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Patriotisme constitutionnel

par Sophie Heine

Le concept de patriotisme constitutionnel émergea dans le cadre de l’Allemagne post-nazie, où il fut développé essentiellement par le philosophe Jürgen Habermas. La nouvelle forme d’appartenance recommandée par cet idéal, basée sur une séparation des niveaux d’intégration politique et éthique, fut promue par cet auteur comme norme directrice face à des défis aussi prégnants que le rapport à une histoire nationale problématique, le multiculturalisme ou la construction européenne. L’interprétation du patriotisme constitutionnel n’est cependant pas monolithique. Son application à la question européenne a en particulier provoqué récemment des divergences d’interprétation entre ses différents adeptes.

1. Les principes de base du patriotisme constitutionnel

Le philosophe allemand Jürgen Habermas a le plus contribué à définir et à faire connaître la notion de patriotisme constitutionnel. L’intuition qui le guida lorsqu’il adopta ce concept était que la citoyenneté et l’identité nationale ne sont pas conceptuellement liées et qu’il serait souhaitable de les séparer.

Le patriotisme, nous dit Habermas, a certes historiquement facilité l’établissement de la citoyenneté démocratique en suscitant un sentiment commun d’appartenance. Ainsi, « dans la disposition à lutter et à mourir pour la patrie se manifestaient à la fois la conscience nationale et la conviction républicaine. Ceci explique le rapport de complémentarité qu’entretenaient à l’origine nationalisme et républicanisme » (Habermas, 1992 : 22). Il y a eu un « processus circulaire » entre ces deux éléments : « L’une et l’autre ont créé le nouveau phénomène d’une solidarité civique qui a ensuite formé le ciment des sociétés nationales » (Habermas, 2001 : 5 ; les citations de sources non francophones ont été traduites par l’auteur). Mais il n’y a pas de lien conceptuel entre les deux notions : « le lien créé entre ethnos et demos n’était qu’un passage. Du point de vue conceptuel, la citoyenneté était toujours déjà indépendante de l’identité nationale » (Habermas, 1998 : 71-72). La notion de citoyenneté démocratique postule en effet que le lien entre les citoyens n’est pas fondé sur l’appartenance à une communauté culturelle mais sur la pratique démocratique elle-même et sur les principes qui fondent cette pratique. Habermas souligne que ces deux dimensions de l’État-nation sont même en réalité potentiellement contradictoires : la dimension politico-juridique repose sur des principes universels et se traduit par les institutions de l’État de droit démocratique, alors que la dimension nationale est particulariste et affective (Habermas, 1996 : 286-287).

Il est donc selon lui possible, et normativement nécessaire, de distinguer conceptuellement les aspects politiques et identitaires de la citoyenneté. C’est sur la base d’une telle réflexion qu’il a élaboré sa proposition de « patriotisme constitutionnel », qu’il définit comme un sentiment d’appartenance basé sur les principes universels contenus dans une constitution et non plus sur une identité culturelle particulière.

Les principes universalistes à la base d’une telle appartenance doivent cependant être précisés et redéfinis par le processus démocratique, compris comme un processus délibératif. Dans cette vision délibérative de la démocratie, « les réglementations qui peuvent prétendre à la légitimité sont celles-là mêmes auxquelles toutes les personnes susceptibles d’être concernées pourraient consentir en tant que participants de discussions rationnelles » (Habermas, 1998a : 281). Cette « théorie de la discussion » rejoint le républicanisme sur le rôle essentiel qu’elle attribue au processus de formation de l’opinion et de la volonté politiques. Mais elle se rapproche aussi de la vision libérale par la place tout aussi centrale qu’elle accorde à l’État de droit et aux procédures institutionnalisées. Souveraineté populaire et État de droit se présupposent mutuellement dans ce modèle. L’espace public et la société civile jouent également un rôle capital dans le processus démocratique, puisque c’est là que se forme l’opinion publique, ensuite institutionnalisée selon des procédures démocratiques (Habermas, 1998a : 267-269 et 273).

Pour Habermas, le patriotisme constitutionnel connut un premier début de réalité après la deuxième guerre mondiale dans le contexte ouest-allemand. C’est cette expérience historique particulière qui lui fit prendre conscience qu’une telle forme d’appartenance était non seulement réalisable mais aussi hautement désirable.

