</i> (issues de l'immigration). Les premières, qui disposent encore d'une culture sociétale, peuvent prétendre à une certain degré d'auto-gouvernement, afin de contrôler les décisions politiques qui engagent l'avenir de leur culture (immigration, régime foncier, langue, éducation). Les secondes, en revanche, sont formées d'individus qui ont abandonné leur culture sociétale d'origine en changeant de pays ; il est donc légitime d'attendre d'eux qu'ils s'intègrent à celle du pays d'accueil. Néanmoins, rien ne justifie qu'on leur impose une assimilation culturelle, à partir du moment où l'apprentissage de la langue officielle et la connaissance des éléments principaux de l'histoire nationale, nécessaires à la compréhension des débats démocratiques, suffisent à garantir leur intégration politique.</p> <p class="spip">D'après Kymlicka, les libéraux n'ont pas de raison de rejeter les droits culturels sous prétexte qu'il s'agirait de droits collectifs qui nient la valeur des droits individuels. Il reproche à cette opposition de confondre deux dimensions qui ne sont pas nécessairement liées. Les droits culturels sont en effet des « protections externes » (<i class="spip">external protections</i>), visant à rétablir une égalité entre les groupes, qui n'impliquent pas le droit de mettre en œuvre des « restrictions internes » (<i class="spip">internal restrictions</i>), visant à limiter la liberté des membres de la minorité.</p> <p class="spip"><strong class="spip">e) Le culturalisme libéral</strong></p> <p class="spip">Nous avons accordé un traitement privilégié à la théorie de Kymlicka, car elle reste la version la plus développée de la défense libérale du multiculturalisme. Elle n'est toutefois pas la seule disponible. Certains libéraux, comme Joseph Raz, vont au-delà d'une justification politique du multiculturalisme et le considèrent comme la manifestation d'une nouvelle sensibilité morale, d'une conscience identitaire réflexive et ouverte à la pluralité des cultures. La promotion du multiculturalisme prend ici un caractère perfectionniste que Kymlicka affirme éviter. D'autres, comme Yaël Tamir et David Miller, essaient de réconcilier le nationalisme et le libéralisme, en soutenant que le respect des principes de justice n'exclut pas le type d'obligations spécifiques qui unissent les membres d'une communauté culturelle. Miller notamment insiste sur le rôle de la solidarité nationale pour promouvoir l'attachement des citoyens à la justice sociale. Cette ouverture pluriforme de la philosophie libérale au thème de l'identité culturelle confirme les intuition de Kymlicka sur les limites de l'opposition entre libéralisme et communautarisme pour penser les enjeux du multiculturalisme. Si cette opposition a dominé les débats à l'origine, elle a perdu sa pertinence après que la dimension communautaire de la citoyenneté a été mise en évidence par les libéraux eux-mêmes. La nouvelle question qui se pose à eux est désormais la suivante : « Est-ce que les efforts menés par la majorité pour promouvoir la solidarité nationale sont une source d'injustices pour les minorités ? (<i class="spip">Do majority efforts at nation-building creates injustices for minorities ?</i>) » (Kymlicka 1998 : 27)</p> <p class="spip">La défense libérale du multiculturalisme a été critiquée de diverses manières, soit d'un point de vue interne, par des théoriciens partageant les postulats du libéralisme politique, soit d'un point de vue externe par des perspectives politiques concurrentes. La présentation qui suit ne prétend pas à l'exhaustivité. Elle espère seulement donner une idée de la variété des critiques adressées aux théories libérales en s'appuyant sur les objections plus célèbres.</p> <p class="spip"><strong class="spip">d) Les critiques internes de la citoyenneté multiculturelle</strong></p> <p class="spip"><strong class="spip"> d 1) La critique libertarienne</strong></p> <p class="spip">Chandran Kukathas admet avec Kymlicka que la sphère publique manque de neutralité et que, de ce fait, les décisions collectives pèsent inégalement sur les différents groupes culturels. Mais plutôt que de rétablir l'égalité devant la loi par compensation, <i class="spip">i.e.</i> par un système de protections spécifiques, il en conclut que la solution est d'alléger le poids de la loi pour tous. Si l'on considère, par exemple, que la loi imposant le port du casque est trop coercitive pour les Sikhs, il faut reconnaître qu'il en va de même pour l'ensemble des motards et qu'elle lèse aussi ceux qui préfèrent rouler tête nue. Kukathas rejette le principe de l'égalité différenciée qui restaure des formes de privilèges incompatibles avec l'égal respect de la liberté de chacun. Il plaide au contraire en faveur d'une « politique de l'indifférence » radicale. L'État n'a pas à se préoccuper des préférences de chacun, qu'elles soient d'origine culturelle ou non. Il n'a pas non plus à promouvoir l'autonomie individuelle au sein des minorités culturelles, car cela revient à imposer une conception du bien à des individus qui ne la partagent pas (Kukathas 1992). La seule option valable pour une politique libérale du multiculturalisme réside dans le respect inconditionnel de la liberté d'association, qui consiste à accorder aux individus le droit de préserver leurs traditions culturelles même si elles nient les valeurs libérales (circoncision, mariages forcés) et qui laisse à chacun le droit de quitter l'association, sans qu'on ait à se soucier toutefois de la capacité des individus à exercer ce droit (Kukathas 2003).</p> <p class="spip"><strong class="spip">d 2) La critique libérale égalitarienne</strong></p> <p class="spip">Dans <i class="spip">Culture and Equality</i>, Brian Barry rejette la solution libertarienne (Barry 2001). Toute loi pèse nécessairement de façon inégale sur les citoyens, du fait de la diversité de leurs préférences et valeurs personnelles. Cela ne l'empêche pourtant pas d'être juste à partir du moment où elle exprime la volonté politique des citoyens. Barry condamne avec force le discrédit jeté par les partisans du multiculturalisme sur l'idéal universaliste, hérité des Lumières. En érigeant la pratique de la <i class="spip">rule and exemption</i> au rang de modèle politique, afin de mettre en œuvre la « citoyenneté différenciée », ces derniers compromettent le sens de l'égalité des citoyens devant la loi. Le multiculturalisme favorise ainsi le clientélisme politique et ruine les bases de la solidarité civique. Loin de promouvoir une forme supérieure d'égalité, il sert, par bien des aspects, à masquer la formidable régression des mesures de redistribution sociale dans les démocraties libérales depuis les années 1980. Enfin, en renonçant au modèle de la tolérance religieuse et à sa stratégie de privatisation des différences, il recrée les conditions de conflits politiques autour de valeurs inconciliables et semble plus à même d'aggraver les tensions entre groupes culturels que de les apaiser.</p> <p class="spip"><strong class="spip">f) Les critiques externes de la citoyenneté multiculturelle</strong></p> <p class="spip"><strong class="spip">f 1) La critique féministe</strong></p> <p class="spip">Dans son article “<i class="spip">Is Multiculturalism Bad for Women ?</i>”, Susan Moller Okin reproche aux politiques multiculturalistes de favoriser le maintien de pratiques sexistes, en accordant aux minorités culturelles des droits collectifs qui lèsent surtout les femmes. Rien ne justifie, en effet, qu'une femme soit moins protégée par loi qu'une autre parce qu'elle appartient à une minorité culturelle. Du point de vue des femmes, la perspective de s'assimiler à la culture majoritaire est souvent plus enviable et plus légitime que la protection des cultures minoritaires. De façon plus générale, Okin reproche à la citoyenneté multiculturelle de reproduire les défauts du libéralisme rawlsien, en maintenant une frontière trop rigide entre le public et le privé. De même que Rawls n'affronte pas sérieusement le problème des injustices domestiques dans sa conception de la justice politique, Kymlicka néglige les dangers que sa défense libérale des minorités culturelles fait peser sur l'autonomie des femmes. Selon Okin, la distinction entre « protections externes » et « contraintes internes » ne suffit pas à résoudre le problème, car si elle permet de condamner les formes ouvertes de discrimination sexiste, elle s'avère incapable de contrer le sexisme ordinaire qui est à l'œuvre au sein de la sphère domestique et qui repose essentiellement sur l'intériorisation de cette forme de domination.</p> <p class="spip"><strong class="spip">f 2) La critique raciale</strong></p> <p class="spip">Certains observateurs ont souligné l'inégale efficacité des politiques multiculturalistes en matière de lutte contre l'exclusion identitaire. Si ces dernières ont favorisé l'intégration des immigrés d'origine européenne, elles semblent avoir échoué dans le cas des minorités visibles, comme le suggèrent les fortes disparités socio-économiques qui continuent de séparer les populations blanches et les populations non-blanches dans la plupart des démocraties libérales. D'après certains critiques (Goldberg 1995), le multiculturalisme ne serait pas à même d'abolir la frontière raciale, car il s'inscrit dans le cadre d'une théorie, le libéralisme politique, qui présuppose la légitimité de l'État démocratique moderne. S'inspirant des pensées marxiste et foucaldienne, ces critiques rejettent un tel présupposé ; elles considèrent au contraire que la vocation essentielle de l'État moderne est de conforter la domination de certains groupes sociaux en s'appuyant sur des processus de normalisation. Le racisme en particulier, en tant que processus d'altérisation radicale, permettrait de justifier l'exclusion, c'est-à-dire la « mort sociale », de certaines catégories d'individus, à une époque où l'État, devenu « bio-pouvoir », a désormais pour fonction de protéger la vie des individus. La nature du mécanisme étatique explique donc l'incapacité du multiculturalisme à combattre efficacement le racisme, puisque ses postulats libéraux l'empêchent de comprendre et de combattre les causes véritables de l'exclusion identitaire. Ainsi, dans des sociétés historiquement dominées par des populations blanches, comme le Canada, l'aménagement de la diversité culturelle n'empêchera pas l'État de racialiser les groupes jugés trop éloignés de la norme dominante et de perpétuer ainsi la ségrégation d'une catégorie de citoyens (Salée 2005).</p> <p class="spip"><strong class="spip">f 3) La critique épistémologique</strong></p> <p class="spip">De même que John Rawls propose d'appliquer à la philosophie politique le principe de la tolérance, Bhikhu Parekh souhaite lui appliquer le principe du multiculturalisme. Il reproche en effet aux libéraux de forger leur plaidoyer en faveur de la diversité culturelle sans prendre cette dernière au sérieux. Leur propension à analyser les groupes humains à la lumière de la frontière entre les cultures libérales et les cultures non-libérales dénaturent leur compréhension du pluralisme culturel. Une théorie politique véritablement multiculturelle doit au contraire aller plus loin dans l'ouverture aux différentes perspectives que les cultures adoptent sur le problème de la justice politique. Elle doit renoncer à l'idée que le libéralisme, agrémenté de droits culturels, est la seule théorie à offrir une formule suffisamment neutre pour résoudre ce problème.</p> <p class="spip"><strong class="spip">f 4) La critique républicaine</strong></p> <p class="spip">En France, le rejet généralisé du multiculturalisme s'est fait au nom de la philosophie républicaine et de son modèle d'intégration politique, consacré à travers la fameuse opposition entre « l'universalisme à la française » et le « communautarisme américain ». Comme l'a justement remarqué Justine Lacroix, une telle opposition est symptomatique de l'ignorance des débats sur le multiculturalisme en France et du préjugé hexagonal qui conduit à associer indûment le communautarisme philosophique au multiculturalisme politique. Certains philosophes français s'efforcent toutefois de faire progresser le débat sur ces questions, soit en incitant le républicanisme français à se libéraliser (C. Audard, A. Renaut), soit en explorant les potentialités critiques de la philosophie républicaine (C. Laborde, J.-F. Spitz). Cécile Laborde s'efforce ainsi de repenser les rapports entre républicanisme et identité culturelle en interrogeant le contexte français à la lumières des analyses normatives contemporaines. Sa démarche lui permet de mettre les républicains français comme Alain Finkielkraut face à leurs contradictions : ce dernier, en effet, ne peut pas simultanément condamner la promotion politique des minorités au nom du projet universaliste qu'incarne à ses yeux la culture française et défendre cette dernière au nom de « l'exception culturelle ». Si la culture française a le droit de se défendre face à l'impérialisme culturel américain, les minorités culturelles qui vivent en France peuvent légitimement faire valoir le même droit face à l'assimilationnisme républicain. L'idée multiculturelle n'est donc pas anti-républicaine ; elle peut au contraire être investie de façon originale par cette philosophie politique qui offre une perspective critique sur les concepts centraux du libéralisme politique.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Bibliographie</strong></p> <p class="spip">AUDARD, C., 1999. « French Republicanism and ‘Thick' Multiculturalism », BHARGAVA R., KUMAR BAGCHI A., SUDARSHAN R., <i class="spip">Multiculturalism, Liberalism and Democracy</i>, New Delhi, New-York : Oxford University Press.</p> <p class="spip">AUDARD, C., 2001. « Multiculturalisme et transformation de la citoyenneté », <i class="spip">Archives de la philosophie du droit</i>, No. 45, pp. 227-243.</p> <p class="spip">BARRY, B., 2001. <i class="spip">Equality and Culture</i>, Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press.</p> <p class="spip">CASTLES, S., 1997. « Multicultural Citizenship : A Response to the Dilemma of Globalization and National Identity », <i class="spip">Journal of Intercultural Studies</i>, vol. 18, No. 1, pp. 5-22.</p> <p class="spip">CONSTANT, F., 2000. <i class="spip">Le multiculturalisme</i>, Paris : Flammarion.</p> <p class="spip">DOPPELT, G., 1998, « Is there a Multicultural Liberalism ? », <i class="spip">Inquiry : an Interdisciplinary Journal of Philosophy</i>, June, vol. 41. 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Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article90</p></div> Laïcité http://www.dicopo.org/spip.php?article89 http://www.dicopo.org/spip.php?article89 2007-12-20T16:07:26Z text/html fr Marc-Antoine Dilhac L Le terme « laïcité » renvoie à l'histoire de la France, à l'histoire d'une confrontation historiquement déterminée entre l'Église et l'État. Parler de « laïcité », c'est notamment parler de l'histoire politique et juridique de la République française, depuis 1871, quand celle-ci s'élève lentement sur les ruines du Second Empire. Mais bien sûr cette confrontation entre l'Église et l'État a des racines qui s'étendent au-delà, dans les siècles précédents et hors de France ; elle trouve notamment sa source dans la lutte (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique17" rel="directory">L</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Le terme « laïcité » renvoie à l'histoire de la France, à l'histoire d'une confrontation historiquement déterminée entre l'Église et l'État. Parler de « laïcité », c'est notamment parler de l'histoire politique et juridique de la République française, depuis 1871, quand celle-ci s'élève lentement sur les ruines du Second Empire. Mais bien sûr cette confrontation entre l'Église et l'État a des racines qui s'étendent au-delà, dans les siècles précédents et hors de France ; elle trouve notamment sa source dans la lutte entre le Pape et l'Empereur pour l'exercice de la <i class="spip">plenitudo potestatis</i>, au XIVe siècle. D'une certaine manière, ce conflit pour la « plénitude de la puissance » structure les rapports entre l'Église et l'État monarchique et féodal d'abord, puis républicain jusqu'au début du XXe siècle, et trouvera une solution française qui consiste dans l'abandon des prétentions de l'Église à tout pouvoir temporel et des prétentions de l'État à tout pouvoir spirituel, selon un régime de séparation. On remarque cependant que la définition d'une morale publique reste aujourd'hui encore une source de conflit entre l'Église et l'État, sur les sujets de l'avortement, des biotechnologies, mais aussi du mariage, ce qui oblige les juristes à trouver des principes d'arbitrage innovants.</p> <p class="spip">Il faut cependant se débarrasser de quelques préjugés tenaces qui tendent à enclaver la laïcité dans une histoire particulière et une aire culturelle et religieuse spécifique.</p> <p class="spip">Tout d'abord, vocable français, la laïcité a néanmoins des équivalents, notamment en anglais ; ce que l'on appelle <i class="spip">secularism</i> aux États-Unis est très proche de la laïcité française et exprime très exactement la <i class="spip">separation of Church and State</i>. Il faut donc se garder de considérer la laïcité comme une construction uniquement française, car le risque est d'en faire une simple exception culturelle qui pourrait être rejetée à ce titre par des citoyens contestant sa neutralité culturelle. Aussi devons-nous examiner la notion de laïcité elle-même, sans négliger l'histoire qui l'a fait émerger (il est impossible de faire l'économie de son étude) mais sans pour autant l'attacher à cette histoire.