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Spinoza, Baruch

Une anthropologie politique de la liberté

par Aurélien Liarte

Émergeant au cœur du XVIIe siècle mais résonnant directement avec nos propres préoccupations, la philosophie politique de Spinoza (1632-1677) étonne par sa radicalité et son caractère inclassable. Défenseur de la démocratie et de la liberté, il est également un farouche partisan de l’ordre politique ; promoteur d’une recherche personnelle de « joie » et même de « béatitude », il lie néanmoins, indissociablement, recherche éthique et souci politique. Enfin, si son œuvre la plus connue, l’Éthique, s’ouvre sur une réflexion métaphysique et même ontologique, celle-ci vise avant tout à améliorer, tant au niveau individuel que collectif, la condition humaine.

Né dans l’un des pays les plus tolérants pour l’époque (les Pays-Bas ou « Provinces-Unies »), mais agité par de nombreux troubles, son horizon historique et culturel est celui de guerres et de conflits politico-religieux (Moreau, 2003 : 12-22). Son histoire personnelle (Deleuze, 1981 : 14 sq.) est également marquée par la dimension politique des questions religieuses : fils de rabbin et membre d’une communauté juive chassée d’Espagne par l’Inquisition, il en est, très jeune (à 24 ans), violemment banni (Nadler, 2003), après avoir été probablement victime d’une tentative d’assassinat. On lui reproche non seulement ses fréquentations non juives mais plus largement ses positions rationalistes et critiques à l’égard de la religion et même, diront certains, son « athéisme ». Sa méfiance à l’égard des fanatiques de tous bords le conduira d’ailleurs à mener une existence discrète et prudente, et notamment à renoncer à publier la plupart de ses œuvres.

1. Religion et politique

L’un de ses rares ouvrages publié de son vivant, le Traité Théologico-Politique (T.T.P.), paru anonymement en 1670 et rédigé en parallèle à l’Éthique, porte les traces de cette réflexion sur le statut de la religion au sein de la société, et pose les fondements de sa réflexion politique ultérieure.

Le T.T.P. se présente en effet comme une apologie de la « philosophie », définie comme exercice de la raison, dont Spinoza entend montrer qu’elle n’est préjudiciable ni « à la piété » (chap. 1 à 15), ni même « à la paix et à la sécurité de l’État » (chap. 16 à la fin), mais qu’elle « leur est au contraire très utile » (T.T.P., 1965 : 26). Se plaçant sur le terrain de ses adversaires et admettant par hypothèse (peut-être par feinte) la divinité des textes bibliques, Spinoza entend dégager la signification de ces doctrines mais également leurs limites, au regard de la pensée rationnelle.

L’analyse de la religion, en premier lieu, fait ainsi ressortir l’écart qui sépare le dogmatisme dont elle fait l’objet et la modération dont sont porteurs les textes bibliques. L’essentiel de ce message, tel que le promeuvent notamment les prophètes, consiste en effet en une exigence de charité et de justice (Ibid. : 231), parfaitement compatibles avec l’usage de la raison et la liberté de penser. Ce serait d’ailleurs faire injure à Dieu, estime Spinoza (influencé en cela par Maïmonide, auquel il se réfère d’ailleurs explicitement, par exemple ibid. : 154), que de croire, comme une certaine théologie qui n’est autre qu’une « superstition » (Ibid. : 20-21), que l’usage de la raison devrait être proscrit (Ibid. : 210). Dieu lui-même, d’une certaine façon, ne peut être que rationnel.

En revanche, s’il subsiste des questions ou des obscurités, il ne faut surtout pas essayer de les interpréter (comme le fait, entre autres, Maïmonide : T.T.P., chap. VII). En la matière, l’imagination domine et risque de s’égarer et de délirer ; la critique de l’imagination interprétative fait d’ailleurs l’objet de l’appendice du 1er livre de l’Éthique (noté dorénavant Éth.). Il importe au contraire d’examiner ce texte comme on observerait la « Nature » : de manière rigoureuse, critique et en faisant usage de la « raison naturelle » (T.T.P., 1965 : 138-39). Cela implique par conséquent un véritable travail rationnel d’exégèse : historique, philologique (que rend notamment possible la connaissance de l’hébreu), etc. Surtout, un passage ne doit être éclairé que par un autre passage, et non laissé à l’interprétation arbitraire de maîtres à penser ou de traditions qui lui seraient extérieures.