2. Un concept originellement lié à la refédinition de l’identité allemande

Habermas a souligné l’évolution du débat sur l’identité nationale allemande et sa dimension particulariste. Après la phase de réaction à un douloureux passé, cette problématique fut selon lui confrontée aux effets de la partition du pays, avec une République fédérale ouverte à la culture de l’Occident, ainsi qu’à la question de la redistribution de la prospérité économique (Habermas, 1989 : 227). Une nouvelle forme d’appartenance serait dès lors apparue, caractérisée non seulement par une dissociation entre identité politique et identité culturelle, mais aussi par un rapport autocritique et réflexif à la tradition et à l’histoire nationales (Habermas, 1989 : 256-257).

En effet, le patriotisme constitutionnel implique aussi un rapport réflexif et autocritique à l’histoire nationale. Reposant sur les principes des droits de l’homme et de démocratie, il exclut une valorisation acritique du passé et exige plutôt que l’expérience historique de la communauté soit jugée en fonction des principes universalistes qui la fondent. Habermas développa cette vision « postconventionnelle » du passé sur la base de l’expérience en Allemagne de l’Ouest. Depuis les crimes du national-socialisme, il ne lui semblait plus permis de maintenir telles quelles des traditions, simplement en vertu de leur lien avec une identité culturelle déterminée. Pareille rupture historique requérait désormais une « appropriation critique des traditions ambivalentes », soumettant celles-ci aux critères universalistes de l’État de droit démocratique (Habermas, 1989 : 227).

Dès les années 1960, la gauche ouest-allemande avait développé une identité post-Holocauste et postnationale. Le concept de « patriotisme constitutionnel » (Verfassungspatriotismus) avait déjà été formulé par le publiciste Dolf Sternberger en 1979, dans un éditorial du Frankfurter Allgemeine Zeitung consacré au trentième anniversaire de la Loi Fondamentale allemande (Rambour, 2006 : 2). Étant donné le passé national-socialiste et le contexte de partition de l’Allemagne, Sternberger proposait de substituer au sentiment national classique un attachement aux principes et aux droits contenus dans la Constitution allemande (Sternberger, 1990). Toutefois, c’est véritablement Habermas dans les années 1980 qui théorisa le mieux ce concept au cours de la désormais célèbre « querelle des historiens » (Heine, 2006 : 76-82). Face à l’entreprise de banalisation de la période nazie par plusieurs historiens allemands, qui visait à faciliter le retour à une identité nationale traditionnelle, il développa une vision réflexive du rapport au passé se fondant sur l’optique « postnationale » du patriotisme constitutionnel (Devant l’histoire, 1988).

Cette conception de l’histoire différait largement de la conception nationaliste, qu’Habermas qualifia de « conventionnelle ». Celle-ci consiste à refuser de tirer des leçons de l’histoire nationale et à en faire plutôt l’un des fondements essentiels de l’identité nationale. Pour Habermas au contraire, si l’histoire peut nous être utile, c’est moins comme modèle que comme terreau d’apprentissage. Ce sont surtout les éléments négatifs de nos traditions qui nous permettent de progresser, grâce aux leçons qu’ils contiennent pour le présent (Habermas, 1998b : 12-13). Le patriotisme constitutionnel n’est donc pas un « patriotisme historique », puisqu’il requiert une relation critique au passé. Mais ce n’est pas non plus un simple « patriotisme juridique », car il s’appuie sur un certain ancrage historique, aussi réflexif soit-il (Lacroix, 2002 : 950).

3. Le patriotisme constitutionnel face à la pluralité culturelle et à l’intégration européenne

Dans les années 1990, Habermas élabora de nouvelles applications de la notion de patriotisme constitutionnel. Il la proposa tout d’abord comme horizon normatif face à la multiculturalité croissante des sociétés européennes et en particulier de la société allemande.