</p> <p class="spip">Ensuite, parce qu'il est désormais trop fréquent de lier le destin de la laïcité à celui de l'Église qui serait par essence libérale, nous devons clairement affirmer que la laïcité, au sens de séparation politique, n'est pas un concept issu du Christianisme dont le verset <i class="spip">« Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »</i> (Mathieu, 22.21) serait la formule définitive. Ce verset n'est pas seulement mis à l'épreuve par l'histoire de l'Église catholique, mais d'abord par d'autres versets et d'autres interprétations des Evangiles. Dans Matthieu, ne lit-on pas aussi, lorsque Christ s'adresse à Pierre : <i class="spip">« Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. »</i> (Matthieu, 16.19) ; ce verset a abondamment été utilisé pour justifier les prétentions de l'Église à la plénitude du pouvoir. Il en est de même de ce verset, plus problématique encore : <i class="spip">« Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu (non est enim potestas nisi a Deo »</i> (Paul, Epître aux Romains, 13.1). Le conflit pour l'exercice de la <i class="spip">plenitudo potestatis</i> ne peut se comprendre si l'on ne rappelle pas d'abord le conflit exégétique qui le sous-tend (voir le <i class="spip">Defensor Pacis</i> de Marsile de Padoue et le <i class="spip">Breviloquior</i> de Guillaume d'Ockham). Évidemment, le terme de laïcité est formé à partir de la distinction ecclésiastique entre laïcs et clercs, les uns n'ayant pas de fonction dans le clergé, les autres faisant parti de la hiérarchie de l'Église catholique. Cela ne signifie pas pour autant que la laïcité comme séparation soit d'origine chrétienne. Rappelons que le laïc, bien qu'il n'ait pas d'office dans l'institution ecclésiastique, reste un membre de la communauté religieuse, c'est-à-dire de l'Église au sens de congrégation des fidèles, et en même temps un « contribuable » pour la papauté. Nulle séparation du politique et du religieux.</p> <p class="spip">Enfin, la troisième idée dont il faut se séparer, c'est celle d'une dérivation de la laïcité à partir du terme grec de <i class="spip">« laos »</i> (λαός) qui désigne l'unité du peuple. De là, il faudrait en conclure que l'unité du laos implique la laïcité comme principe de liberté (de conscience) et d'égalité. Mais cette dérivation étymologique n'a aucune pertinence philosophique pour comprendre la notion de laïcité telle qu'elle se constitue aux XVIIIe et XIXe siècles, car il n'y a pas plus de laïcité dans la cité grecque qu'il n'y a d'unité du peuple dans l'État moderne. Cette étymologie est utile pour éclairer l'origine du mot, elle est tout à fait inutile pour analyser la notion.</p> <p class="spip">Débarrassé de ces quelques commodités intellectuelles, il est possible d'envisager la laïcité comme construction de l'État émancipé et d'avancer une définition minimale et relativement consensuelle de la laïcité : la laïcité, c'est la séparation de l'Église et de l'État ; et cette séparation, il faut la comprendre comme neutralité religieuse de l'État et neutralité politique de l'Église. Cette définition assez commune permet de désenclaver historiquement, nationalement et religieusement cette notion et d'éviter certaines interprétations maximalistes de la laïcité comme tolérance politique : la laïcité fournit un principe politique et juridique pour traiter les questions de tolérance religieuse, mais pas toutes les questions de tolérance ; elle n'est donc pas l'équivalent de la tolérance et ne permet pas de faire l'économie d'une réflexion sur la tolérance politique dans la démocratie moderne.</p> <h3 class="spip">1871 : l'invention de la laïcité française</h3> <p class="spip">Les origines de la laïcité sont lointaines mais le terme laïcité est lui-même assez récent. Pour comprendre comment apparaît ce terme au XIXe siècle, il convient d'abord de considérer les différentes manières dont l'État et l'Église coexistent. On peut dire qu'il y a deux régimes principaux, et des régimes mixtes : le premier régime est celui de la subordination d'une institution par l'autre, le deuxième régime est celui de la séparation des institutions. En simplifiant, l'histoire du royaume de France est celle d'une subordination progressive et absolutiste de l'Église par l'État monarchique. Les événements majeurs sont le conflit de Philippe IV le Bel avec Boniface VIII et son ingérence dans l'élection de Clément V, le Concordat de Bologne signé par François 1er en 1516, l'Édit de Nantes en 1598, l'adoption des Quatre articles de Bossuet par l'assemblée du clergé en 1682 et la Constitution civile du clergé en 1790, dernier avatar de la subordination. L'histoire de la République est celle de la séparation, elle commence en 1795, avec le décret de séparation des Églises et de l'État du 21 février. C'est ce décret qui inspirera la rédaction de la loi de 1905.</p> <p class="spip">Que s'est-il passé entre 1795 et 1905 ? Pour des raisons historiques complexes, qui tiennent en grande partie aux contingences révolutionnaires, c'est un régime mixte, de subordination/séparation qui est mis en place par Bonaparte. Pour éviter que la Contre-révolution ne s'empare de l'arme de la religion pour rétablir l'ordre, Bonaparte, encore Consul, préféra s'appuyer sur le catholicisme pour fonder une morale commune. C'est ainsi que fut signé avec la papauté le 17 juillet 1801, le Concordat qui commence par : <i class="spip">« Le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français »</i>. Il ne s'agit pas d'un retour à la religion d'État, mais c'est une régression par rapport au décret du 21 février 1795. Le 8 avril 1802 est promulguée la loi relative à l'organisation des cultes, conformément aux termes du Concordat, qui ouvre la période du régime des cultes reconnus, auquel la loi de 1905 mettra fin. Selon cette loi concordataire, trois cultes officiels étaient reconnus par l'État, le catholicisme, et les protestantismes réformé et luthérien. Il y en aura bientôt quatre avec le culte israélite qui sera organisé par un décret du 17 mars 1808. La loi de 1802 organise les cultes, les ministres des différents cultes sont nommés par le Gouvernement et rémunérés par l'État.</p> <p class="spip">Mais le régime des cultes reconnus ne fonctionnait que parce qu'il existait un concordat entre l'État français et le Vatican, qui précisait les droits et devoirs de chacun (l'organisation des autres cultes ne posait pas le même problème que celle du culte catholique). Or sous la pression de l'Église catholique, la séparation stricte paraît inévitable à la fin du XIXe siècle : tout d'abord parce que l'école primaire va être au cœur de l'entreprise menée par les Congrégations de réappropriation de l'espace public (association de religieux liés par des vœux) ; ensuite parce que le Vatican va lancer une offensive dogmatique pour réaffirmer les fondements chrétiens de la société et pour rappeler l'autorité supérieure du Pape. Ainsi, le pape Pie IX rédige en 1864 la lettre Encyclique <i class="spip">Quanta Cura</i> et le <i class="spip">Syllabus</i> des 80 erreurs de l'époque contemporaine, dans lesquels il dénonce l'esprit laïque qui souffle sur les pays chrétiens, notamment en France. Le refus de la liberté de conscience est commun au deux textes. L'éducation de la jeunesse chrétienne apparaît clairement comme un enjeu. En 1870, le Concile de Vatican I proclame l'infaillibilité du Pape et lui donne donc une autorité absolue sur les croyants. Ces offensives dogmatiques font naturellement peser sur l'État français une menace d'ingérence inacceptable, or le régime des cultes reconnus est avant tout un régime d'indépendance à l'égard de la Papauté. Dans le <i class="spip">Syllabus</i>, les erreurs dénoncées portent en partie sur des questions politiques comme l'organisation de l'éducation publique (erreurs 47, 48), les rapports des catholiques avec le Pontife Romain (erreur 49), la nomination des Evêques (erreur 50) ou la liberté religieuse de conscience et de manifestation accordée aux autres cultes (erreur 79).</p> <p class="spip">C'est précisément dans cette période de tension, en 1871 que le mot de laïcité a été formé. Il s'agit d'un néologisme qui a été utilisé pour la première fois dans l'édition du 11 novembre 1871 du journal <i class="spip">La Patrie</i> (voir le <i class="spip">Dictionnaire de la langue française</i> d'Emile Littré). Ce néologisme apparaît pour évoquer un projet de loi de la Commune de Paris qui exigeait que l'école soit soustraite à l'influence de l'Église, avec pour objectif l'abrogation de la loi Falloux (1850). Quand la IIIe République s'établit sur les ruines du Second Empire, entre 1870 et 1875, il s'agit de freiner l'essor des écoles libres congréganistes et de faire de l'instruction primaire un véritable service public de la République, accessible à tous les citoyens. Jules Ferry, alors Président du Conseil, fait passer la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité des écoles primaires publiques.</p> <p class="spip">Redevenu ministre de l'Instruction Publique, Ferry fait voter la loi du 28 mars 1882 qui instaure l'enseignement primaire obligatoire et laïque : abrogation des inspections ecclésiastiques prévues par la loi Falloux et suppression de l'enseignement religieux au profit d'une instruction morale et civique. Il y a une logique juridique qui commande ici la laïcité de l'enseignement : le Sénateur Charles-Hyppolyte Ribière, rapporteur de la loi sur l'obligation et la laïcité de l'instruction primaire, explique ainsi qu'à partir du moment où l'école devient gratuite et obligatoire, elle doit respecter les opinions religieuses de tous les bénéficiaires de l'instruction publique. Par conséquent, l'école publique ne peut garder le caractère d'école confessionnelle. Néanmoins, la loi de 1882 prévoit qu'un jour par semaine autre que le dimanche sera consacré à l'enseignement religieux, pour les parents qui le souhaitent, en dehors de l'enceinte de l'école (article 2). La laïcité de l'école n'est pas incompatible avec l'exercice de la religion et en reconnaît implicitement la pertinence sociale. C'est d'ailleurs un trait de la laïcité française que de tenir la religion pour un fait social pertinent, ce que la loi de 1905 confirme.</p> <h3 class="spip">La loi de 1905</h3> <p class="spip">Dans son <i class="spip">Dictionnaire de pédagogie et d'instruction morale</i>, Ferdinand Buisson estime que la <i class="spip">« laïcité ou la neutralité de l'école à tous les degrés n'est autre chose que l'application à l'école du régime [de sécularisation] qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales »</i>. Ce n'est qu'en partie vrai car, malgré un ensemble de lois laïques, de la suppression du repos dominical en 1879 à la loi Goblet en 1886 sur le personnel enseignant laïque, la France reste sous le régime des cultes reconnus. Le régime des cultes reconnus se présente comme une synthèse de l'Ancien Régime avec la subordination de l'Église gallicane, et de la Révolution avec la reconnaissance de l'individu et l'abolition des corporations (loi Le Chapelier de 1791). Mais cette synthèse politique n'est pas stable. Ce qu'il manque c'est une synthèse, non seulement sociale, mais juridique de l'individu et de la société. La séparation des cultes et de l'État reste impossible au XIXe siècle, précisément parce que l'auto-organisation de la société civile en associations, n'est pas juridiquement reconnue. Il faut donc attendre la loi relative au contrat d'association (1901) pour que les associations acquièrent un statut de droit privé. En quoi est-ce nécessaire pour l'adoption d'une loi de séparation ? L'idée est la suivante : si l'État ne rend pas possible l'organisation des individus en associations pour qu'ils « mettent en commun, d'une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices » (loi de 1901), alors quand l'État se sépare des cultes, il les abolit aussi. Le régime de séparation donne des règles à un nouveau jeu social entre l'individu, la société civile et l'État, et ces règles seront celles de la liberté et la neutralité.</p> <p class="spip">L'évolution juridique rend possible l'adoption d'une loi de séparation, la détérioration des relations avec le Vatican la rend nécessaire. Est ainsi promulguée, le 9 décembre 1905, la loi dite de séparation de l'Église et de l'État. La nouvelle loi se compose de 34 articles répartis en 5 titres, dont le premier est celui des principes : la liberté de conscience de chacun, le libre exercice des cultes (article 1er) et la séparation des Églises et de l'État : « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2). Désormais, la religion est renvoyée du côté de la sphère privée sans que la pratique du culte n'en soit entravée. En deux articles, la loi de 1905 concilie les exigences de liberté (de conscience et de culte) et l'exercice de ces libertés en permettant l'organisation d'associations cultuelles. Liberté pour les individus, indépendance de la société civile et neutralité de l'État sont les valeurs qui forment le socle de la laïcité française. Il faut donc souligner que la laïcité est un régime libéral qui reconnaît la montée de l'individualisme dans la société post-féodale et la constitution immanente d'une société civile.</p> <p class="spip">La séparation de l'Église et de l'État a aussi une signification fonctionnaliste : il s'agit, en effet, de préciser les usages possibles des types de lieux relativement à leur fonction. Ainsi les articles 26 et 28 prohibent l'utilisation des lieux de cultes à des fins politiques : l'article 26 dispose qu'il <i class="spip">« est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte »</i>, et l'article 28 dispose ainsi qu'il <i class="spip">« est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit »</i>. C'est généralement cette séparation symbolique et fonctionnaliste qui est retenue comme le sens profond de la laïcité comme séparation du public et du privé.</p> <h3 class="spip">La laïcité comme désengagement : le cas américain</h3> <p class="spip">Contrairement à ce que l'on pense généralement, la séparation de l'Église et de l'État de 1905 n'a pas délié complètement ces deux institutions en France. La laïcité comme séparation reste un mode de gestion des cultes ; on comprend alors que l'État admette l'obligation de s'engager pour maintenir la liberté religieuse dans les espaces publics clos, ce qui figure comme un des principes de la loi de 1905 à l'article 2 : <i class="spip">« Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons »</i>. L'État peut donc financer la pratique cultuelle dans les conditions déterminées par la loi. La protection de la liberté religieuse est un motif d'action et de législation pour l'État français.</p> <p class="spip">Un tel financement public est complètement proscrit aux États-Unis dont l'État est institutionnellement séparé de tout culte. C'est le sens de l'<i class="spip">establishment clause</i> (clause de non établissement) du 1er Amendement : <i class="spip">« Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement »</i>. Tout le fondement de la laïcité américaine repose sur ce 1er Amendement, incorporé au 14ème Amendement qui applique désormais la clause de non établissement à tous les États fédérés et pas seulement au Congrès. En fait, il y a deux principes contenus dans le 1er Amendement : (1) la clause de non établissement interdit que l'État puisse établir une religion comme c'était le cas avec la religion anglicane quand les colonies américaines étaient sous juridiction britannique ; cela signifie aussi que l'État ne peut rien faire pour favoriser une religion, tous les cultes sont désormais égaux et l'État n'a aucune compétence en matière religieuse - (2) la clause de liberté religieuse et d'expression est garantie et l'État ne peut rien faire pour la limiter.</p> <p class="spip">Par conséquent, la laïcité américaine repose sur le double principe que l'État ne peut favoriser une religion ni en empêcher le libre exercice : l'État américain est « désengagé », il ne s'occupe pas du tout de la question religieuse. Ce désengagement implique, dans le cas des aumôneries, que l'État ne saurait faire aucune dépense pour l'établissement d'aumônerie dans les lycées ou les universités, mais il ne saurait non plus en empêcher la constitution libre par l'initiative de lycéens ou d'étudiants croyants. Si des lycéens veulent prier dans l'enceinte du lycée, l'État ne peut empêcher cette expression de la foi et s'ils se constituent en association pour demander un local afin de prier, le lycée ne peut s'y opposer si par ailleurs il dispose de locaux accessibles à des associations non religieuses. Ainsi, l'État ne peut introduire la religion à l'école, mais il ne peut empêcher qu'elle s'y introduise. Comme le dit E. Zoller (2005), si des aumôneries existent, <i class="spip">« ce n'est pas tant à raison d'une obligation de l'État qu'à raison d'un droit individuel qu'il faut protéger »</i>. Ce fut précisément le sens de l'arrêt <i class="spip">Widmar v. Vincent</i>, en 1981 : l'université du Missouri avait d'abord expliqué qu'elle ne pouvait pas offrir les mêmes opportunités pour les groupes religieux dans la mesure où cela contredisait la clause de non établissement, et donc avec la séparation de l'Église et de l'État (Church and State). La Cour avait alors répondu que l'égalité d'accès aux ressources de l'université n'était pas incompatible avec la clause de non établissement et qu'en outre l'exclusion des organisations religieuses universitaires contredisait le principe de neutralité substantielle des politiques publiques.</p> <p class="spip">Contrairement au régime laïque français, l'État laïque américain se désengage absolument des questions religieuses : la séparation y est beaucoup plus prononcée institutionnellement alors que la sécularisation de la société américaine n'est pas aussi prononcée que celle de la société française. Le serment que le Président doit prêter la main sur la Bible ou la formule « In God We Trust » (qui n'apparaît d'ailleurs que tardivement sur les pièces de monnaie, remplaçant « E Pluribus Unum » en 1864) ne doivent surtout pas être interprétées comme les indices d'une théocratie qui place l'autorité politique sous celle de Dieu. Ces pratiques forment le decorum du pouvoir au États-Unis mais elles n'ont pas de valeur religieuse.