Quant aux mentions des miracles ou des faits apparemment incompatibles avec la raison (Ibid. : 117), il faut les considérer, dit Spinoza – qui n’est en réalité pas loin d’y voir le produit d’une hallucination (Tosel, 1984 : 137), – comme une simple adresse des prophètes à l’opinion et à l’imagination de leurs contemporains, afin d’emporter leur adhésion (Ibid. : 234). En somme, il convient de dissocier la superstition de la religion proprement dite, et de cantonner celle-ci à sa dimension éthique et non politique ou scientifique a fortiori. La religion ne peut donc qu’admettre le libre exercice de la raison, puisque celle-ci permet de retrouver le message originaire des textes sacrés (T.T.P., 1965 : 89-90). Tout usage politique de la religion, toute violence commise en son nom constituerait donc a fortiori une trahison de la parole "divine".

Cette analyse du théologique débouche alors sur la question, jusque-là implicite, des rapports entre religion et politique d’une part, et entre liberté de juger et obéissance aux lois de l’autre. La place du religieux demeure centrale, notamment comme fondement et garantie symbolique du politique (Tosel, 1984 : 300 sq.), ou encore pour obtenir l’obéissance (Ibid. : 235). Encore faut-il en circonscrire la fonction à une stricte fonction de maintien de l’ordre social et lui refuser la direction des affaires politiques. De même, toute prétention à valoir comme vérité "scientifique", comme connaissance digne de ce nom, doit lui être déniée. En quelque sorte, une séparation du politique et du religieux paraît opportune (Strauss, 1994 : 521) car cela permettrait de réduire la religion à une fonction principalement morale, au sens privé du terme. Ceci devrait ainsi permettre d’éviter toute action qui, se revendiquant d’une "vérité" absolue, conduirait à persécuter ou à massacrer d’autres hommes.

Dans le même temps, la réflexion conduit à préciser la place qu’il convient d’accorder au libre exercice de la raison et à la liberté (par exemple comme liberté d’expression), au sein d’une société. Si la position spinoziste consiste à soutenir qu’un État fort et stable est celui qui (comme le fait la démocratie) accorde à ses membres la liberté de penser et d’exprimer leurs opinions (T.T.P., chap. XX), la démonstration suppose toutefois une analyse préalable des fondements de la vie en société.

2. Du « droit de nature » au « contrat » social

Celle-ci est appréhendée à partir de l’hypothèse d’un « état de nature » et plus encore de l’idée du « droit naturel ». Spinoza soutient en effet que chaque être dispose d’un droit, i.e. d’une puissance et d’un désir de vivre (T.T.P., 1965 : 262), qui rend compte de la société civile.

Cette proposition se comprend parfaitement si on la rapporte à la conception métaphysique, qui voit dans chaque être vivant un principe actif, le « conatus », qui n’est autre que la « puissance » de « persévérer dans son être » (Éth., III, prop. 7-8). Cet « effort » ou ce « Désir » existentiel n’est lui-même que l’expression de la « Nature » – que l’on peut aussi, conventionnellement, nommer « Dieu » (Éth., I, déf. 6), – qui désigne l’ensemble unique de ce qui est et de ce qui existe (dynamiquement). Spinoza ne postule là aucun principe panthéiste ou vitaliste, obscur ou irrationnel (Misrahi, 1991 : 111). Le « conatus » est un principe rationnel, dynamique et orienté vers la recherche d’une plus grande « perfection » i.e. de « réalité » (Éth., II, déf. 6), qui caractérise tous les êtres. Il est donc, à ce titre, gage d’intelligibilité et de rationalité.