S’opposant aux tendances culturalistes et différentialistes tant de gauche que de droite qui prévalaient en Allemagne de l’Ouest, il juge essentiel dans le contexte de l’Allemagne réunifiée que les différents groupes culturels adhèrent à un socle universaliste commun. Son concept de patriotisme constitutionnel lui permet de théoriser cette perspective : fondé sur une dissociation de la citoyenneté et de l’identité nationale, celui-ci peut permettre la coexistence de cultures diverses tout en favorisant un sentiment commun d’appartenance. Un État libéral-démocratique doit distinguer les niveaux d’intégration politique et éthique et ne peut donc requérir aucune assimilation culturelle des immigrants en échange de leur transformation en citoyens. Cependant, il peut, et même il doit, leur demander une allégeance aux principes constitutionnels. Habermas admet que les démocraties libérales ont une certaine « coloration éthique » influençant toujours en partie le niveau d’intégration politique. Celle-ci n’est toutefois pas figée et prédéterminée mais résulte d’une composition civique spécifique. Par conséquent, lorsque la communauté des citoyens se transforme, l’horizon culturel à l’intérieur duquel ils s’entendent sur leur identité collective évolue également (Habermas, 1998a : 233-235).

Sur le plan des politiques concrètes, le patriotisme constitutionnel impose, selon Habermas, la pleine reconnaissance des droits de citoyenneté (civils, politiques et sociaux) aux minorités culturelles mais pas celle de droits collectifs. Car ceux-ci sont problématiques à plusieurs égards : non seulement ils risquent d’empêcher l’évolution interne des cultures mais en outre il peuvent entrer en contradiction avec les libertés individuelles (Habermas, 1998a : 226, 228).

Par ailleurs, à partir de la fin des années 1990, Habermas estima que le processus de globalisation économique rendait nécessaire un approfondissement de la conscience postnationale et du patriotisme constitutionnel à l’échelle européenne (Habermas, 1998b : 177-179 ; Habermas, 2000) : « La force régulatrice de l’État-nation ne suffit plus depuis longtemps pour amortir les conséquences ambivalentes de la globalisation économique (…). C’est seulement au niveau européen qu’une partie du pouvoir de régulation politique, de plus en plus faible au niveau national, peut être regagnée. » (Habermas, 2005)

Il s’oppose ainsi à l’approche « national-communautarienne », selon laquelle une organisation politique démocratique et sociale au niveau européen serait inconcevable à cause de l’absence de nation européenne. Prolongeant sa vision postnationale élaborée dans le cadre allemand, il considère au contraire que la citoyenneté ne doit pas forcément se déployer dans un cadre national : « il ne faut pas confondre la nation des citoyens avec une communauté de destin marquée par une origine, une langue et une histoire communes » (Habermas, 2001 : 5). Il s’agit de promouvoir un patriotisme constitutionnel européen, qui ne reproduise pas l’identité nationale au niveau européen mais qui soit une nouvelle forme postnationale d’appartenance. Cette forme nouvelle de patriotisme devrait conserver seulement les éléments civiques du patriotisme national et se délester de ses aspects culturels. Ces derniers subsisteraient au niveau de l’État-nation mais seraient relativisés par la nouvelle appartenance postnationale. Les cultures nationales ne devraient pas disparaître mais servir de grilles d’interprétation des principes universalistes, tout en étant interrogées en permanence sur la base de ces mêmes principes.

L’intégration européenne est d’après Habermas particulièrement propice à l’élaboration de ce genre d’appartenance postnationale (Rambour, 2005). D’une part, les États-nations européens ont commencé à développer, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des prédispositions à une conscience postnationale : « la fusion (…) de ces deux éléments (démocratie et nationalisme) a perdu de sa force après deux guerres mondiales et les excès d’un nationalisme radical ». On a pu observer un « processus de formation de la conscience postnationale », dans lequel désormais « la solidarité entre les citoyens naît de l’appartenance à une communauté politique démocratique et constitutionnelle formée par des sociétaires libres et égaux » (Habermas, 2006 : 35 et 37). Les expériences néfastes du nationalisme au cours du 20ème siècle ont aussi engendré une conscience de la profonde ambivalence, voire du côté barbare, de toute tradition nationale, et une relation plus réflexive avec l’histoire nationale (Habermas, 1989 : 256-257). Cette conscience ne s’est donc pas seulement développée en Allemagne de l’Ouest mais aussi dans les autres pays européens. D’autre part, l’Union européenne repose déjà sur des principes constitutionnels et non sur une identité nationale commune. Il y a eu au niveau européen un « découplage progressif de la constitution et de l’État » : l’Union européenne n’est pas un État, car elle ne dispose pas du monopole de la violence légitime, « mais le droit européen (…) prime sur les droits nationaux (…). Les traités européens constituent donc déjà une constitution » (Habermas, 2006 : 38 et 40). Le projet de Constitution européenne s’inscrivait, selon Habermas, dans cette logique et devait donc être perçu comme un progrès du point de vue de l’objectif du patriotisme constitutionnel (Habermas, 2005).