</p> <h3 class="spip">La doctrine juridique de la laïcité : la neutralité</h3> <p class="spip">En France comme aux États-Unis, selon des modalités juridiques assez proches, c'est pourtant la stricte neutralité religieuse qui constitue le fond de la doctrine en matière de laïcité. Aux États-Unis, dans la deuxième moitié du XXe siècle, deux conceptions juridiques de la laïcité se sont succédées. Dans un premier temps, la Cour suprême a développé la <i class="spip">jurisprudence de l'exemption religieuse</i>, dans l'arrêt Sherbert (<i class="spip">Sherbert v. Verner</i>, 1963), préparé par l'arrêt Barnette (<i class="spip">West Virginia v. Barnette</i>, 1943) : l'idée est que la loi ou les règlements ne doivent pas imposer de « contraintes excessives » sur la pratique des croyants et que si tel est le cas, le croyant est justifié à demander une dérogation ; c'est cette jurisprudence qui a prévalu dans la célèbre affaire <i class="spip">Wisconsin v. Yoder</i> (1972) : la loi du Wisconsin exigeait que tous les enfants soient scolarisés jusqu'à l'âge de 16 ans, ce que refusait la communauté Amish, arguant du fait que les parents Amish seraient dans l'incapacité de transmettre convenablement les principes religieux et éthiques qui structurent leur vie communautaire. Les familles Amish demandaient par conséquent que leurs enfants ne soient scolarisés que jusqu'à l'âge de 14 ans. La Cour Suprême rendit en 1972 un arrêt en faveur de leur revendication.</p> <p class="spip">Mais face à la multiplication des demandes de dérogation, la Cour suprême dut revoir la jurisprudence Sherbert. L'arrêt Smith (<i class="spip">Employment Division v. Smith</i>, 1990) a introduit deux règles procédurales pour nuancer le principe d'exemption religieuse : le <i class="spip">principe de neutralité formelle</i> et le <i class="spip">principe d'applicabilité générale</i>. Il suffit désormais qu'une loi, un règlement satisfassent le principe de neutralité formelle et d'applicabilité générale pour être valide. Selon le critère de neutralité formelle, la norme juridique ne doit en aucun cas discriminer en vertu de considérations religieuses, c'est-à-dire que la religion ne doit pas apparaître comme un motif pour limiter la liberté. Le critère d'applicabilité générale de la loi précise que la neutralité de la loi consiste aussi à ne pas utiliser des raisons séculières pour discriminer uniquement des pratiques religieuses. En effet, il est possible qu'une loi définisse une classes d'actes prohibés de telle sorte que ce soient seulement les pratiques d'une religion en particulier qui soient visées : c'est le cas si on interdit le sacrifice d'animaux en raison de la cruauté de l'acte, mais qu'on autorise par ailleurs la chasse à courre ou la corrida. Dans ce cas, la cruauté est un motif séculier, mais l'application de ce motif n'a pour objet que des pratiques religieuses. La Cour suprême établit alors une hiérarchie des principes d'évaluation des normes juridiques et considère qu'une norme est valide si elle est neutre et d'applicabilité générale ou si, n'étant pas neutre et affectant une pratique religieuse, elle promeut un intérêt supérieur de l'État.</p> <p class="spip">En France, le Conseil d'État a eu l'occasion, à la faveur de plusieurs affaires de port du foulard -mais pas seulement : arrêt Koen, 1995 sur le shabbat- de préciser la doctrine juridique française. En 1989 (avis du 27 novembre), 1992 (arrêt Kherouaa) et 1995 (arrêts Koen et Aoukili), le Conseil d'État a développé la même argumentation avec une constance qui ne laisse aucune ambiguïté : en effet, le Conseil d'État a toujours affirmé que la laïcité consistait dans la neutralité des services publics, et que l'enseignement laïque était soumis aux exigences de neutralité et de la liberté de conscience garantie pour tous :</p> <p class="spip">(i) la laïcité implique la neutralité des services publics, ce qui signifie que la neutralité de l'école comprend la neutralité des programmes scolaires et du personnel enseignant à l'égard des différentes convictions. Cela signifie aussi que la neutralité de l'école n'impose pas, en principe, de limitation de la liberté de conscience des élèves qui ne sont pas soumis à la même réserve.</p> <p class="spip">(ii) La liberté de conscience doit être accompagnée de liberté d'expression, c'est-à-dire la liberté de manifester ses croyances par certaines pratiques, notamment le port d'un signe religieux. Cette liberté de manifestation n'est pas incompatible avec la laïcité.</p> <p class="spip">(iii) Mais elle est incompatible avec d'autres valeurs et principes de la République. Il y a quatre types de limite : (1) l'empiètement sur la liberté d'autrui, par des actes de pression ou par des menaces (2) la réduction du pluralisme par le prosélytisme et la propagande, qui menacent aussi la liberté (3) l'ordre public, celui de l'école et de son fonctionnement. Il faut ajouter (4) une dernière limite qui correspond au « minimum de décence » : la santé et la dignité.</p> <p class="spip">Cependant, c'est l'interdiction pure et simple de tous signes religieux à l'école qui fut réclamée à la suite de plusieurs « affaires du foulard », dont celle de l'exclusion du lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers des sœurs Lévy, Alma et Lila en octobre 2003. Quelques mois auparavant, en juillet 2003, une Commission présidée par Bernard Stasi, est créée par le Président de la République, Jacques Chirac, qui la charge de réfléchir à l'application du principe de laïcité dans ce contexte conflictuel. Les Parlementaires ne reprendront qu'une partie des conclusions de la Commission, ignorant les amendements les plus accueillants pour la diversité religieuse, et adopteront la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux ostensibles : <i class="spip">« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève »</i> (article 1er). Comment a-t-on pu parvenir à ce retournement de la doctrine juridique concernant la laïcité ? Comment est-on passé de la neutralité de l'institution scolaire à la neutralité des élèves ?</p> <p class="spip">L'explication la plus convaincante est fournie par P. Weil, membre de la Commission Stasi : en France, explique-t-il, l'État est perçu comme le protecteur de l'individu contre toute pression d'un groupe. Il se doit d'intervenir quand cette liberté est menacée. Or depuis 1989, dans certains collèges où des jeunes filles portent le foulard, celles qui ne le portent pas sont l'objet de pressions, de menace voire de violence physique. La raison pour laquelle il fallait interdire le port du foulard islamique est alors très simple : les jeunes filles non voilées et celles qui n'ont pas fait leur choix librement n'ont pas moins que les autres le droit à leur liberté de conscience. Par conséquent, c'est pour protéger la liberté de conscience des jeunes musulmanes qui ne portent pas le foulard, qu'il fallait interdire le port du foulard devenu un instrument de domination. Dans cette affaire, l'État laïque se présente essentiellement comme le défenseur de la liberté de conscience et, pour le dire en termes rawlsiens, c'est afin de garantir l'égale liberté de tous que l'État justifie une réduction du système de libertés. La loi de 2004 parvient-elle à ce résultat ? Les effets intégrateurs de la loi de 2004 doivent aussi être évalués en fonction de la stigmatisation dont ont pu se sentir victimes les jeunes filles musulmanes, ainsi que les jeunes garçons juifs et sikhs. L'application sur le long terme de la loi de 2004 permettra à l'avenir de faire une telle évaluation.</p> <h3 class="spip">Conclusion</h3> <p class="spip">De cette histoire de la laïcité, se dégagent quelques éléments qui structurent les démocraties pluralistes : les acteurs d'une démocratie libérale sont l'individu, la société civile et l'État. L'organisation de la société civile est indépendante de l'État et l'individu est libre de vivre selon des convictions religieuses ou non religieuses. De son côté, l'État se doit de maintenir la neutralité de l'action publique et c'est ainsi qu'il affirme aussi son indépendance à l'égard de la société civile et qu'il résiste aux remous de la société quand elle connaît des réveils religieux. La laïcité comme neutralité religieuse de l'État garantit alors la liberté de conscience des individus ainsi que son expression.</p> <h3 class="spip">Références</h3> <p class="spip">AUDI, R. et WOLTERSTORFF, N., 1997. <i class="spip">Religion in the Public Square</i>, New York : Rowman and Littlefield.</p> <p class="spip">AUDI, R., 1989. « The Separation of Church and State and the Obligations of Citizenship », <i class="spip">Philosophy and public Affairs</i> 18.</p> <p class="spip">BAUBEROT, J., 1996. <i class="spip">Vers un nouveau pacte laïque ?</i>, Paris : Seuil.</p> <p class="spip">BAUDOUIN, J. et PORTIER, P. 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Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article89</p></div> Rousseau, Jean-Jacques http://www.dicopo.org/spip.php?article86 http://www.dicopo.org/spip.php?article86 2007-12-20T16:07:19Z text/html fr Blaise Bachofen R Rousseau est né à Genève en 1712 et mort en France, à Ermenonville, en 1778. Ayant quitté Genève dès l'âge de seize ans, au cours d'une fugue, il a ensuite vécu dans différents pays européens - parfois pourchassé par la justice en raison de sa critique des autorités, notamment théologiques -, mais il a passé la plus grande partie de sa vie en France. Autodidacte, il a laissé une œuvre abondante, à la fois musicale (un opéra), littéraire (un roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, qui connut un immense succès), (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique22" rel="directory">R</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Rousseau est né à Genève en 1712 et mort en France, à Ermenonville, en 1778. Ayant quitté Genève dès l'âge de seize ans, au cours d'une fugue, il a ensuite vécu dans différents pays européens - parfois pourchassé par la justice en raison de sa critique des autorités, notamment théologiques -, mais il a passé la plus grande partie de sa vie en France. Autodidacte, il a laissé une œuvre abondante, à la fois musicale (un opéra), littéraire (un roman épistolaire, <i class="spip">La Nouvelle Héloïse</i>, qui connut un immense succès), morale et pédagogique (<i class="spip">l'Émile</i>), autobiographique (<i class="spip">Les Confessions</i>, <i class="spip">Rousseau juge de Jean-Jacques</i>, les <i class="spip">Rêveries du promeneur solitaire</i>) et surtout politique.</p> <p class="spip">Proche du cercle des Encyclopédistes, notamment de Diderot (il a signé des articles dans l'<i class="spip">Encyclopédie</i>, principalement sur la musique), il a néanmoins pris ses distances avec les tendances matérialistes et avec l'optimisme historique des philosophes des Lumières. Quoiqu'il fût, comme la plupart des philosophes de son temps, rationaliste (Derathé, 1948) et très critique à l'égard des pouvoirs politiques et religieux autoritaires, il a élaboré une anthropologie, une théorie politique et une théorie de la société profondément originales, qui l'ont progressivement mis en porte-à-faux avec le courant dominant des Lumières. On peut, sommairement, décrire cette originalité en plaçant Rousseau dans la tradition du « républicanisme », de l'« humanisme civique » ou d'une pensée « néo-romaine » de la liberté, telle que l'ont fait connaître Pocock et Skinner ; de même que l'on peut interpréter sa critique des thèses philosophiques dominantes de son temps comme une critique du « libéralisme » dont les principes commencent à s'élaborer dans les domaines politique et économique, sous l'influence du jusnaturalisme moderne, des physiocrates et des Lumières écossaises. Cette façon de situer Rousseau dans l'histoire de la pensée moderne n'est pas la plus fausse - elle est en tout cas moins fausse que celle faisant de lui un précurseur des totalitarismes du XXe siècle. Il faut cependant se garder de réduire sa pensée à une position trop schématique, tant la richesse et la complexité de celle-ci résistent aux classifications sommaires.</p> <p class="spip"><strong class="spip">L'anthropologie de Rousseau</strong></p> <p class="spip">Nous nous en tiendrons, dans cette présentation, à la pensée politique de Rousseau, qui constitue le centre de gravité de ce qu'il appelle lui-même son « système » (Rousseau, 1959b : 932). Il est néanmoins nécessaire d'en rappeler brièvement les fondations anthropologiques et sociologiques. La rupture avec les Encyclopédistes et avec le parti des « philosophes » prend sa source dans son premier ouvrage philosophique d'importance, le <i class="spip">Discours sur les sciences et les arts</i> (1750), rédigé en réponse à une question mise au concours par l'Académie de Dijon. Ce premier texte, écrit alors que Rousseau a déjà trente-huit ans et a jusqu'alors mené une vie d'errance et d'infortunes, lui vaut immédiatement une grande notoriété dans toute l'Europe cultivée. De façon encore rhétorique et essentiellement provocatrice, il y annonce sa thèse anthropologique majeure, à savoir la remise en cause de ce qu'il appellera plus tard, dans les <i class="spip">Confessions</i>, le système de la « raison perfectionnée » (Rousseau, 1959a : 422), autrement dit la croyance naïve en un progrès global de l'humanité (progrès moral et politique non moins que technique et scientifique) directement corrélé aux progrès des Lumières. Cette critique est approfondie dans le <i class="spip">Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes</i> (1755), écrit également en réponse à une question de l'Académie de Dijon.</p> <p class="spip">Ce second <i class="spip">Discours</i> traite de front plusieurs questions complexes, mais il contient notamment une thèse anthropologique qui servira de matrice à tous ses écrits ultérieurs : le progrès de la raison est indissociablement lié au progrès des passions, l'un et l'autre se nourrissant mutuellement, et ce progrès n'est pas seulement quantitatif, mais qualitatif. Lorsque les Lumières se développent en l'homme, ce développement induit une modification de la nature humaine, principalement caractérisée par l'apparition des « passions sociales ». C'est tout le sens de l'idée de « perfectibilité », néologisme que Rousseau forge dans le <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i>. Ce terme ne désigne pas une tendance vers la perfection, mais un processus de développement des facultés (aussi bien intellectuelles qu'affectives), facultés dont les usages et les effets sont imprévisibles et peuvent conduire l'humanité au meilleur (la responsabilité morale, la conquête de l'autonomie) comme au pire (la corruption du jugement, les délires de la vanité, l'aliénation à un ordre social régi par une logique de la domination).</p> <p class="spip">Dans le <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i>, Rousseau opère ce renouvellement de l'anthropologie en repensant à nouveaux frais un des concepts centraux de l'école du droit naturel moderne : le paradigme de l'« état de nature ». Il distingue deux états de nature : un état qu'il qualifie de « premier », de « véritable » ou de « pur » état de nature, et un autre état de nature qui n'en est pas « véritablement » un et qui ressemble par certains aspects à ce que les jusnaturalistes modernes nommaient ainsi, à savoir une existence sociale pré-politique (Rousseau, 1964a : 160, 170, 191). Avant de décrire l'état pré-politique des sociétés humaines (donc le second état de nature), Rousseau entreprend de se demander ce qui, en l'homme, relève véritablement de la nature et ce qui, inversement, relève de la « dénaturation », au sens des modifications produites par la vie sociale. Il s'agit pour lui de comprendre la spécificité de l'homme conçu comme être de culture, comme « homme de l'homme », en tant qu'il se distingue de l'« homme de la nature ». En cela, ainsi que le note Cl. Lévi-Strauss, Rousseau a été l'un des premiers auteurs à théoriser rigoureusement la différence entre nature et culture (Lévi-Strauss, 1973 : 125). Cette réflexion sur le processus de dénaturation a pour fondement la distinction entre « amour de soi » et « amour-propre » (Rousseau, 1964a : 154 et 219 ainsi que 1969 : 489). L'« amour de soi » est une tendance naturelle de l'individu à privilégier sa conservation et son bien-être. L'« amour-propre » est une quête de reconnaissance sociale rendue irrationnelle et délirante par une surévaluation de soi-même. L'amour de soi est simple et sans surprise, il est commun aux animaux et aux hommes. L'amour-propre suppose l'intégration dans des relations sociales et une intersubjectivité affective : il repose sur des hypothèses relatives aux intentions et aux jugements d'autrui et sur un désir infini d'être aimé et envié. L'amour-propre fait sortir l'humanité du « véritable état de nature » et la fait entrer dans le régime de l'historicité. La complexité de l'amour-propre est à l'image de la complexité de la perfectibilité, qui lui est directement liée. S'il existe indubitablement chez Rousseau une critique de certains effets de l'amour-propre, cette critique n'induit jamais un plaidoyer pour le retour à un état innocent et animal de l'humanité. La modification de l'amour de soi en amour-propre est irréversible et universelle. Il n'y a donc chez Rousseau ni condamnation de la société ou de la culture en général, ni apologie du « véritable état de nature », mais un regard dépourvu de naïveté sur la complexité et l'ambivalence des modifications produites en l'homme par sa transformation en être intelligent, social et libre.