L’être humain ne constitue pas, de ce point de vue, une exception à la règle universelle, « un empire dans un empire » (Éth., III, préface). Il n’est qu’une particularisation, un « mode » de cet ensemble, qui exprime deux des facettes ou des « attributs » de la Substance (la réalité première qui, dans le cas de la Nature, englobe tout ce qui existe : Éth., I, déf. 3), en l’occurrence la « pensée » (que nous nommons « esprit ») et « l’étendue » (que nous appelons « corps »). L’homme n’est donc pas, comme le soutenait Descartes, l’union de deux « substances » existant en soi, ni même une substance unique. Il n’est que l’expression particularisée de « l’effort existentiel » (conatus), qui anime tous les êtres vivants et qui, dans son cas singulier, se manifeste en effet sous l’attribut de l’esprit et sous celui du corps.

Comme tous les êtres vivants, il cherche donc à poursuivre son « effort » ou son « désir » (cupiditas) d’exister, ce qui le conduit à faire tout ce qui est en son pouvoir pour y parvenir. Or c’est là, selon Spinoza, son « droit naturel ». Il est « naturel », car il dérive directement de son essence singulière (de sa « nature »), qui n’est elle-même que l’un des aspects de la Nature (ou Dieu), suivant en cela une probable influence stoïcienne (Strauss, 1994 : 77). Mais comme le « droit de Dieu » ne désigne lui-même que la puissance libre de produire tout à partir de sa nécessité interne (Éth., I, prop. 17, c.), le droit de chaque être (y compris de l’être humain) s’étend aussi loin que celui-ci a de « puissance pour exister et pour agir » (Traité Politique, chap. II, § 4 – dont le chapitre résume les conceptions du T.T.P. en matière de droit naturel). Autrement dit, le « droit » se confond avec la « puissance » (potentia) de parvenir à ses fins, et en l’occurrence de continuer à agir.

L’idée d’un « droit » naturel ne soulève donc aucune question de légitimité morale ou même de réciprocité juridique (un « droit » qui résulterait par exemple de la dignité de la personne humaine ou encore qui serait la contrepartie des « devoirs »). S’il ne se confond certes pas avec la « force », il désigne néanmoins, pour l’être humain, la possibilité effective de persévérer dans son être en tenant compte de lui seul, i.e. en exprimant son « désir » (cupiditas) et sa « puissance » (T.T.P., 1965 : 262).

Ceci implique que le droit naturel de l’homme puisse n’être que la manifestation de l’ensemble des effets immédiatement produits par le « désir », à savoir : « l’appétit » (appetitus), la « volonté » (voluntas), « l’impulsion » (impetus), etc. (Éth., III, déf. Aff. 1, expl.). De fait, le désir originaire peut être rattaché soit à « l’esprit » seul, soit au « corps », soit à la singularité de l’action. Il fait donc l’objet de perceptions plus ou moins confuses et obscures, parmi lesquelles les « opinions » et les « passions ».

Or, spontanément – comme l’atteste d’ailleurs l’expérience (Moreau, 1994 : 379), – les hommes « sont conduits plutôt par le désir aveugle que par la raison » (Traité Politique, II, § 5 – en abrégé : T.P.). Leur désir d’exister, troublé par l’imagination, engendre des « appétits » qui sont autant de formes "passives" du désir : l’envie, la colère, la haine mutuelles et, plus largement, une situation dans laquelle ils deviennent « ennemis les uns des autres » (T.P., II, § 14). L’analyse spinoziste rejoint ici le processus hobbesien (Léviathan, I, XIII) de guerre de « chacun contre chacun », qui finit par invalider dans les faits la possibilité de développer librement sa propre puissance (Deleuze, 2003 : 134). Chacun cherchant à se satisfaire aux détriments des autres, il en résulte une dépendance réciproque qui, en l’absence de société politique, rend ineffectif le droit-puissance (T.P., II, § 15).