La conception habermassienne du patriotisme constitutionnel européen fait l’objet de critiques par certains théoriciens politiques. Considérant qu’elle s’est rapprochée du pôle communautarien, ils lui opposent une interprétation plus libérale.

4. Europatriotisme civique ou postnationalisme radical

Pour Paul Magnette, Habermas « a pris très au sérieux la critique des nationaux-civiques, qui lui objectaient que le patriotisme constitutionnel ne permet pas de stabiliser une identité politique » (Magnette, 2006 : 139). À travers sa défense d’un patriotisme constitutionnel européen, il aurait évolué vers une position assez proche du patriotisme national mais en le transposant au niveau européen (Lacroix, 2006 : 30).

En effet, Habermas souligne désormais la nécessité que les citoyens européens partagent une véritable identité commune pour « combler le besoin d’intégration d’une Union européenne dont on est en droit d’attendre qu’elle apprenne à parler d’une seule voix à l’extérieur, et à rassembler les compétences permettant une politique constructive à l’intérieur. La solidarité entre citoyens d’une même communauté ne peut pas reposer uniquement sur les devoirs d’une conscience morale universaliste » (Habermas, 2006 : 41).

Dans cette perspective, sans une identité commune, il est impossible que se construise une Europe politique forte à l’intérieur et à l’extérieur. Au niveau interne, un sentiment d’appartenance commune entre citoyens européens serait nécessaire pour construire des formes de solidarité et de démocratie à une échelle européenne, qui impliqueraient un sentiment de confiance et de solidarité entre les citoyens (Habermas, 2001 : 6). De même, une politique extérieure européenne propre réclamerait une volonté commune supposant un sentiment d’appartenance politique (Habermas et Derrida, 2003 : 3). Une telle politique extérieure permettrait de défendre les intérêts et les valeurs européennes dans le monde et de s’imposer face à l’hégémonie américaine (Habermas, 2005) : « il n’y a qu’une seule alternative : ou nous parvenons à forger une identité européenne, ou le vieux continent disparaîtra de la scène mondiale » (Habermas, 2006 : 15). Cette identité commune ne doit pas être un donné historique ou biologique mais doit être élaborée par des processus démocratiques et reposer sur des principes constitutionnels (Habermas, 2006 : 40). Ces processus démocratiques doivent finalement aboutir à élaborer une « solidarité civique » à l’échelle du continent. Pour contribuer à cette identité commune, il faut non seulement une société civile et un espace public européens (grâce à une interpénétration des espaces publics nationaux), mais aussi une culture politique partagée (Habermas, 2000 : 110).

Pour Habermas, une culture politique européenne postnationale existe déjà en filigrane, grâce à l’histoire particulière des pays européens, faite de si intenses déchirements : « ces conflits aigus ont été (…) à la fois un aiguillon pour le décentrement des perspectives de chacun (…) et une motivation pour surmonter le particularisme, pour apprendre la tolérance et institutionnaliser les conflits ». Ces expériences peuvent, selon lui, contribuer à faire naître une démocratie postnationale, car elles ont marqué l’Europe d’un « universalisme égalitaire » (Habermas, 2000 : 111). L’histoire européenne est donc valorisée comme une ressource unique pour susciter une forme postnationale d’appartenance. Plusieurs éléments de cette tradition peuvent permettre de renforcer un patriotisme constitutionnel européen, comme par exemple : un ethos de la lutte pour plus de justice sociale, une sensibilité plus grande aux atteintes portées à l’intégrité personnelle et physique, une distance réflexive des puissances européennes par rapport à elles-mêmes, une certaine aversion pour l’eurocentrisme et une espérance kantienne en une politique intérieure mondiale (Habermas et Derrida, 2003 : 4-6).