</p> <p class="spip">Ces thèses anthropologiques ont des enjeux moraux et politiques, qui se révéleront pleinement dans son maître-ouvrage, <i class="spip">Du Contrat social</i> (1762 ; désormais noté <i class="spip">CS</i>). La thèse selon laquelle l'homme est « naturellement » bon, comme Rousseau l'écrit en quelques endroits, ne signifie évidemment pas que les hommes tels que nous en faisons l'expérience soient toujours effectivement bons. Cette phrase signifie que, s'ils ne le sont pas, cela n'a rien d'une fatalité. L'homme, comme être non réductible à un donné « naturel », comme être modifié par la culture et l'éducation, donc comme être libre, est responsable de la plupart des maux dont il se plaint ou auxquels il se résigne : ce n'est jamais ou presque jamais la « nature » au sens physique ou biologique qui est coupable de ses malheurs. Il faut donc chercher la cause de ses perversions et de ses malheurs dans un certain usage qu'il fait de ses aptitudes spécifiques et de sa <i class="spip">liberté</i>. « La plupart de nos maux sont notre propre ouvrage » (Rousseau, 1964a : 138). L'homme a toujours la possibilité de faire son propre bonheur, à condition qu'il le veuille et qu'il s'en donne les moyens. Le destin de l'homme s'inscrit dans une « contingence métaphysique », induisant une responsabilité radicale à l'égard de lui-même (Gauhier, 1970 : 21-24). La seule véritable liberté qui s'offre à l'homme dénaturé, pour Rousseau, est « l'obéissance à la loi qu'[il] s'est prescrite » (<i class="spip">CS</i>, I, 8).</p> <p class="spip">De là découlent sa théorie politique et sa théorie de l'éducation, qu'elle soit domestique ou publique. Rousseau ne croit certes pas que l'on puisse créer <i class="spip">ex nihilo</i> une société ou une humanité nouvelles ; mais il propose des thèses novatrices et « paradoxales » (c'est-à-dire prenant le contre-pied de la <i class="spip">doxa</i>, parfois de façon provocatrice) sur l'art de « bien dénaturer » les hommes, afin de révéler l'étendue du possible, contre un prétendu réalisme qui masque toujours un conservatisme résigné : « Les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons. […] De vils esclaves sourient d'un air moqueur [au] mot de liberté » (<i class="spip">CS</i>, III, 12).</p> <p class="spip"><strong class="spip">Une réinterprétation du jusnaturalisme</strong></p> <p class="spip">Il résulte de ces prémisses une réinterprétation complète de la théorie du droit naturel moderne, dont Rousseau subvertit certaines thèses essentielles.</p> <p class="spip">Rousseau reconnaît volontiers sa dette à l'égard de Locke, qu'il nomme « le sage Locke » ; et il surenchérit dans sa critique à l'égard du pouvoir arbitraire et dans l'exigence de participation du peuple à l'exercice du pouvoir politique. C'est même dans cette affirmation radicale de l'exigence démocratique que réside la spécificité la plus marquante de sa pensée politique. Cependant il serait simpliste et erroné de voir dans la pensée de Rousseau un simple approfondissement du contractualisme lockien.</p> <p class="spip"><i class="spip">Le Discours sur l'inégalité</i> a pour objet, outre une redéfinition de la nature humaine comme nature essentiellement plastique et contingente (c'est l'objet des analyses sur le « premier » ou « véritable » état de nature), une remise à plat de la théorie traditionnelle de l'état de nature tel que le conçoivent Hobbes, Locke et Pufendorf (donc comme état social pré-politique : c'est ce dont parle Rousseau lorsqu'il étudie le second état de nature, qui n'est quant à lui pas « véritablement » naturel). L'état de nature tel que le conçoivent les jusnaturalistes modernes est une situation caractérisée par la violence, la misère (Hobbes) ou tout au moins par une certaine insécurité liée à l'impossibilité de s'enrichir par le travail (Locke). Les analyses anthropologiques de Rousseau trouvent ici une conséquence politique très claire : tout état social étant en réalité un état de « dénaturation », donc un état dans lequel les modes d'existence sont soumis à un régime de radicale contingence, les modalités de l'existence sociale sont infiniment plus complexes et variables que ne le supposent habituellement les jusnaturalistes modernes.</p> <p class="spip">La connaissance qu'a Rousseau des récits de voyageurs le conduit à penser qu'il existe bien des peuples vivant en société sans se soumettre à des institutions politico-juridiques : c'est ce qu'il appelle les « nations sauvages », que l'ethnologie contemporaine nomme les « sociétés sans État », et dont les peuples amérindiens offrent à l'époque de Rousseau un spectacle encore vivant. Or, comme l'a noté Cl. Lévi-Strauss (<i class="spip">loc. cit.</i>), Rousseau est l'un des premiers auteurs à avoir eu, sur ces peuples, un regard d'ethnologue, c'est-à-dire à avoir évité deux écueils. D'une part il ne voit pas dans ces peuples des formes inaccomplies et imparfaites de la civilisation, puisqu'il estime qu'ils peuvent vivre heureux, prospères et se conserver en paix sans adopter des institutions politico-juridiques ni des modes de production économique semblables aux nôtres. D'autre part il ne les idéalise pas non plus, puisqu'il affirme que ces peuples connaissent, tout comme les peuples modernes, la rivalité sociale (jalousie, orgueil, désir de gloire et de puissance) résultant de l'amour propre, qui est pour Rousseau la « passion sociale » par excellence.</p> <p class="spip">En développant ces thèses sur les « nations sauvages », Rousseau montre que ce que Hobbes et Locke nomment « état de nature » (l'état social pré-politique de l'humanité) n'est en aucune façon, ou du moins pas nécessairement, la situation invivable dont les fondateurs du contractualisme font l'hypothèse. Au contraire, cette étape de la civilisation est selon Rousseau « l'époque la plus heureuse et la plus durable » de l'histoire de l'humanité (Rousseau, 1964a : 171). Chez les contractualistes qui l'ont précédé, l'existence de l'État est présentée comme une nécessité plus ou moins absolue (Locke est sur ce point ambigu dans ses formulations mais en définitive proche de Hobbes sur l'essentiel), car cette nécessité est dérivée de la nature même de l'homme. Or c'est précisément ce que Rousseau réfute. Si les hommes ont eu, à un moment donné, besoin de l'État et du droit positif - ce qu'il ne nie pas -, c'est en raison d'une nécessité qui n'avait rien de naturel ni d'universel, mais qui est liée à un certain développement de la civilisation et qui apparaît à un certain moment dans l'histoire. Rousseau précise la nature de cette innovation culturelle au début de la seconde partie du <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i> : il s'agit de l'invention de la propriété foncière. Selon Rousseau, l'appropriation des « fruits » (tous les biens directement consommables) est une nécessité naturelle, puisqu'elle est ce qui permet la survie, aussi bien chez les animaux que chez les hommes. En revanche, l'appropriation des fonds n'a rien de naturel. Elle n'est pas nécessaire à la survie, elle n'est possible qu'à la condition de s'appuyer sur un certain type d'organisation sociale et politique et elle crée de profondes modifications dans les sociétés humaines :</p> <p class="spip">« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : “ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile [<i class="spip">n.b.</i> : “société civile” signifie toujours, au XVIIIe siècle, “société politique”, c'est-à-dire “État”]. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne.” » (Rousseau, 1964a : 164)</p> <p class="spip">Les jusnaturalistes, avant Rousseau, négligent cette distinction à ses yeux fondamentale entre propriété des fruits et propriété des fonds. Locke construit même une théorie visant à escamoter cette distinction, en essayant de montrer que la propriété foncière est une suite nécessaire de l'appropriation naturelle des fruits (C. B. Macpherson, 1971). Cette distinction est au contraire essentielle pour Rousseau car elle permet de comprendre pourquoi les « nations sauvages » ont pu se passer aussi longtemps des institutions politico-juridiques telles que nous les connaissons. Et elle lui permet ainsi d'interpréter de façon tout à fait nouvelle le sens de l'institution politico-juridique. Pour Rousseau, cette institution est d'abord le moyen qu'ont trouvé les propriétaires fonciers afin de préserver leurs propriétés. En d'autres termes, contrairement à ce que pensent Hobbes et Locke, l'État est le plus souvent non pas l'instrument de l'intérêt de tous, mais l'instrument de l'intérêt de quelques-uns au détriment du plus grand nombre. Rousseau souligne en effet que l'appropriation foncière, à la différence de l'appropriation des fruits offerts par la nature, prend immédiatement la forme d'une appropriation universelle du monde par quelques-uns, appropriation qui a pour conséquence une expropriation du plus grand nombre. Ainsi la plupart des hommes se retrouvent-ils comme « en trop » sur la terre commune, donc privés des fruits pourtant offerts primitivement en abondance et gratuitement par la nature et dépourvus des moyens naturels de se procurer leur subsistance (Rousseau, 1964a : 175-176).</p> <p class="spip">Cette expropriation universelle, qui condamne les « surnuméraires » à la « rapine » ou à la « servitude » pour survivre, est la cause véritable de la guerre potentielle de tous contre tous, du conflit social rendant nécessaire l'institution de l'État et des lois. En résumé, si Rousseau emprunte à ses prédécesseurs contractualistes leur conception du droit naturel comme droit à conserver sa vie et sa liberté, il s'oppose à eux en affirmant qu'avant l'institution des sociétés politiques, les hommes, loin de voir leur droit naturel menacé, jouissaient au contraire de l'intégralité de celui-ci. C'est paradoxalement l'institution du droit positif qui, en garantissant la propriété foncière, détruit ce qu'il nomme le « droit naturel proprement dit » : « Le partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit. C'est-à-dire le droit de propriété différent de celui qui résulte de la loi naturelle » (Rousseau, 1964a : 173-174). Or cette « nouvelle sorte de droit » n'est pas seulement « différente » de ce qui résulterait du strict respect de la « loi naturelle » ; elle lui est même contraire : « Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, […] qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire » (Rousseau, 1964a : 194).</p> <p class="spip">L'institution de l'État et du droit positif étant ce qui consacre les inégalités et détruit le véritable droit naturel, Rousseau formule dans les termes suivants, c'est-à-dire de façon ironique, le « pacte social » qui pourrait rendre compte de l'existence des sociétés politiques dans lesquelles nous vivons :</p> <p class="spip">« Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. » (Rousseau, 1964b : 273)</p> <p class="spip">Les « deux états » dont parle ici Rousseau sont les deux catégories qui composent les sociétés connaissant la propriété foncière : d'une part ceux qui y sont gagnants (les propriétaires fonciers et de façon générale les dominants), et d'autre part ceux qui y sont perdants (les non-propriétaires, qui ne peuvent survivre qu'en travaillant pour les propriétaires, aux conditions fixées par ceux-ci).</p> <p class="spip"><strong class="spip">La nécessité de repenser le contrat social : l'exigence d'une démocratie véritable</strong></p> <p class="spip">Si l'analyse rousseauiste s'achevait là, on pourrait y reconnaître une préfiguration des thèses marxistes, mais elle ne pourrait en aucune façon être rattachée à la théorie du pacte social, puisque jusqu'ici le pacte social n'apparaît, pour Rousseau, que comme une imposture, une duperie dont est victime le plus grand nombre et dont profitent les riches et les dominants. Pourtant Rousseau prend bien au sérieux la théorie du contrat social, et notamment l'idée selon laquelle le contrat social pourrait servir de fondement rationnel et légitime aux sociétés politiques. C'est ce qu'il écrit dans les premières lignes du chapitre I du <i class="spip">Contrat social</i> : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux. Comment ce changement s'est-il fait ? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question » (<i class="spip">CS</i>, I, 1).</p> <p class="spip">Les deux premières phrases résument à grands traits les analyses du <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i>. Si l'on se fonde sur les besoins naturels ou objectifs de l'homme et sur les ressources naturellement offertes par la terre, les hommes devraient pouvoir vivre sans dépendre les uns des autres ; pourtant, dans les faits, nous constatons partout l'existence de rapports de domination et de servitude, la coexistence de la richesse insolente et de la misère extrême. Mais Rousseau ne s'en tient pas à cette posture critique, comme le montrent les deux dernières phrases. Comment l'État et le droit, instruments de la domination et de l'injustice, peuvent-il être revêtus d'une « légitimité » au regard de la raison et de l'exigence de liberté ?</p> <p class="spip">Il faut d'abord souligner la conscience qu'a Rousseau du caractère irréversible de l'institution des sociétés politiques et du nouveau type de droit qu'elles garantissent, à savoir la propriété foncière. Certes, hypothétiquement, il imagine qu'un sage aurait pu, lors de la première invention de la propriété foncière, empêcher cette évolution, et maintenir l'humanité dans la situation « heureuse et durable » des « nations sauvages ». Mais il sait bien que cette hypothèse ne s'est pas réalisée. Dès que les hommes ont trouvé ce nouvel objet pour y investir les ambitions démesurées de leur amour-propre, ils se sont précipités dans un processus d'accumulation des biens et des territoires, qui a suscité une réaction en chaîne et dans lequel le plus grand nombre a été perdant. La question n'est donc plus, pour les hommes, de savoir s'ils veulent vivre ou non dans des sociétés politiques. « En sortant de l'état de nature, nous forçons nos semblables d'en sortir aussi ; nul n'y peut demeurer malgré les autres » (Rousseau, 1969 : 466-467). Le seul choix qui demeure est celui qui distingue différentes modalités de l'existence politique. Rousseau ne voit donc pas de solution autre que politique à la chute de l'humanité hors du bonheur relatif qui caractérisait les « nations sauvages ». On comprend mieux ainsi comment il peut se réapproprier la théorie du contrat social et pourquoi elle prend chez lui une forme tout à fait différente de celle que lui donnent Hobbes et Locke.</p> <p class="spip">Toute société politique, pour Rousseau, repose nécessairement sur l'assentiment de ses membres aux institutions existantes. Cette thèse fait l'objet de plusieurs démonstrations. Dans le <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i>, Rousseau présente étrangement à travers un pseudo-pacte, un pacte trompeur, la proposition faite par un riche d'instituer des lois pour protéger ses propres intérêts :</p> <p class="spip">« Unissons-nous, leur dit-il [c'est le « riche » qui parle aux « pauvres »], pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle. » (Rousseau, 1964a : 177)</p> <p class="spip">Rousseau sait bien que les dominations originelles ne se sont pas établies par un pacte explicite, mais au moyen des diverses ressources dont se nourrit la servitude volontaire (notamment le respect de la tradition et la croyance religieuse : voir Rousseau, 1969 : 645-646 et <i class="spip">CS</i>, III, 5). Présenter cette soumission originelle comme un quasi-pacte répond donc à une stratégie argumentative de la part de Rousseau : si l'on creuse jusqu'aux fondements de toute société, on trouvera un accord, plus ou moins conscient, plus ou moins fondé, des membres du corps social. Établir les « principes du droit politique » (c'est le sous-titre du Contrat social), c'est rendre cet accord explicite et en dégager les conditions rationnelles. Le premier livre du <i class="spip">Contrat social</i> s'appuie sur une série de réfutations montrant que, si l'on admet l'existence d'un corps politique soumis à un pouvoir souverain, et si l'on s'en tient à la « nature des choses », on devra renoncer à en chercher le fondement dans le pouvoir patriarcal, dans le droit divin ou dans le « droit du plus fort », expression intrinsèquement contradictoire pour Rousseau. Celui-ci emprunte alors une idée essentielle à la tradition contractualiste, plus précisément à l'un de ses précurseurs, Grotius, pour dépasser les conclusions que celui-ci en tire :</p> <p class="spip">« Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération publique. Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. » (<i class="spip">CS</i>, I, 5)</p> <p class="spip">Tout pouvoir exercé sur un peuple suppose au préalable l'existence de ce même peuple. Il n'existe pas de société politique sans volonté commune de ses membres d'exister comme corps soumis à des lois communes : « si l'opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible. C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social » (<i class="spip">CS</i>, II, 1). En d'autres termes, tout corps politique repose, de façon implicite ou explicite, sur une « volonté générale » définie comme la visée d'un intérêt commun. Même l'idée d'un pacte de soumission développée par Grotius et par Hobbes repose sur cette supposition préalable : le fondement du pouvoir du monarque est, pour ces auteurs, l'intérêt général du peuple. Or, dès lors que l'on suppose que le peuple est capable, en tant que peuple, d'une volonté commune, il est contradictoire de supposer qu'il en soit dessaisi, encore plus qu'il s'en dessaisisse volontairement. Sauf à supposer un « peuple de fous » (et « la folie ne fait pas droit »), le peuple ne peut pas vouloir autre chose que sa propre liberté (<i class="spip">CS</i>, I, 4).