Le philosophe distingue aussi cette culture politique commune en formation de la culture politique des États-Unis (Habermas, Schnapper et Touraine, 2001 : 5). Face au néolibéralisme porté par ce pays, les Européens devraient défendre un projet alternatif compatible avec leur identité. Ils devraient le faire dans l’intérêt des relations mondiales en général et dans leur intérêt propre également : « nous, Européens, avons un intérêt légitime à faire entendre notre voix sur l’avenir de la société mondiale dans un concert international qui est, jusqu’à présent, dominé par une vision bien différente de la nôtre » (Habermas, 2001 : 4).

Dans son application de la notion de patriotisme constitutionnel à l’UE, Habermas semble donc avoir développé une vision assez proche du patriotisme national. On retrouve en effet dans son discours sur l’Europe plusieurs éléments caractéristiques du patriotisme national : l’insistance sur la nécessité d’une identité commune pour permettre le fonctionnement de la communauté politique (surtout si celle-ci est démocratique au niveau politique et social), la valorisation de l’histoire commune, la démarcation de son identité avec celle d’autres communautés et la dévalorisation (explicite ou implicite) de celles-ci. Ce qui fait dire à certains que le patriotisme constitutionnel habermassien s’est mué en un « europatriotisme » (Lacroix, 2006 : 31).

Justine Lacroix remarque que d’autres auteurs, comme Jean-Marc Ferry, ont développé une interprétation proche de cette notion europatriotique civique. Notons que, même si elle ne parle pas de « patriotisme constitutionnel », Cécile Laborde préconise aussi l’élaboration d’un patriotisme européen analogue, qui se fonderait sur une « identité constitutionnelle supranationale » (Laborde, 2007). Ferry considère quant à lui qu’une communauté politique européenne requiert un recoupement de la « communauté légale » par une « communauté morale », c’est-à-dire « un ensemble d’attitudes, de schèmes de pensée, de visions du monde et de valeurs partagées entre individus appartenant à une même aire culturelle et à un même contexte historique » (Lacroix, 2006 : 32). Ces valeurs doivent, selon lui, provenir de la tradition européenne.

Pour Ferry, il faut seulement retenir les valeurs liées à la démocratie libérale et en particulier, les principes de civilité, de légalité, de publicité. Comme Habermas, il estime que le patriotisme constitutionnel nécessite « une conscience éthico-historique des individus et des peuples capables de se rapporter de façon autocritique à leur passé propre » (Ferry, 2004a : 11). Cependant, ces valeurs partagées doivent « promouvoir un sentiment effectif d’union et de co-appartenance, un authentique ‘sens du nous’ entre les peuples européens » (Ferry, 2004b : 35). Même le rapport réflexif à l’histoire nationale doit être soumis à cet objectif, car le pardon entre peuples pour les crimes qu’ils se sont réciproquement infligés peut contribuer à l’émergence d’une culture politique commune (Ferry, 2002 : 10).

Ferry pense donc comme Habermas qu’il faut que l’UE se base sur une « substance éthique ». Une culture politique partagée doit servir de lien entre les normes juridiques universalistes et les cadres nationaux particularistes. Il faut faire naître une « culture politique partagée entre les nations membres de la communauté », qui « représente, avec une mémoire historique commune, l’élément substantiel d’une ‘communauté morale’ susceptible de recouper la ‘communauté légale’, déjà fortement développée dans l’Union, afin qu’advienne une véritable ‘communauté politique’ » (Ferry, 2002 : 9, 11, 10).

Justine Lacroix soutient donc que le patriotisme constitutionnel de Habermas et de Ferry est, sur le plan identitaire, assez proche des perspectives « communautariennes », si l’on définit celles-ci comme visant « un recoupement de la communauté légale par la communauté morale » (Lacroix, 2003 : 161-162).

Plusieurs théoriciens politiques se réclamant du patriotisme constitutionnel en ont fait une interprétation plus radicalement postnationale, plus libérale, contestant l’interprétation plus républicaine et communautarienne de Habermas et de Ferry.