</p> <p class="spip"><strong class="spip">La signification d'une réappropriation de la souveraineté par le peuple</strong></p> <p class="spip">Le contrat social n'a donc de sens qu'à être un contrat du peuple avec lui-même. Il est « l'acte par lequel un peuple est un peuple ». Rousseau en détaille les clauses dans les termes suivants :</p> <p class="spip">« “Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant.” Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. Les clauses de ce contrat […] se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. […] Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. » (<i class="spip">CS</i>, I, 6)</p> <p class="spip">Ce pacte stipule que chaque individu renonce à son droit naturel à se gouverner lui-même et remet ce droit au pouvoir souverain. L'aliénation, précise Rousseau, est « totale », sans quoi la convention publique serait soumise au bon vouloir des particuliers et donc vaine et sans effet. Rousseau exclut que le peuple souverain se soumette à des principes normatifs irrévocables de type constitutionnel : « il n'y a dans l'État aucune loi fondamentale qui ne se puisse révoquer, non pas même le pacte social » (<i class="spip">CS</i>, III, 18). Cela serait, selon lui, contradictoire avec le principe de la souveraineté du peuple et surtout inutile : le peuple ne peut se vouloir du mal à lui-même (<i class="spip">CS</i>, I, 6).</p> <p class="spip">Afin d'éviter que ces principes n'autorisent une dégradation de la souveraineté en despotisme, il est indispensable que tous les citoyens, sans exception, exercent effectivement la plénitude de leur droit à participer au pouvoir souverain, comme co-législateurs (<i class="spip">CS</i>, II, 2). Le peuple ne peut souscrire à un pacte de soumission, pour la même raison qu'un individu ne peut sans contradiction décider volontairement de renoncer à sa liberté. Le peuple souverain ne peut donc être représenté, il doit exercer directement sa volonté, c'est-à-dire faire lui-même les lois auxquelles il se soumet (<i class="spip">CS</i>, I, 5 ; II, 1 ; III, 15).</p> <p class="spip">Par ailleurs, pour éviter toute tyrannie exercée par une majorité sur une minorité, Rousseau insiste sur le fait que le peuple ne doit se prononcer que sur des objets d'intérêt général, en sorte que « tout le peuple statue sur tout le peuple » (<i class="spip">CS</i>, II, 6). Pour éviter que le peuple ne soit juge et partie, toute décision qui ne porte que sur une partie du peuple relève du pouvoir d'exécution, qui doit être réservé à des magistrats élus par le peuple mais distincts de lui (<i class="spip">CS</i>, III, 4).</p> <p class="spip">L'ordre politico-juridique ne peut donc, selon Rousseau, réaliser sa promesse originelle (assurer à tous des droits égaux, agir en vue de l'intérêt général, et non de l'intérêt de quelques-uns) que si tous les citoyens exercent effectivement leur liberté politique ; donc s'ils se soucient effectivement de l'intérêt général - suffisamment au moins pour participer au débat public et à l'exercice de la souveraineté. Non pas, précise Rousseau, qu'il faille supposer un peuple de « sages » ou de « saints » (une telle hypothèse rendrait tout simplement l'ordre politico-juridique inutile), mais au moins un peuple dont les passions privées n'étouffent pas entièrement le souci de l'intérêt général. Cette condition est la plus difficile à réaliser : elle relève non d'institutions juridiques formelles, mais des mœurs, dont Rousseau a toujours souligné l'importance politique essentielle. Toute la fin du <i class="spip">Contrat social</i> (les chapitres sur la « censure » et sur la « religion civile ») est consacrée au difficile problème du développement d'une morale civique enracinant dans les « cœurs » le respect de la loi, sans s'appuyer sur des moyens coercitifs ni supprimer la liberté de conscience.</p> <p class="spip">À cette seule condition, la « volonté de tous » - c'est-à-dire la somme des volontés individuelles - peut permettre d'exprimer une « volonté générale », c'est-à-dire une volonté visant l'intérêt commun pour lui-même (<i class="spip">CS,</i> II, 3). Ce que Rousseau nomme la « volonté générale » n'est pas une volonté à tous points de vue consensuelle - il n'ignore pas que cela serait purement utopique, et qu'il n'existe pas de vie sociale sans conflits, délibérations et compromis. Elle est la somme des volontés individuelles, mais s'exprimant de telle sorte qu'en « ôt[ant] les plus et les moins qui s'entre-détruisent », la « somme des différences » permet de dégager un intérêt général, dans lequel chacun puisse sans absurdité reconnaître le sien - c'est-à-dire, en tenant compte de la nécessité des compromis nécessaire pour vivre ensemble (<i class="spip">ibid.</i>).</p> <p class="spip">C'est pourquoi le contractualisme de Rousseau, à la différence de celui de Locke, contient en outre une exigence d'égalité - au moins relative - non seulement du point de vue des droits politico-juridiques des individus, mais aussi de leurs droits économiques et sociaux. Comme on l'a vu, Rousseau souligne les profondes et injustes inégalités économiques causées par l'existence de la propriété foncière. Quoiqu'il ne le fasse que de façon ponctuelle dans le <i class="spip">Contrat social</i> (I, 9 et II, 11), il affirme très clairement, dans d'autres textes (notamment dans le <i class="spip">Discours sur l'économie politique</i> ou dans les projets de réforme qu'il a rédigés pour la Corse et pour la Pologne en 1765 et 1771-72) la nécessité d'une redistribution économique organisée et imposée par la loi.</p> <p class="spip">Il faut rappeler ici la « promesse » du pacte social proposé par le « riche » du <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i> : ce pacte doit « assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient ». Or cette garantie, telle que la conçoit Rousseau, ne signifie pas la simple consécration des propriétés existantes. Comme il le précise dans le <i class="spip">Discours sur l'économie politique</i>, « il est difficile d'assurer d'un côté la propriété des particuliers sans l'attaquer d'un autre » (Rousseau, 1964b : 263). Ce qui signifie que la propriété légitime, pour Rousseau, ne peut se définir par la seule conservation des richesses telles qu'elles résultent des <i class="spip">expropriations</i> historiques. On découvre là une conséquence majeure de la dé-naturalisation des relations socio-économiques qui est théorisée dans le <i class="spip">Discours sur l'inégalité</i>. Aucune position socio-économique n'est à proprement parler « naturelle ». La garantie et le développement de l'inégalité sont permis par des conventions juridiques et politiques. Rien n'interdit donc de redéfinir ces conventions, selon ce que le peuple souverain estimera juste et conforme à l'intérêt général. C'est pourquoi, sans affirmer, comme le fera Marx, la nécessité d'une suppression de la propriété des moyens de production, Rousseau considère néanmoins que le pacte qui fonde l'obéissance des citoyens aux lois de l'État ne peut être valide qu'à la condition d'une réduction sensible, par la législation (notamment par les lois sur les héritages et sur les impôts), des inégalités socio-économiques.</p> <p class="spip">On a souvent écarté la pertinence actuelle de la pensée politique de Rousseau en reléguant (au mieux) son champ d'application aux petites républiques antiques ou en y voyant (au pire) la préfiguration des dérives modernes de la tyrannie des masses et du totalitarisme. Ces lectures sont surtout des moyens de rester sourd à ce que Rousseau nous donne à penser sur nos propres démocraties, lorsqu'il théorise les conditions de possibilité de la démocratie en général et lorsqu'il observe avec scepticisme la préfiguration des démocraties représentatives modernes que constitue en son temps le modèle anglais (<i class="spip">CS</i>, III, 15). Toute sa pensée politique repose sur ce qu'il nomme lui-même quelques « principes » simples. Premièrement, la politique et le droit concernent toujours la totalité d'un peuple donné. La politique est donc par définition « chose publique » (<i class="spip">res publica</i>) et par conséquent il n'est pas d'autre régime politique légitime que le régime républicain ; ce qui s'entend, dans son vocabulaire, comme régime mettant entre les mains de la totalité du peuple les décisions législatives qui le concernent. La chose publique doit être l'affaire de tous, sans quoi elle sera toujours l'objet d'une usurpation despotique plus ou moins radicale. Deuxièmement, la vie démocratique suppose que les membres de la société aient une conscience minimale de l'existence d'un intérêt commun, défini comme ce qu'il y a de commun entre les différents intérêts particuliers (<i class="spip">CS</i>, II, 1). Une démocratie peut-elle faire abstraction de ces deux principes sans entrer en contradiction avec elle-même ? Et l'approfondissement de ces deux principes n'éclaire-t-il pas les tensions qui travaillent structurellement les démocraties modernes ?</p> <p class="spip"><strong class="spip">Éléments de bibliographie :</strong></p> <p class="spip">1) Ouvrages de Rousseau</p> <p class="spip">Outre le Contrat social cité par référence à la numérotation des livres et des chapitres, nous citons ROUSSEAU, J.-J., 1959-1995. <i class="spip">Œuvres complètes</i>, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 5 volumes.</p> <p class="spip">- Vol. I (1959) :</p> <p class="spip">a) <i class="spip">Les Confessions</i> [1re éd. posthume, 1782]</p> <p class="spip">b) <i class="spip">Rousseau juge de Jean-Jacques</i> [1re éd. posthume, 1782]</p> <p class="spip">- Vol. III (1964) :</p> <p class="spip">a) <i class="spip">Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes</i> [1re éd. 1755]</p> <p class="spip">b) <i class="spip">Discours sur l'économie politique</i> [1re éd. 1755]</p> <p class="spip">- Vol. IV (1969) :</p> <p class="spip"><i class="spip">Émile ou De l'éducation</i> [1re éd. 1762]</p> <p class="spip">2) Commentateurs :</p> <p class="spip">AUDI, P., 1997. <i class="spip">Rousseau. Éthique et passion</i>, Paris : PUF.</p> <p class="spip">BACHOFEN, B., 2002. <i class="spip">La condition de la liberté. Rousseau, critique des raisons politiques</i>, Paris : Payot.</p> <p class="spip">BACZKO, B., 1974. <i class="spip">Rousseau. Solitude et communauté</i> [1964], trad. fr. C. Brendhel-Lamhout, Paris, La Haye : Mouton.</p> <p class="spip">BERNARDI, B., 2006. <i class="spip">La fabrique des concepts. Recherches sur l'invention conceptuelle chez Rousseau</i>, Paris : Champion.</p> <p class="spip">CASSIRER, E., 1987. <i class="spip">Le problème Jean-Jacques Rousseau</i> [1932], trad. fr. M. B. de Launay, Paris : Hachette.</p> <p class="spip">DERATHE, R., 1948. <i class="spip">Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau</i>, Paris : PUF.</p> <p class="spip">DERATHE, R., 1950. <i class="spip">Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps</i>, Paris : PUF.</p> <p class="spip">FRIDÈN, B., 1998. <i class="spip">Rousseau's Economic Philosophy. Beyond the Market of Innocents</i>, Dordrecht, Boston, London : Kluwer academic publishers.</p> <p class="spip">GOLDSCHMIDT, V., 1974. <i class="spip">Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau</i>, Paris : Vrin.</p> <p class="spip">GOUHIER, H., 1970. <i class="spip">Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau</i>, Paris : Vrin.</p> <p class="spip">GROETHUYSEN, B, 1949. <i class="spip">Jean-Jacques Rousseau</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">GUENARD, F., 2004. <i class="spip">Rousseau et le travail de la convenance</i>, Paris : Champion.</p> <p class="spip">LAUNAY, M., 1972. <i class="spip">Jean-Jacques Rousseau, écrivain politique</i>, Cannes, Grenoble : CEL/ACER.</p> <p class="spip">LEVI-STRAUSS, C., 1973. « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme », in <i class="spip">Anthropologie structurale II</i>, Paris : Plon.</p> <p class="spip">MACPHERSON, C. B., 1971. <i class="spip">La théorie politique de l'individualisme possessif. De Hobbes à Locke</i> [1962], trad. fr. M. Fuchs, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MASTERS, R. D., 2002. <i class="spip">La philosophie politique de Rousseau</i> [1968], trad. fr. G. Colonna d'Istria et J.-P. Guillot, Lyon : ENS Éditions.</p> <p class="spip">PHILONENKO, A., 1984. <i class="spip">Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur</i>, 3 vol., Paris : Vrin.</p> <p class="spip">POLIN, R., 1971. <i class="spip">La politique de la solitude. Essai sur Jean-Jacques Rousseau</i>, Paris : Sirey.</p> <p class="spip">STAROBINSKI, J., 1971. <i class="spip">Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">VINCENTI, L., 2001. <i class="spip">Jean-Jacques Rousseau. L'individu et la République</i>, Paris : Kimé.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Liens :</strong> Contrat social - Démocratie - Droit naturel moderne - État de nature - Hobbes, Th. - Inégalité - Intérêt général - Locke, J. - Propriété - République</p> <p class="spip"><strong class="spip">Comment citer cet article :</strong></p> <p class="spip">Bachofen, Blaise (2007), « Rousseau, Jean-Jacques », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article86</p></div> Merleau-Ponty, Maurice http://www.dicopo.org/spip.php?article87 http://www.dicopo.org/spip.php?article87 2007-12-20T16:07:09Z text/html fr Jérôme Melançon M La philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) est inséparable de ses prises de position et de sa participation à la vie politique française. Ancré fermement dans la tradition phénoménologique, il voit la philosophie comme devant nous permettre de connaître les possibles dans notre époque, afin de pouvoir choisir et agir, et devant par conséquent informer la politique, tout en lui conservant une marge de manœuvre, sans déterminer ni forcer une position ou une action. <br />I. Formation (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique18" rel="directory">M</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">La philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) est inséparable de ses prises de position et de sa participation à la vie politique française. Ancré fermement dans la tradition phénoménologique, il voit la philosophie comme devant nous permettre de connaître les possibles dans notre époque, afin de pouvoir choisir et agir, et devant par conséquent informer la politique, tout en lui conservant une marge de manœuvre, sans déterminer ni forcer une position ou une action.</p> <p class="spip"><strong class="spip">I. Formation politique</strong></p> <p class="spip">Né le 14 mars 1908 à Rochefort-sur-mer en Normandie, il passe son baccalauréat à Paris en 1924, obtenant le prix d'excellence en classe de philosophie. Dès ce premier cours, il se voit comme philosophe, comprenant l'exercice de la philosophie comme une manière concrète de poser des questions sur ce qu'il vit - et déjà, Merleau-Ponty se pose avant tout la question du rapport à autrui. Il est reçu à l'agrégation en 1930, derrière Simone de Beauvoir et Simone Weil, puis, jusqu'en octobre 1931, il effectue son service militaire.</p> <p class="spip">C'est afin de soustraire son catholicisme à toute bigoterie que Merleau-Ponty se rapproche des milieux catholiques de gauche au milieu des années 1930, notamment des Dominicains et d'<i class="spip">Esprit</i>, où il signe quelques manifestes politiques. Il commence à étudier Marx au sein du groupe d'études <i class="spip">Esprit</i> qui s'occupait particulièrement de l'humanisme de ses premiers écrits. Il assiste également de 1937 à 1939 aux séminaires sur Hegel d'Alexandre Kojève, dont celui-ci voulait d'ailleurs faire un outil de propagande marxiste. Merleau-Ponty refuse d'adhérer au Parti Communiste, troublé par le dogmatisme de ses militants et par les procès de Moscou, et s'éloigne des catholiques jusqu'à ce qu'il rompe avec <i class="spip">Esprit</i> suite au congrès de 1937, où Mounier affirme un certain dogmatisme, avant d'abandonner entièrement ses croyances religieuses quelques mois plus tard.</p> <p class="spip">Merleau-Ponty aborda ainsi deux des philosophes les plus importants pour son œuvre à venir à partir de leur lecture, pour Marx, par les catholiques d'<i class="spip">Esprit</i> et, pour Hegel, par le marxiste Kojève. Se distançant des catholiques, il se rapproche des trotskistes (notamment de David Rousset), puis pendant la guerre, de communistes (dont Pierre Naville et Pierre Hervé).</p> <p class="spip">Merleau-Ponty fit la guerre comme sous-lieutenant d'infanterie. Une fois démobilisé, il est nommé professeur de philosophie au lycée Carnot, reprend son poste à l'École Normale Supérieure et commence ce qui sera sa résistance à l'Occupation. Dès la rentrée, il constitue un groupe de résistance nommé « Sous la botte » qui compte entre autres les Desanti, S. Debout, F. Cuzin et Y. Picart (les deux derniers mourront pendant la guerre). Lorsque Sartre revient de sa captivité en 1941, il contacte Merleau-Ponty et leurs groupes respectifs fusionnent pour devenir <i class="spip">Socialisme et Liberté</i>. Il s'agissait pour le groupe de combattre l'Occupation allemande tout en se distinguant à la fois des communistes ou des socialistes et des gaullistes. Cependant, Socialisme et Liberté ne survit pas à l'entrée en guerre de l'U.R.S.S. et à l'attrait exercé par les groupes communistes. La plupart de ses membres rejoindront les rangs du Parti pendant ou après la guerre.</p> <p class="spip">Le groupe meurt de la sorte lentement, mais ce n'est pas la fin des activités politiques de Merleau-Ponty. Bien entendu, sa thèse demeure son activité principale et il bénéficie de son accès à certains des manuscrits de Husserl, immédiatement avant et après la guerre. Pourtant, il ne se replie aucunement sur ce travail et complète sa formation marxiste par la lecture de Marx, Lénine et Trotski. La <i class="spip">Phénoménologie de la perception</i> contient d'ailleurs plusieurs références au marxisme et sa dernière partie peut être lue comme une réponse à Sartre à partir des idées communes à la phénoménologie husserlienne et au marxisme. Dans ses cours même, il désobéit au <i class="spip">curriculum</i> et enseigne Marx et Hegel à ses étudiants. Selon K. Whiteside (1988 : 34), il appartient par ailleurs au Front National Universitaire, distribuant probablement des pamphlets au lycée et, pendant la libération de Paris, il se joint à une patrouille armée.</p> <p class="spip"><strong class="spip">II. Repenser le marxisme</strong></p> <p class="spip">Dès la libération, Merleau-Ponty fonde avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir la revue <i class="spip">Les Temps Modernes</i>, dont il est le directeur politique (bien que, par un accord avec Sartre, ce soit de manière anonyme). C'est Merleau-Ponty qui influença le plus la ligne éditoriale des <i class="spip">Temps Modernes</i>, décidant des thèmes politiques (par exemple, la guerre en Indochine, le nazisme de Heidegger, la situation en U.R.S.S., ou encore le plan Marshall), du ton à adopter (très différent par exemple de celui de l'hebdomadaire <i class="spip">Action</i>, près du PCF, dont les membres étaient des proches de Merleau-Ponty) et des articles à publier. Il y publie lui-même de nombreux textes, dès les premiers numéros : des réflexions sur l'Occupation, sur les rapports du marxisme et de la phénoménologie, ou encore des critiques des politiques des partis au pouvoir (notamment du PCF et de la SFIO, mais aussi des gaullistes).</p> <p class="spip">Les articles « La guerre a eu lieu » et « Pour la vérité » sont de véritables manifestes pour une nouvelle approche de la politique, à la fois inspirée de l'approche phénoménologique et d'un marxisme lu à la lumière du vingtième siècle. Contre l'équivoque et l'épuisement du langage politique, il défend les projets de connaissance et de clarification politique : la tâche des intellectuels est « de faire l'inventaire de ce siècle-ci et des formes ambiguës qu'il nous offre » (Merleau-Ponty, 1996 : 207). La grande leçon de la guerre doit être d'assumer non seulement la vie en société et les actes que nous y posons, mais également le sens qu'ils ont pour chaque autre personne du fait du contexte historique. De la sorte, nous devons comprendre l'histoire comme un mélange de nécessité et de contingence : un sens émerge du fait de nos tentatives de comprendre l'histoire et la politique. C'est ce sens changeant, mais toujours présent, que nous devons trouver au moment de la compréhension et de l'action qu'elle permet - le sens pour autrui vaut autant que le sens pour soi, il est aussi réel et aussi vrai.</p> <p class="spip">Si le marxisme est à continuer, c'est de pair avec le refus du déterminisme historique et avec la conscience de la possibilité de l'échec de chaque action, de l'échec final de l'humanité dans le chaos et la barbarie. Ceci dit, nous ne pouvons échapper au fait qu'à travers toutes nos actions, parce que nous nous associons à d'autres, nous créons aussi de la culture et nous faisons advenir de nouvelles formes dans la vie sociale. Le prolétariat seul est en mesure de mener à une organisation sociale qui ne serait pas que violence, parce qu'il offre déjà le commencement d'une reconnaissance des autres comme humains. Dès lors, la révolution est la seule solution au problème prolétarien, non par nécessité, mais parce que, en 1945 du moins, aucune autre solution ne se présente. Entre-temps, il faut faire voir au patriote que la France est affaiblie et est devenue une puissance de second rang, et rappeler au prolétariat mondial - donc aussi à celui de la France - qu'il n'est un facteur révolutionnaire que s'il se saisit comme mondial, ce qui n'est possible que si les prolétariats existant dans les différents pays se rencontrent et agissent ensemble.</p> <p class="spip">Si Merleau-Ponty ne renonce pas à l'humanisme, à l'établissement de rapports aussi transparents que possible entre les hommes, il a appris de la guerre que les valeurs sont nominales et qu'elles ont besoin d'infrastructures économiques et politiques pour exister. On n'a encore rien fait tant que l'on n'a pas choisi ceux qui porteront nos valeurs avec nous dans l'histoire, dira-t-il en commentant Machiavel (Merleau-Ponty, 2001 : 358). Si nous ne pouvons pas avoir l'assurance que l'État dépérira ou que les relations politiques ou sociales ne deviendront qu'humaines, nous savons qu'il faut combattre les tyrannies de l'antisémitisme et du fascisme, et chercher la vérité effective.</p> <p class="spip">Conscient de sa divergence avec la doctrine du Parti, Merleau-Ponty présente néanmoins sa position comme orthodoxe au sein du marxisme. Avant tout, pour lui, la tâche est celle de la connaissance : sans elle, ni le jugement, ni l'action ne sont possibles. Surtout, il ne faut pas penser que seuls les prolétaires puissent comprendre l'histoire. Bien au contraire, nos opinions touchent juste, qui que nous soyons, tant qu'elles portent sur les conséquences des actions qui nous affectent - car en politique, la seule réalité d'un individu se trouve dans ses actions, celle d'une action réside dans ses conséquences, et l'opinion que les autres ont de nous rejoint ce que nous sommes aussi justement que l'opinion que nous portons sur nous-mêmes.</p> <p class="spip"><strong class="spip">III. Le problème de la violence</strong></p> <p class="spip">Merleau-Ponty continua ces mêmes réflexions dans une série d'articles publiés dans <i class="spip">Les Temps Modernes</i> en 1946 et 1947 sous le titre « Le Yogi et le Prolétaire » et d'abord présentée comme une réponse fortement critique à A. Koestler. Ces textes qui deviendront le livre <i class="spip">Humanisme et Terreur</i> n'ont pas pour sujet les procès de Moscou, comme le prétend une lecture commune : ils n'en sont qu'un des thèmes et servent à plutôt illustrer les problèmes que pose l'exercice de la violence à l'humanisme. Merleau-Ponty étudie dans ce cadre Lénine et Trotski, mais s'il traite de leurs textes, c'est en tant qu'ils témoignent du même humanisme que celui du jeune Marx, et c'est toujours en relation avec leurs paroles et leurs actions en tant que politiques - qui démentent dans une large mesure leurs principes.</p> <p class="spip">Le marxisme, suggère Merleau-Ponty, permet de dépasser les oppositions entre objectivité et subjectivité, entre nécessité et contingence, entre révolution et individu, ou encore entre fins et moyens. Si la reconnaissance du prolétaire par le prolétaire permet de dépasser ces oppositions, c'est que ce dépassement est le propre de toute relation humaine, le prolétariat se trouvant dans une situation privilégiée du fait de son travail. Il sera donc question en politique de la reconnaissance de l'homme par l'homme. Il n'y a rien d'autre que les vues humaines et toute vérité naît de la <i class="spip">praxis</i> interhumaine.</p> <p class="spip">À travers sa critique du capitalisme et du libéralisme et son examen des procès de Moscou, Merleau-Ponty critique <i class="spip">toute</i> politique dans ce qu'elle contient d'oppression et d'exploitation et en ce qu'elle n'assume pas plus sa violence que son humanité. Ce n'est pas tant de justifier ou de rejeter les procès qu'il s'agit - Merleau-Ponty indique clairement que ce sont des actes politiques et non pas des <i class="spip">procès</i> au sens juridique -, mais bien de voir ce que ces événements nous disent sur toute politique. Cacher la violence, dans les procès ou dans les colonies, c'est l'institutionnaliser et la légitimer ; au contraire, l'assumer, c'est se donner une chance de la dépasser. Ce qui menace toute civilisation, c'est de tuer quelqu'un pour ses idées en se le cachant. Seule la création par la violence et la recherche de la vérité permettent d'aboutir à autre chose que la violence. La politique stalinienne doit donc être sévèrement critiquée, mais dans la même mesure que le libéralisme.</p> <p class="spip">Au-delà de la violence, il y a une terreur propre à l'histoire qui émane de sa contingence. Nous sommes responsables des conséquences non désirées de nos actes comme si nous les avions voulues ; notre vérité apparaît aux autres comme arbitraire ; viser l'action, c'est faire violence aux faits présents et autant à ceux qui les défendent que ceux qui y voient une autre vérité ; et le premier critère en politique, c'est la réussite. Et certes, sans réussite, il n'y pas de politique légitime possible - mais la réussite à elle seule ne suffit ni à rendre légitime une politique, ni à prouver qu'elle fût la seule possible.</p> <p class="spip">Pourtant, nous ne sommes pas seuls et toutes nos mises en perspectives dépendent de celles des autres et de notre enracinement dans le monde et dans l'histoire. Ce qui importe, ce n'est pas la violence, qui est inévitable, mais son sens - c'est que les autres perspectives soient prises en considération, parce que ce sont elles qui donnent son sens à la nôtre. L'humanisme du marxisme vient de sa théorie du sens de l'histoire tel que porté par le prolétariat. Toute action, qui doit être un compromis, doit viser à élever le niveau de sa conscience et la violence exercée contre les faits et les hommes doit forcer l'histoire en ce même sens.</p> <p class="spip">Certes, nous devons juger des régimes politiques ; mais nous devons le faire à l'aune des autres régimes en place et en comparant leurs principes et leurs actes. Comme il le faisait dans « Pour la vérité », Merleau-Ponty conclut <i class="spip">Humanisme et terreur</i> avec le constat de la nécessité d'une politique attentiste. Il refuse le néo-communisme, à savoir la doctrine en cours en U.R.S.S. et dans le Parti Communiste français, et affirme que plus il en connaît à propos de l'U.R.S.S., plus il lui est difficile de la comprendre selon des critères marxistes. Il doute donc déjà de la possibilité d'une société sans classes en U.R.S.S., puisqu'il ne lui reste plus pour avancer que la volonté de ses chefs. Avant tout, conclut-il, il faut éviter la guerre et refuser de choisir entre le communisme et le capitalisme - refuser toute mystification et toute propagande et refuser de s'engager dans la confusion. La paix est la seule chance des prolétaires, et avec eux de l'humanité, et tout doit être fait pour la préserver, sans pour autant adopter une position pacifiste et refuser la guerre à tout prix. Il ne faut pas acculer l'U.R.S.S. au mur et la mettre dans une position où elle choisirait la guerre plutôt que le dialogue. Ainsi, tant que l'U.R.S.S. ne démontre pas de volonté de guerre, il faut tâcher de la comprendre et surtout, il faut la considérer comme une autre perspective politique sur le monde et la respecter en tant que telle.</p> <p class="spip"><strong class="spip">IV. Ruptures et continuités</strong></p> <p class="spip">Merleau-Ponty prît au sérieux la tâche d'une connaissance du présent et le critère du maintien d'une attitude de sympathie à l'égard de l'U.R.S.S. : de 1947 à 1951, il continua à s'informer de la vie sociale en U.R.S.S. et des politiques qui y étaient menées. Ainsi, dans ses interventions à la radio, dans <i class="spip">Les Temps Modernes</i> et à des colloques internationaux, il se fit de plus en plus critique de l'U.R.S.S. Il ne s'agit pas de socialisme, dit-il d'abord ; puis, affirma-t-il à propos de Lukács, la liberté de critique, l'une des exigences marxistes que partage Merleau-Ponty, est inexistante chez les communistes ; enfin, en 1952, il ne subsiste selon lui aucun lien entre le communisme du PCUS ou du PCF et le marxisme. Et entretemps survint une grande rupture, qu'il garda silencieuse jusqu'en 1955 mais qui remonte au début de la guerre de Corée. L'U.R.S.S., en n'intervenant pas pour empêcher les actions de la Corée du Nord, a démontré pour Merleau-Ponty que si elle ne veut pas explicitement la guerre ni ne la poursuit ouvertement, elle ne fera rien pour l'empêcher si elle sert ses intérêts. Du coup, elle devient une puissance impérialiste comme les autres, sans privilège aucun.</p> <p class="spip">Au moment même où Merleau-Ponty abandonna ses dernières sympathies pour les communistes et avec elles, son engagement marxiste, il entra en conflit avec Jean-Paul Sartre sur l'attitude à adopter en tant que personne. De longues conversations sont évoquées par tous deux, portant autant sur le marxisme que sur la philosophie de l'existence. Leur amitié en fut si fatiguée qu'il devint difficile pour eux de continuer à partager les responsabilités de la revue. Suite à la guerre de Corée, Merleau-Ponty désira garder le silence, puisque désormais, c'était la force brute qui déciderait, sourde aux appels des intellectuels, aveugle à toute raison. Ainsi, entre 1950 et 1952, la revue se dirigea d'elle-même, les articles soumis accusant la sympathie affichée de la revue mais jamais ouvertement démentie à l'égard des communistes.</p> <p class="spip">À l'opposé, depuis l'échec du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, qu'il avait créé avec David Rousset et Gérald Rosenthal et auquel Merleau-Ponty s'était joint sans pourtant s'y investir, préférant alors s'occuper des <i class="spip">Temps Modernes</i>, Sartre avait repris du service à la revue et s'était rapproché des communistes du PCF. À tel point qu'à la suite de l'arrestation sur des motifs au mieux douteux du secrétaire général du PCF, Jacques Duclos, Sartre écrit un long article qu'il publia dans Les Temps Modernes en plusieurs parties, « Les Communistes et la paix », qui contredit implicitement sur plusieurs points les idées de Merleau-Ponty et qui prit à part l'ancien élève et proche collaborateur de ce dernier, Claude Lefort. Après ces frictions, il suffit d'un désaccord couplé à une série de courtes absences de Paris des deux directeurs pour faire exploser l'affaire. Merleau-Ponty démissionna de son poste à la revue en 1952.</p> <p class="spip">Il ne se retrouva pas pour autant marginalisé du champ intellectuel français : déjà, il avait été élu à la chaire de philosophie du Collège de France. <i class="spip">Les Aventures de la dialectique</i> furent rédigées dans le but d'expliciter les raisons philosophiques de sa rupture avec le marxisme - à savoir les raisons pour lesquelles le marxisme, et non seulement l'appui à l'U.R.S.S., doit être abandonné. Les chapitres sur Weber et Lukács, qui constituent l'apport positif du livre, sont en partie tirés du cours de 1953 intitulé « Matériaux pour une philosophie de l'histoire ». Weber, suggère-t-il, propose la première conception du libéralisme comme tâche, ce qui en fait un libéral à part et qui peut servir de modèle à une nouvelle conception de la liberté, contre le capitalisme. Lukács, l'ayant lui aussi étudié, fut mené à réconcilier les contraires que Weber tenait ensemble héroïquement, faisant passer la dialectique dans les faits. Les bolcheviks, au contraire, poussèrent à bout ces mêmes antithèses que le marxisme devait dépasser (avant tout, la vérité et la violence, l'objectivité et la subjectivité dans l'histoire) - et il en va de même chez Sartre. Ensemble, ils ont mené à une liquidation de la dialectique révolutionnaire, que Merleau-Ponty tente d'accomplir afin de pouvoir à nouveau comprendre l'histoire dialectiquement.</p> <p class="spip">Or, si politiquement il y a bel et bien rupture, ce premier cours sur la dialectique est en continuité avec une série de cours sur l'expression, le langage et la littérature. D'ailleurs, <i class="spip">Les Aventures de la dialectique</i> est le premier livre publié par Merleau-Ponty depuis sa leçon inaugurale au Collège de France et dont l'un des thèmes majeurs (aux côtés de l'expression et de la tâche de la philosophie) était la philosophie de l'histoire, telle qu'elle peut être comprise non seulement après Hegel et Marx, mais aussi après la linguistique saussurienne.</p> <p class="spip">Ce n'est pas que la philosophie de l'histoire qui est alors à repenser pour Merleau-Ponty, mais toute la philosophie. À cette fin, le marxisme doit être vu comme <i class="spip">une</i> philosophie, sans privilège autre que ce qu'il permet de comprendre. Il entreprit une refonte des concepts philosophiques qui deviendront centraux à sa pensée en s'appuyant sur son étude du langage et de l'expression dans le rapport à autrui qu'il continuait depuis la <i class="spip">Phénoménologie de la perception</i>. Cette étude avait d'ailleurs abouti à un livre inachevé, La prose du monde, ainsi qu'à ses premiers cours au Collège de France à propos de la parole.</p> <p class="spip">À cet égard, <i class="spip">Les Aventures de la dialectique</i> traitent de concepts déjà importants et d'autres qui le deviendront sous peu. D'abord, l'un des cours de 1954-1955 porte sur <i class="spip">L'institution dans l'histoire personnelle et publique</i>. Comme son titre l'indique, le concept d'institution, qui reprend le concept husserlien de <i class="spip">Stiftung</i> et qui a pour moments ce que Merleau-Ponty a déjà étudié sous les termes de fondation et de sédimentation ou de langage parlant et de langage parlé, relie l'histoire de l'individu à l'histoire des autres et de la collectivité. Il s'agit d'abandonner définitivement la philosophie de la conscience pour tâcher de comprendre <i class="spip">ce que fait</i> le sujet, et comment il le fait toujours avec d'autres, en tant que nous travaillons tous les mêmes objets. Nous reprenons sans cesse des institutions, des matrices symboliques, des manières de vivre les événements déjà instituées et signifiantes, disponibles à nous, pour les ré-instituer, les faire nôtres. Nous les trouvons en nous et nous nous trouvons en elles, comme nous trouvons autrui en nous, et nous agissons en reprenant des rôles et des possibilités définies avant nous, qui nous déterminent autant que nous les déterminons à notre tour.