Justine Lacroix considère ainsi que l’évolution des deux philosophes d’un post-nationalisme autocritique vers un certain « europatriotisme civique » comporte les mêmes dangers d’oppression et d’exclusion que tout patriotisme, à cause de la supériorité imputée à la communauté faisant l’objet de l’identification. Selon elle, ce danger existe qu’importe que les valeurs attribuées à celle-ci soient culturelles ou politiques. Elle estime qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable d’articuler la construction européenne à une identité commune basée sur des valeurs partagées. D’une part, le fait que les États-nations occidentaux soient stables et prospères malgré la diversité des valeurs et des identités de leurs citoyens montrerait qu’une telle articulation n’est pas nécessaire pour garantir la cohésion des sociétés. D’autre part, une telle articulation ne serait pas souhaitable d’un point de vue normatif, car l’association de semblables et l’opposition vis-à-vis d’un ou de plusieurs « autres », liées à l’identification collective, risqueraient de conduire à des logiques d’exclusion (Lacroix, 2006, 38-39).

Lacroix s’oppose dès lors à l’idée qu’il faudrait développer au niveau européen une « culture politique commune » ou une « communauté morale ». L’intégration européenne permettrait au contraire d’établir une dissociation entre, d’une part, l’adhésion aux principes politico-juridiques universels des droits de l’homme et de la démocratie et, d’autre part, l’appartenance à une culture particulière. Le patriotisme constitutionnel devrait dès lors s’éloigner de toute logique identitaire : « le sens le plus profond du patriotisme constitutionnel ne réside pas en une identification effective à des principes universels (…) mais plutôt dans une pratique ou une habitude qui résiste à toute identification » (Lacroix, 2004 : 182-183). Avec Paul Magnette, elle prône une « discipline constitutionnelle fondée sur les calculs rationnels et sur la disposition à évaluer de manière critique sa propre loyauté nationale » (Lacroix et Magnette, 2005 : 216). Jan-Werner Müller estime dans la même veine que le patriotisme constitutionnel devrait être compris comme « un attachement critique et réflexif » (Müller, 2004).

Patchen Markell estime aussi que l’optique identitaire du patriotisme constitutionnel de Habermas se rapproche des nationalismes ou des patriotismes civiques, qui tentent de réorienter l’affect vers des objets en apparence inoffensifs comme les principes universels de démocratie et de droits de l’homme. Mais il soutient que la « culture politique commune » voulue par Habermas peut mener aux mêmes dangers que n’importe quelle identité collective. En particulier, elle peut engendrer exclusion et violence en raison d’une valorisation excessive de la communauté politique concernée (Markell, 2000 : 39, 52-53). Il invite donc lui aussi à percevoir le patriotisme constitutionnel comme une pratique de résistance aux identifications particulières plutôt que comme une identification affective à des principes universels : « Le patriotisme constitutionnel doit être compris (...) comme une pratique politique de refus ou de résistance aux identifications particulières (…) dans l’intérêt du projet d’universalisation permanent, toujours incomplet et souvent imprévisible. » (Markell, 2000 : 40). Le patriotisme constitutionnel devrait donc permettre aux citoyens de ne pas s’identifier aux institutions de leur communauté politique et de les critiquer sur la base des principes universels qui le fondent.

Etienne Tassin rejoint cette vision très postnationale. Pour lui, le patriotisme constitutionnel ne doit pas relever d’un débat sur l’identité, même politique ou postnationale. C’est plutôt l’action démocratique qui doit permettre de faire advenir la citoyenneté postnationale, car « la question politique est celle de l’agir et non de l’être ». Une telle citoyenneté postnationale devrait se déployer au niveau de l’Union européenne, car « le seul projet dont peut se prévaloir la communauté européenne est (…) celui de la mise en place d’une communauté d’activités et non d’une communauté d’identité » (Tassin, 1994 : 108, 109, 111). Kalypso Nicolaïdis estime dans la même veine que « cette communauté politique ne repose pas, comme c’est habituellement le cas avec les États-nations, sur une identité partagée, mais plutôt sur des projets et des objectifs partagés » (Nicolaïdis, 2006, 61).

5. État fédéral européen ou fédération d’États souverains

Les partisans d’une version plus libérale et postnationale du patriotisme constitutionnel soulignent non seulement la tendance de Habermas à promouvoir désormais l’idée d’une culture politique européenne reproduisant la logique du patriotisme national, mais aussi sa défense d’une construction politique proche de la forme étatique nationale au niveau européen. Habermas semble en effet concevoir le patriotisme constitutionnel européen comme un moyen d’évoluer vers une sorte d’État européen, capable d’intervenir politiquement et socialement en Europe et dans le monde. Sur ce point, Justine Lacroix remarque que Ferry se distingue de Habermas, car il considère que l’Europe ne doit pas reproduire la forme étatique classique et doit laisser aux États membres un noyau irréductible de souveraineté (Lacroix, 2004 : 169-170).