</p> <p class="spip">Ensuite, les cours de 1955-1956 portent sur la dialectique, d'une part en tant que concept dans l'histoire de la philosophie de Zénon à Marx, et d'autre part en ce qui concerne le développement de sa propre pensée de la dialectique <i class="spip">en tant que dialectique</i>, une pensée qui comme le mouvement même de l'existence ne s'arrête jamais, où il n'y a aucune synthèse finale. Cette dialectique est retrouvée à partir de l'exercice de la pensée et à partir de l'existence humaine, où la phénoménologie ouvre à l'ontologie. Il n'y a plus de contradiction ni d'opposition, mais un mouvement, une réciprocité féconde des contraires. À l'idée d'institution, de travail infini de reprise de l'œuvre et de l'action des autres et de soi, indistinctement, répond l'idée d'hyperdialectique, de dialectique sans synthèse. À travers ces deux concepts, Merleau-Ponty peut penser ensemble universalité et particularité, objectivité et subjectivité, et c'est l'histoire et l'ontologie (de part et d'autre, mais également dans une certaine mesure dans les deux concepts) et avec elles, la politique, qui seront repensées, menant au projet radical du livre <i class="spip">Le Visible et l'Invisible</i>.</p> <p class="spip"><strong class="spip">V. Une nouvelle gauche acommuniste</strong></p> <p class="spip">La pratique phénoménologique de Merleau-Ponty a pour tâche de comprendre le monde et donc la politique, et également de présenter les possibles pour l'action. À cet égard, c'est à l'individu qu'il revient de faire ses choix au sein de la contingence et à partir de la connaissance limitée qu'il peut avoir de sa situation. La nouvelle compréhension que Merleau-Ponty développe de la politique française et mondiale des années 1950 lui montre à la fois l'impossibilité de la révolution (et celle même de la souhaiter) et la nécessité d'une nouvelle pensée de gauche acommuniste.</p> <p class="spip">Merleau-Ponty n'a pas développé que de manière programmatique ce que serait cette nouvelle gauche : en effet, de nombreux articles en ont étoffé certaines lignes. Déjà l'épilogue aux <i class="spip">Aventures de la dialectique</i> parle de refuser la misère et l'exploitation partout où elles sont, en U.R.S.S. comme en France, et de supporter notre liberté sans jamais l'échanger, de critiquer le capitalisme en réexposant entièrement sa critique par le marxisme. Si <i class="spip">cette</i> philosophie de l'histoire est à rejeter, oppose-t-il au Merleau-Ponty d'<i class="spip">Humanisme et terreur</i>, nous ne pouvons éviter d'avoir une philosophie de l'histoire, et nous devons la repenser. Le combat de Merleau-Ponty passe alors sur un nouveau plan : il s'agira de montrer que l'alternative entre communisme et anticommunisme n'est pas indépassable, que la critique de l'un exige la critique de l'autre. Il faut sortir de l'esprit de la tactique pour être indépendant, pour développer son point de vue, voir les faits et mettre fin à la paralysie politique.</p> <p class="spip">Si les documents à cet effet sont plutôt épars, nous savons pourtant que Merleau-Ponty prit part à certains groupes autour de Pierre Mendès France. Il siège d'abord au Comité d'Action Démocratique, fondé au sein du Parti radical avant d'en être exclu avec son fondateur, et ensuite à l'Union des Forces Démocratiques, avec cinq autres intellectuels, mais aussi avec les figures les plus en vue de la gauche non communiste de l'époque, dont Mendès France et Mitterrand. De 1954 à 1956, il publie régulièrement dans <i class="spip">L'Express</i>, où en sa qualité de professeur au Collège de France il répond aux questions des lecteurs sur la situation politique. Il s'associe par la suite aux <i class="spip">Cahiers de la République</i>, créés en 1956 par Mendès France et qui sont alors le laboratoire de la nouvelle gauche.</p> <p class="spip">Toujours attentif au développement des sciences humaines, il cite désormais les travaux en sociologie et en économie d'Alfred Sauvy, qui ouvrent une critique de l'appropriation privée, ou encore s'inspire des ouvrages <i class="spip">Race et histoire</i> de son ami Claude Lévi-Strauss et <i class="spip">Le Tiers-Monde</i> de Georges Balandier pour continuer et étendre la critique du colonialisme amorcée dès la création des <i class="spip">Temps Modernes</i> et en faire une partie de la critique du capitalisme. Ce sont là ses nouvelles références - encore une fois, les sciences sociales lui ouvrent la voie de la connaissance de son temps. C'est surtout contre le colonialisme qu'il se prononce, alors qu'il voyage en Afrique et qu'il continue son projet philosophique d'une nouvelle ontologie, dont les bases ont été annoncées dans sa philosophie de l'histoire.</p> <p class="spip">Si Merleau-Ponty se prononce sans équivoque contre la torture, il refuse toute position morale en politique : un tel refus est personnel, il ne permet pas de formuler une politique. Il ne faut pas non plus reporter l'idéologie révolutionnaire sur les pays colonisés. Dans sa critique de l'attitude de la gauche non communiste à l'égard du colonialisme, c'est sa philosophie de l'histoire et de la politique qu'il continue sur le terrain de l'actualité : la situation des pays colonisés contient de forts possibles, sans qu'aucun d'entre eux ne soit nécessaire. De même, les critiques traditionnelles du colonialisme doivent être revues. Avant tout, le problème est celui du développement, et non de la révolution - et puisque le colonialisme n'est plus ce qu'il était et que des Européens se trouvent toujours dans les pays colonisés, bien qu'en petits nombres (leur action montrant d'ailleurs que l'exploitation n'est plus le premier problème), ils peuvent soit continuer la politique de répression qui a fait faillite, soit contribuer au développement socio-économique et à l'expression politique de ces pays. Il faut laisser de côté l'idéologie et la critique de l'exploitation colonialiste afin de voir les problèmes qui sont désormais les plus importants et d'apercevoir ce que la France pourrait faire dans l'histoire. La rencontre de l'Europe avec les pays colonisés s'est faite dans le sang et la haine, conclut-il ; cependant la relation, puisqu'elle subsistera sous une forme ou une autre peu importe les développements politiques, n'a pas à continuer dans ce sens.</p> <p class="spip"><strong class="spip">VI. Conclusion</strong></p> <p class="spip">L'un des derniers textes de Merleau-Ponty est sa préface au recueil <i class="spip">Signes</i>, qui fut publié en 1960 et qui reprend des articles de philosophie et de politique remontant à 1947. L'entrelacement de la philosophie et de la politique en est un des thèmes centraux, à travers le problème d'une pensée philosophique de la politique et de la difficulté de maintenir le fil qui les relie sans abandonner ce qui leur est propre. En philosophie comme en politique, il ne saurait y avoir de réponse courte et succincte, parce que l'histoire ne permet pas qu'une pensée ou qu'un événement soient vrais ou faux. En 1960, ce qui est d'abord nécessaire pour la gauche, c'est de comprendre Marx comme un philosophe, de lui refuser toute priorité, mais de refuser aussi de l'abandonner. Être marxiste, suggère Merleau-Ponty, a aussi peu à voir avec Marx qu'être cartésien a à voir avec Descartes - et tient tout son sens du temps présent.</p> <p class="spip">Contre le marxisme, Merleau-Ponty rappelle qu'il est impossible de réduire une philosophie à ses circonstances politiques, comme une politique ne s'explique pas que par la pensée qui la sous-tend. La philosophie, comme la politique, est située dans le temps et dans l'espace et elle possède ses propres responsabilités et sa propre action, à distance, sur l'histoire. À partir de cette position, il lui faut revenir au contact des autres au sein du monde, à la parole qui nous unit à eux, à la mesure de visible et d'invisible qui fait notre relation à eux - relation qui est politique, mais qui n'est pas que politique. C'est dans ce tissu où nous sommes liés aux autres, et seulement si nous maintenons une « <i class="spip">virtu</i> sans aucune résignation » (Merleau-Ponty, 2001 : 61) devant le mal et l'adversité qui y naissent, que nous trouverons une chance de bonheur et de vérité.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Bibliographie</strong></p> <p class="spip">BALANDIER, G., dir., 1956. <i class="spip">Le Tiers-Monde</i>, Paris : Presses Universitaires de France.</p> <p class="spip">BOSCHETTI, A., 1985<i class="spip">. Sartre et « Les Temps Modernes »</i>, Paris : Minuit.</p> <p class="spip">BURNIER, M.-A., 1966. <i class="spip">Les existentialistes et la politique</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">COOPER, B., 1979. <i class="spip">Merleau-Ponty, From Terror to Reform</i>, Toronto : University of Toronto Press.</p> <p class="spip">GOYARD-FABRE, S., 1980. « Merleau-Ponty et la politique », <i class="spip">Revue de métaphysique et de morale</i>, 85 : 240-262.</p> <p class="spip">KRUKS, S., 1981. <i class="spip">The Political Philosophy of Merleau-Ponty</i>, Atlantic Highlands, N.J. : Humanities Press.</p> <p class="spip">LEFORT, C., 1978. <i class="spip">Sur une colonne absente</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">LÉVI-STRAUSS, C., 2001 [1952]. <i class="spip">Race et Histoire</i>, Paris : Albin Michel, UNESCO.</p> <p class="spip">LUKÁCS, G., 1984 [1923]. <i class="spip">Histoire et Conscience de classe. Essais de dialectique marxiste</i>, Paris : Minuit.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1976 [1945]. <i class="spip">Phénoménologie de la perception</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1947. <i class="spip">Humanisme et terreur</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1996 [1948]. <i class="spip">Sens et non-sens</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1955. <i class="spip">Les Aventures de la dialectique</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 2001 [1960]. <i class="spip">Signes</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1979 [1964]. <i class="spip">Le Visible et l'Invisible</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1992 [1966]. <i class="spip">La Prose du monde</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 1968. <i class="spip">Résumés de cours au Collège de France</i>, Paris : Gallimard.</p> <p class="spip">MERLEAU-PONTY, M., 2003. <i class="spip">L'institution, la passivité, Notes de cours au Collège de France</i> 1954-1955, Paris : Belin.</p> <p class="spip">RABIL, A., 1967. <i class="spip">Merleau-Ponty, Existentialist of the Social World</i>, New York : Columbia University Press.</p> <p class="spip">REVAULT D'ALLONNES, M., 2001. <i class="spip">Merleau-Ponty. La Chair du politique</i>, Paris : Michalon.</p> <p class="spip">De SAINT-AUBERT, E., 2004. <i class="spip">Du lien des êtres aux éléments de l'être. Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951</i>, Paris : Vrin.</p> <p class="spip">SARTRE, J.-P., 1964. « Merleau-Ponty », in <i class="spip">Situations, IV. Portraits</i>, Paris : Gallimard, p. 189-287.</p> <p class="spip">SAUVY, A., 1952-1954. <i class="spip">Théorie générale de la population</i>, 2 vol., Paris : Presses Universitaires de France.</p> <p class="spip">WHITESIDE, K., 1988. <i class="spip">Merleau-Ponty and the Foundation of an Existential Politics</i>, Princeton : Princeton University Press.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Liens</strong> : Communisme - Dialectique - Histoire - Institutions - Marx, Karl - Nouvelle gauche - Phénoménologie - Sartre, Jean-Paul - Socialisme - Violence - Weber, Max.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Comment citer cet article :</strong></p> <p class="spip">Mélançon, Jérôme (2007), « Merleau-Ponty, Maurice », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), <i class="spip">DicoPo, Dictionnaire de théorie politique</i>.</p> <p class="spip">http://www.dicopo.org/spip.php ?article87</p></div> Non-Violence http://www.dicopo.org/spip.php?article95 http://www.dicopo.org/spip.php?article95 2007-12-20T16:06:54Z text/html fr Louis Lourme N Le terme de « non-violence » fut introduit en Occident par Gandhi qui traduisit en anglais le terme sanskrit ahimsā, formé du préfixe négatif a- et du substantif himsā qui signifie la volonté de faire violence à un être vivant (Müller, 2005). Le terme de non-violence désigne la doctrine visant à fonder la résistance à toutes les formes de violence. Radicale, la pensée hindoue de l'ahimsā va jusqu'à condamner les violences faites aux animaux et s'accompagne donc de la pratique alimentaire du végétarianisme. <br />La (...) - <a href="http://www.dicopo.org/spip.php?rubrique19" rel="directory">N</a> <div class='rss_texte'><p class="spip">Le terme de « non-violence » fut introduit en Occident par Gandhi qui traduisit en anglais le terme sanskrit <i class="spip">ahimsā</i>, formé du préfixe négatif <i class="spip">a-</i> et du substantif <i class="spip">himsā</i> qui signifie la volonté de faire violence à un être vivant (Müller, 2005). Le terme de non-violence désigne la doctrine visant à fonder la résistance à toutes les formes de violence. Radicale, la pensée hindoue de l'<i class="spip">ahimsā</i> va jusqu'à condamner les violences faites aux animaux et s'accompagne donc de la pratique alimentaire du végétarianisme.</p> <p class="spip"><strong class="spip">La non-violence utopique</strong></p> <p class="spip">Lors de la 53e session des Nations Unies, le 19 novembre 1998, l'assemblée générale a adopté cette étrange résolution qui proclame la période 2001-2010 « Décennie internationale de la promotion d'une culture de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde ». Cette décennie, aujourd'hui bien engagée, marque un tournant axiologique fondamental pour notre culture - et cela même si elle passe finalement relativement inaperçue derrière le vacarme des tambours de guerre qui ont suivi le 11 septembre 2001. Placer comme objectif pour l'ensemble des nations la « promotion d'une culture de la non-violence et de la paix », voilà qui donne des accents d'utopie aux contours généralement graves et réalistes des résolutions onusiennes.</p> <p class="spip">Ce qui rend cette proclamation si révolutionnaire, c'est que la non-violence n'est pas une référence politique facile à utiliser. D'emblée, celui qui s'y réfère est qualifié d'utopiste, de rêveur, de naïf. Le réalisme politique, s'il n'est pas par nature tout à fait déterminé à être violent, semble s'opposer en tout point à la possibilité même d'une non-violence <i class="spip">de principe</i>. Même dans le camp des idéalistes (par exemple les pacifistes), la non-violence est raillée pour son radicalisme : elle condamne en effet toutes les formes de violence alors qu'il est de coutume de penser qu'il existe des cas dans lesquels la violence peut être salutaire. Si elle est ainsi raillée, cela vient très simplement du fait que l'opinion commune veuille que la violence fasse nécessairement partie de l'humain - comme si la nature humaine et les rapports humains ne pouvaient pas ne pas comprendre de violence. C'est contre cette conception presque naturelle de l'humanité que se construit la notion de non-violence.</p> <p class="spip">Le pari fondamental, l'idée commune à tous les courants et à toutes les organisations non-violentes, consiste à penser que l'humain n'est pas condamné à la violence, et que celle-ci le déshumaniserait plutôt. La voie de la non-violence, qu'elle soit empruntée pour des raisons éthiques, religieuses, morales ou plus strictement politiques, est considérée comme une voie qui s'oppose à celle des habitudes et à celle de la nature, mais qui humanise toujours celui qui l'emprunte.</p> <p class="spip">Ainsi, s'interroger sur la possibilité effective d'aboutir un jour à la réalisation d'un monde entièrement non-violent n'a pas de sens : ce n'est pas cette espérance qui fonde l'action non-violente mais seulement la conviction que l'homme s'humanise en luttant contre la violence.</p> <p class="spip">Le non-violent n'attend donc pas que le monde soit non-violent, il sait que la violence est une donnée de l'humain, seulement il ne la considère pas comme une fatalité, ou comme la seule voie possible : il refuse d'y être réduit. Par conséquent on peut dire que la non-violence se caractérise plus comme une résistance à la violence que comme la quête d'une société effectivement parfaitement non-violente -c'est-à-dire une société à jamais inaccessible.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Positivité de la non-violence</strong></p> <p class="spip">Face aux conditions dans lesquelles une action politique peut s'envisager, on peut choisir de ne pas être violent sans être pour autant réellement non-violent. La non-violence n'est pas seulement l'absence de la violence. Il y a une positivité de la non-violence qui consiste, alors que la voie de la violence est possible, à <i class="spip">choisir</i> la non-violence. Ainsi une action sans arme n'a évidemment pas la même valeur selon qu'elle s'explique par le fait que ceux qui l'organisent n'ont pas pu s'en procurer ou par le fait que ceux-ci ont eu la volonté de recourir à des moyens non-armés. La non-violence procède essentiellement d'un choix (et d'un choix qui ne s'effectue pas par défaut) : il y a comme une impossibilité conceptuelle à penser une non-violence involontaire. Elle relève toujours d'une décision qui ne peut pas être motivée seulement par des considérations pratiques ou des calculs du type : ‘dans telle situation, j'ai tout intérêt à être non-violent'. Bien sûr, le bon sens peut pousser à ne pas employer la violence (par exemple lorsqu'il permet de mesurer que l'adversaire est beaucoup plus fort et qu'une lutte contre lui aboutirait nécessairement à un échec) mais cela ne suffit pas pour définir la non-violence. Il y a un écart entre cette non-violence conditionnée à telle situation et à telle analyse des rapports de force, et la non-violence inconditionnée qui caractérise les grandes figures de l'histoire de cette notion et ses grands penseurs.