Dans une approche plus fédérale, Habermas préconise, outre le développement d’une culture européenne partagée, l’émergence d’une société civile et d’une sphère publique européennes, l’adoption d’une constitution européenne et d’une charte des droits fondamentaux, des institutions de type fédéral politisant les enjeux et mettant en œuvre des politiques sociales, l’utilisation de l’anglais comme langue de travail ainsi que le développement d’une politique étrangère cohérente (Habermas, 2001 : 6-7 ; Habermas, 2006 : 52-53). Autant d’éléments qui semblent indiquer une volonté de voir émerger un État fédéral européen.

Contrairement à une telle vision, les partisans libéraux du patriotisme constitutionnel au niveau européen le perçoivent plutôt comme un moyen de préserver les souverainetés nationales, tout en atténuant leur caractère intrinsèquement pernicieux par la coopération et la collaboration. Jan-Werner Müller estime ainsi qu’il ne faut pas construire un État européen sur le modèle des États-nations, mais plutôt faire en sorte que l’Union européenne continue à fonctionner comme une collaboration entre des peuples demeurant souverains : « Ce qui fait la spécificité de l’UE – et sa valeur politique et morale pour les Européens – ( …) c’est sa nature particulière d’entité politique ne s’appuyant pas sur un unique demos, mais sur plusieurs demoi toujours plus proches les uns des autres, sans jamais fusionner en un seul. C’est un projet qui, comme le soulignait Joseph Weiler, requiert une forte dose de tolérance (notamment de tolérance constitutionnelle), car les différences et les identités doivent être négociées et renégociées en permanence » (Müller, 2004).

De même, pour Nicolaïdis, « une démoï-cratie ne doit pas se fonder sur une compréhension verticale de la gouvernance, avec des normes constitutionnelles supranationales supplantant celles des nations (…). Notre démoï-cratie doit naître d’un mode de partage horizontal de la responsabilité et d’un transfert horizontal de souveraineté entre États plutôt que des États à ‘Brussels’ ». Cette intégration « transnationale » implique donc une gouvernance horizontale plutôt que verticale, un dialogue plutôt qu’une hiérarchie entre les différentes autorités politiques ou légales. Cette demoï-cratie européenne « est fondée sur la reconnaissance mutuelle, la confrontation et le partage de plus en plus exigeant de nos identités respectives et distinctes ; pas sur leur fusion. L’Union européenne est une communauté d’autres » (Nicolaïdis, 2006 : 62, 59).

Ces auteurs critiquent chez Habermas à la fois la reconduction d’une identité de type national au niveau européen et la reproduction du modèle de l’État fédéral à cette échelle. Ils lui opposent un patriotisme constitutionnel impliquant une adhésion purement rationnelle aux principes constitutionnels et un modèle d’intégration politique qui préserverait les souverainetés nationales tout en facilitant leur dialogue (Lacroix et Magnette, 2005 : 217). Et ils considèrent que le modèle communautaire actuel est assez proche de cet idéal.

Conclusion

Le patriotisme constitutionnel n’a jamais été une notion purement théorique mais fut, dès son émergence, étroitement lié à des débats politiques animés. Il sortit rapidement de son contexte allemand originaire et de la question du rapport à l’histoire de l’Allemagne pour rencontrer de nombreuses autres thématiques. Outre la question multiculturelle, c’est la problématique de la construction européenne qui engendre aujourd’hui les débats les plus nombreux autour de ce concept. Des controverses vivaces traversent les partisans d’une utilisation du patriotisme constitutionnel pour comprendre et orienter l’évolution de l’Europe. Ces débats portant en particulier sur la plus ou moins grande importance à accorder à la question de l’identification pour fonder le patriotisme constitutionnel et sur le degré de proximité souhaitable de l’entité politique européenne avec la forme étatique classique.

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Liens : Communautarisme - Démocratie délibérative - Identité postconventionnelle - Libéralisme – Patriotisme – Postnationalisme - Multiculturalisme

Comment citer cet article :

Heine, Sophie (2007), « Patriotisme constitutionnel », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article94

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 11:08
Dernière modification :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 12:00

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