</p> <p class="spip">En tout état de cause, le pragmatisme pousse rarement à la non-violence, car cette voie semble presque toujours impraticable avant d'être empruntée. Même Mellon et Semelin (1994) qui prennent pourtant le temps de considérer largement l'importance de cette approche pragmatique, pointent rapidement les limites de ce type de fondement : « Les motivations pragmatiques ne s'appliquant, par définition, qu'à des choix à faire cas par cas, on ne saurait fonder sur elles une <i class="spip">doctrine</i> de non-violence au sens strict » (1994, p. 27). La non-violence, si elle a évidemment une résonance directement politique, est en réalité toujours plus que strictement politique. Ce qui la caractérise en fait, c'est qu'elle se fonde sur autre chose qu'une idée seulement politique ou qu'une analyse ponctuelle des forces en présence : la non-violence procède essentiellement d'une conviction morale motivée par une conception métaphysique de l'humain (conception religieuse ou philosophique).</p> <p class="spip"><strong class="spip">Fondement philosophique et religieux</strong></p> <p class="spip">La notion de non-violence se construit à partir de la conception d'une liberté fondamentale de l'humain qui serait naturellement capable de violence comme de non-violence et qui pourrait toujours choisir également entre l'un et l'autre. Ce choix doit se penser à un double niveau : individuel et collectif. Collectivement, le constat est sans appel : malgré les fondements religieux et philosophiques qui les traversent (allant pour la plupart dans le sens d'une condamnation de la violence), nos cultures ne sont pas spontanément portées à la non-violence (il suffit de penser que le budget du ministère de la défense est le deuxième pôle de dépense de l'État Français). Cela ne signifie pas pour autant que toutes les cultures aient nécessairement été violentes, qu'elles le seront toutes, qu'il n'y pas d'autre modèle possible, ni surtout qu'elles le sont absolument. La non-violence part en même temps d'un autre constat tout aussi évident : l'homme, même placé dès sa naissance au milieu d'une société violente, reste capable de non-violence. C'est-à-dire que, au prix d'une prise de conscience particulière, l'individu peut s'affranchir des cadres culturels traditionnels et essayer de construire une éthique différente offrant un nouveau système de représentations pour régler la vie sociale.</p> <p class="spip">Sur le plan philosophique, il y a là plus que la simple réactualisation du mythe rousseauiste du bon sauvage. L'homme n'est pas naturellement <i class="spip">bon</i> (non-violent) et corrompu ensuite par la société ; par nature il est seulement capable d'être violent <i class="spip">ou</i> non-violent - la non-violence est donc le fait d'un choix et l'affirmation d'une certaine liberté face à la violence culturelle. Si l'on considère généralement qu'il est violent par nature, c'est que la voie de la violence est plus spontanée, moins volontaire, qu'elle relève moins d'une véritable <i class="spip">décision</i>.</p> <p class="spip">Cet optimisme philosophique, fondé sur une conviction anthropologique précise concernant la capacité de l'homme à sortir de sa propre violence, se double bien souvent d'une démarche intérieure d'ordre métaphysique. En effet, la théorie de la non-violence s'appuie la plupart du temps explicitement sur une justification religieuse qui prend sa source dans les appels à l'amour universel ou dans l'expression du caractère sacré de la vie présents dans les différents textes sacrés ou dans l'esprit de certaines religions (principalement : le christianisme, le bouddhisme, l'hindouisme et le jainisme). De ce point de vue, le fait que les deux grandes figures de l'histoire récente de la non-violence politique (Martin Luther-King et Gandhi) soient deux personnalités très religieuses semble symptomatique. Ce qui peut expliquer que la non-violence soit si souvent religieuse c'est que le fondement religieux paraît offrir un levier essentiel pour tenir cette position de principe. Il est en effet bien délicat de trouver une justification areligieuse qui soit suffisamment radicale pour résister aux impératifs du réel politique. La justification religieuse a pour elle l'avantage de se situer sur un autre plan, d'être d'une autre nature que la réflexion strictement politique.</p> <p class="spip">Mais, qu'il choisisse le plan strictement philosophique ou le plan religieux, le non-violent déplace en tout cas toujours son analyse du réel sur un autre niveau que le politique lorsqu'il veut justifier son action.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Pacifisme et non-violence</strong></p> <p class="spip">Ce fondement permet du même coup de distinguer le pacifisme de la non-violence. Bien que parfois un peu confondus l'un avec l'autre et se retrouvant sur de nombreux thèmes, pacifisme et non-violence ne sont pourtant pas synonymes. Cette distinction est précieuse car elle permet de saisir plus nettement ce que peut signifier l'engagement non-violent. Certainement le non-violent est-il pacifiste, mais la réciproque fonctionne mal. Comment donc pouvons-nous distinguer ces deux familles traditionnellement réunies dans le clan plus large des idéalistes ?</p> <p class="spip">Tout d'abord, il faut commencer par dire que le pacifisme est plus directement politique, et même devrions-nous dire qu'il concerne la macro-politique. En effet il s'oppose à la guerre, or la guerre est évidemment une forme de violence très particulière puisqu'elle concerne les États (et leurs populations). Le pacifiste concentre donc son action sur un aspect bien délimité de la violence, et cet aspect est strictement politique. Mais peut-on dire pour autant que le pacifisme n'est qu'une expression réduite de la non-violence ?</p> <p class="spip">En réalité la distinction est plus profonde : les fondements qui permettent de justifier la position non-violente ne sont pas nécessaires aux pacifistes. Si le pacifisme suppose un engagement de l'individu, c'est (du fait de la particularité de son objet) en tant qu'il est <i class="spip">citoyen</i> que le pacifiste s'engage. Bien sûr les slogans pacifistes peuvent être lancés au nom d'une humanité commune partagée avec le peuple « ennemi », cet engagement peut se faire au nom de convictions morales ou religieuses propres à tel ou tel pacifiste, mais elles ne sont pas nécessairement requises : le pacifisme ne se déploie que face à la violence d'un État contre un autre. Au contraire, la non-violence se déploie, elle, au cœur de la vie de tous les jours pour celui qui la pratique. Les conséquences de la non-violence peuvent être politiques, mais son moteur relève de l'intimité de chacun. C'est une démarche plus globale pour l'individu et qui engage toute sa personne. On comprend donc à la fois que la non-violence est plus radicale que le pacifisme (au sens où elle condamne <i class="spip">la</i> violence et non pas <i class="spip">telle</i> manifestation de la violence), mais aussi qu'elle relève d'un autre type de préoccupations.</p> <p class="spip">Le pacifisme est au final une lutte contre la violence d'un État extérieur à moi et auquel je veux signifier mon désaccord ; la non-violence est une lutte avant tout contre ma propre violence et qui peut me pousser à un certain engagement politique. De fait, c'est dans cet engagement au cœur du réel que la non-violence s'est faite connaître, c'est aussi là que sa radicalité peut poser question.</p> <p class="spip"><strong class="spip">La question de la radicalité de la non-violence</strong></p> <p class="spip">Le principal problème théorique que rencontrent les pensées de la non-violence consiste à savoir précisément ce que l'on entend lorsqu'on utilise le terme de « violence ». Dans l'expression « non-violence », la définition de la violence recouvre un champ qui peut se résumer, d'un point de vue théorique, à un refus de la violence contre les personnes (ou, plus largement, contre l'ensemble des êtres vivants dans la stricte conception hindoue de l'<i class="spip">ahimsā</i>). Ce refus théorique de la violence contre les personnes explique que le non-violent soit poussé à agir lorsqu'il est confronté à une violence faite à un autre (c'est ce que nous verrons plus loin), mais la réalité de la pratique oblige à reconsidérer cette ligne de conduite.</p> <p class="spip">Violence et non-violence s'opposent-t-elles aussi nettement que cela ? Comment se manifeste le choix de l'une ou l'autre voie ? S'il fallait seulement choisir une fois pour toutes entre violence et non-violence, les choses seraient finalement assez simples. Mais, outre que le choix n'est jamais fait une fois pour toutes et qu'il est sans cesse à réaffirmer, bien souvent, la décision doit plutôt se faire entre deux types de violence. En effet, ce qui rend la voie de la non-violence si difficile à emprunter, c'est avant tout que la réalité n'oppose pas vraiment la violence absurde, aveugle et terrible d'un côté, à la non-violence raisonnable, pure et légitime de l'autre. La question se transforme ainsi très sensiblement lorsqu'elle passe de « faut-il préférer la violence à la non-violence ? » à « quelle violence faut-il préférer à quelle autre ? ».</p> <p class="spip">C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la mise en garde de Gandhi contre ceux qu'il appelle les « sectaires de l'<i class="spip">ahimsā</i> », c'est-à-dire ceux qui en font un « fétiche qu'ils vénèrent aveuglément » (1990 (1958), p. 85). Il peut ainsi écrire : « On pourrait d'ailleurs imaginer [des] circonstances où ce serait faire preuve de violence que de ne pas tuer, et satisfaire à l'<i class="spip">ahimsā</i> que de donner la mort à quelqu'un » (<i class="spip">Ibid.</i>, p. 85). Comment comprendre cette réflexion apparemment paradoxale ? C'est le principe justifiant le choix de la non-violence qui compte et qui doit permettre de trancher. Parce qu'elle a un fondement métaphysique qui lui donne son sens, la non-violence sert uniquement comme <i class="spip">moyen éthique</i>. Comme fin valant pour elle-même elle risquerait effectivement d'aboutir à des situations absurdes, contraires au principe même du respect de la dignité de l'autre qui est pourtant à la base de la pensée de la non-violence. Le non-violent risquerait alors de devenir ce que Hegel appelle une « belle âme », c'est-à-dire un homme qui ne s'engagerait pour aucune cause, ne prendrait part à aucune lutte, arguant qu'il y a là toujours un risque de violence. Par exemple, face à une agression dont il serait témoin et qui supposerait un acte violent pour y mettre un terme, le non-violent serait celui qui détournerait le regard pour ne pas avoir à agir.</p> <p class="spip">Bien entendu, il suffit de penser aux figures historiques de la non-violence pour tordre le cou à l'idée commune qui serait parfois tentée de faire de la non-violence une sorte de lâcheté qui aurait bonne conscience. De fait, si on voulait filer l'image hégélienne, il faudrait dire que le non-violent se soucie effectivement beaucoup de la beauté de son âme, mais qu'il considère que la beauté parfaite n'est jamais atteinte. En toute rigueur, pour celui qui se réclame de la non-violence, il s'agit donc en réalité non pas d'être littéralement <i class="spip">non-violent</i> (la non-violence est un horizon qu'il se fixe), mais plutôt d'être <i class="spip">aussi peu violent que possible</i> - paradoxalement, le principe de non-violence peut même aboutir à une action objectivement violente si elle est motivée par le principe qui donne son sens à la non-violence. C'est en cela que l'on comprend que la non-violence relève absolument de l'intimité de chacun et de sa conscience propre qui, seule, permet de juger la non-violence de l'action. Gandhi peut ainsi poursuivre dans le même texte avec cet exemple frappant : « si on menaçait de violer ma fille et qu'il n'y ait aucun moyen de la sauver, j'agirais selon les exigences les plus pures de l'<i class="spip">ahimsā</i> si je mettais fin à sa vie, quitte à m'exposer ensuite à la colère du forcené » (1990 (1958), p. 85).</p> <p class="spip"><strong class="spip">L'action non-violente</strong></p> <p class="spip">Essentiellement, la vision de la non-violence de Gandhi (comme celle de Luther King) est celle d'une non-violence active, qui ne reste pas les bras croisés devant le réel. Son implication politique est comprise dans sa propre définition. C'est ce que veut signifier Gandhi lorsqu'il écrit : « On ne peut pas être vraiment non-violent et rester passif devant les injustices sociales » (1990 (1958), p. 159). Il ne s'agit pas seulement de considérer l'injustice comme étant elle-même une violence faite à l'individu, bien plus fondamentalement cette détermination à l'action devant l'injustice vient de ce que la non-violence n'a de sens que mise en perspective avec la conviction de l'éminente dignité de l'homme. C'est cette conviction qui pousse l'individu dans la voie de la non-violence. Comme cette dignité est bafouée dans l'injustice, le non-violent cohérent avec sa propre conception de l'homme est nécessairement porté à agir pour changer cet état de fait. Le non-violent est comme condamné à agir.</p> <p class="spip">Ainsi la non-violence est naturellement portée à l'action, et l'action non-violente puise son sens dans l'intention qui la détermine. Essentiellement constituée par le choix initial qui prétend la légitimer, et motivée par une conviction qui lui donne toute sa valeur, nous pourrions aller jusqu'à dire que l'action non-violente n'a pas de sens lorsqu'elle est seulement prise pour elle-même.</p> <p class="spip">Enfin, il faut relever que les multiples stratégies d'actions non-violentes sont un biais tout à fait efficace de l'action politique et qu'elles ont largement fait leurs preuves aujourd'hui dans des situations chaque fois différentes. De ce point de vue, tous les types d'actions non-violentes qui se sont développés au cours du 20e siècle donnent à voir des <i class="spip">moyens</i> politiques très variés pour lutter efficacement au nom d'une cause supérieure. Quelques épisodes historiques célèbres et spectaculaires (par exemple : la marche du sel emmenée par Gandhi en 1930, ou celle vers Montgomery emmenée par Luther King en 1965) montrent assez que ce mode d'action fonctionne, qu'il peut avoir des résultats convaincants, et qu'il a en outre le double mérite de mettre en lumière l'injustice qu'il entend combattre en même temps que l'absurdité de la violence institutionnelle qui lui répond souvent.</p> <p class="spip">Parmi tous les types d'actions non-violentes recensés et analysés par Müller (cf. <i class="spip">L'action non-violente, guide théorique et pratique</i>, 1985) nous retiendrons ici en guise d'exemples ceux qui ont eu la plus grande postérité, à savoir : la manifestation, le <i class="spip">sit-in</i>, la marche symbolique, l'enchaînement, la grève de la faim, le renvoi de titres et de décorations, la grève, le <i class="spip">boycott</i>, la désobéissance civile, et l'occupation de locaux.</p> <p class="spip">Toutefois, aussi nombreux et variés qu'ils puissent être, pour être tout à fait compris, ces <i class="spip">moyens</i>-là sont toujours à replacer dans la perspective de la conviction fondamentale qui les justifie : celle qui veut que l'homme garde toujours le choix d'être violent ou de ne pas l'être.</p> <p class="spip"><strong class="spip">BIBLIOGRAPHIE</strong></p> <p class="spip">GANDHI, 1990 (1958).<i class="spip">Tous les hommes sont frères, (choix de textes)</i>, Paris : Folio.</p> <p class="spip">GANDHI, 1964. <i class="spip">Autobiographie ou mes expériences de vérité</i>, Paris : PUF.</p> <p class="spip">GANDHI, 1986. <i class="spip">Résistance non-violente</i>, Paris : Buchet/Chastel.</p> <p class="spip">LANZA DEL VASTO, 1971. <i class="spip">Technique de la non-violence</i>, Paris : Denoël.</p> <p class="spip">LUTHER KING, M., 1968. <i class="spip">Combats pour la liberté</i>, Paris : Payot.</p> <p class="spip">LUTHER KING, M., 1965. <i class="spip">Révolution non-violente</i>, Paris : Payot.</p> <p class="spip">MELLON, C. et SEMELIN, J., 1994. <i class="spip">La non-violence</i>, Paris : PUF.</p> <p class="spip">MÜLLER, J.-M., 2005. <i class="spip">Dictionnaire de la non-violence</i>, Gordes : Ed. du Relié.</p> <p class="spip">MÜLLER, J.-M., 1995. <i class="spip">Le principe de non-violence, Parcours philosophique</i>, Paris : Desclée de Brouwer.</p> <p class="spip">MÜLLER, J.-M., 1976. <i class="spip">Le défi de la non-violence</i>, Paris : Le Cerf.</p> <p class="spip">MÜLLER, J.-M., 1995. <i class="spip">Simone Weil : l'exigence de non-violence</i>, Paris : Desclée de Brouwer.</p> <p class="spip">SEMELIN, J., 1983. <i class="spip">Pour sortir de la violence</i>, Paris : Éditions Ouvrières.</p> <p class="spip">Collectif, 1985. <i class="spip">L'action non-violente, guide théorique et pratique</i>, Montargis : éd. Non-Violence Actualité.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Revue</strong></p> <p class="spip">« Une décennie pour apprendre la paix », <i class="spip">Cahiers de la Réconciliation</i>, Éd. Mouvement international de la réconciliation, N° 4 -2002 / 1-2003, Paris.</p> <p class="spip"><strong class="spip">Liens :</strong> Désobéissance civile - Gandhi - Liberté - Luther-King - Pacifisme - Utopie - Violence</p> <p class="spip"><strong class="spip">Comment citer cet article :</strong></p> <p class="spip">Lourme, Louis (2007), « Non-Violence (La) », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), <i class="spip">DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.</i></p> <p class="spip">http://www.dicopo.org/spip.php ?article95</p></div>