Par conséquent, celui-ci ne pourra vraiment se réaliser que dans la société civile, par l’instauration d’un « pouvoir public ». Celui-ci constitue en effet la seule voie « rationnelle » à suivre, car la raison « n’exige rien qui s’oppose à la Nature » (Éth., IV, 18, sc.), mais est au contraire conforme à « l’utilité (utilitas) véritable et à la conservation des hommes » (T.P., II, § 8).

Pour ce faire, les hommes doivent donc, comme dans le modèle hobbesien, renoncer à « agir suivant le seul décret de leur pensée » et transférer « à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de Nature » (T.T.P., 1965 : 266). À la différence de Hobbes cependant, Spinoza n’oppose nullement les « lois » de nature au « droit » institué par la société civile (Léviathan, I, XIV). Le droit rendu possible par l’institution de la société n’invalide en rien le droit de nature, il le rend simplement possible. C’est donc un seul et même « droit » qui définit l’état de nature et la société civile (Balibar, 1985 : 69). La conséquence en est radicale : contrairement à Hobbes (qui n’accorde au plus qu’un droit à résister pour éviter une mort certaine), Spinoza soutient que le transfert de puissance individuelle n’est jamais intégral, et que par suite, le pacte n’est pas irréversible en soi (T.T.P., 1965 : 264). Il ne vaut qu’aussi longtemps que les individus y trouvent avantage, non pas seulement au regard de leur survie "biologique" mais à celui de leur « utile propre », i.e. de la totalité de l’essence actuelle de l’individu (Éth., III, prop. 7 et T.P., V, § 5).

Cela ne revient-il pas à affaiblir considérablement le pouvoir du souverain ? Le risque n’est-il pas en effet que chacun, interprétant les lois à sa mesure, ne porte atteinte à l’intégrité du « corps » censé être conduit par « une seule pensée » (T.P., III, § 5) ?

3. Obéissance et liberté

Spinoza ne cesse d’y insister : l’obéissance de tous est absolument requise ; elle constitue en effet le rapport social fondamental et la condition sine qua non de la vie sociale (Balibar, 1985 : 106). Comment, dans ces conditions, la rendre compatible avec le droit naturel de chaque individu ? Comment aussi, à l’inverse, éviter de verser dans l’ordre absolutiste et autoritaire (défendu par Hobbes), puisque Spinoza soutient constamment que la fin de la société n’est pas « la domination » mais « la liberté » et « la puissance d’exister » (T.T.P., chap. XX ; T.P., V, §§ 4-6) ?

Tenir ensemble les deux bouts de la chaîne suppose d’une part une redéfinition de la liberté et, de l’autre, une nouvelle conception de l’intégration et du fonctionnement effectif (et affectif) de la vie sociale.

La liberté (libertas) tout d’abord ne doit pas être définie par l’absence de causes ou même de contraintes, mais au contraire par la capacité à agir suivant sa nécessité interne. De même que la liberté au sens métaphysique du terme (comme absence de déterminations ou même comme libre arbitre), apparaît à Spinoza comme un non-sens (Éth., V, 10, sc.), la liberté politique ne signifie pas l’absence de déterminisme. La véritable liberté consiste, au plan moral, à prendre conscience des causes (notamment des passions) qui nous agitent (Éth., III, prop. 2, sc.) pour en être moins esclave (T.P., II, § 7-8). Politiquement, elle ne consiste donc pas à désobéir aux lois mais à accepter l’ordre comme une nécessité rationnelle (T.P., IV, § 5).

Plus précisément, le T.T.P. soutient que la liberté en matière d’opinion doit rester pleine et entière. Vouloir, à l’inverse, en interdire certaines ou même chercher à n’en imposer qu’une seule (comme une religion d’État par exemple) contredirait l’inévitable et irréductible diversité des opinions, qui découle elle-même de la diversité des « complexions » (ingenium) individuelles – et du rôle de l’imagination (Balibar, 1985 : 39). Cela ne ferait donc qu’irriter la population (T.T.P., 1965 : 329) et risquer d’affaiblir l’ensemble du corps politique. Aucune restriction ne doit donc peser sur la liberté de penser, dans l’intérêt même de l’État.

Mais le risque, alors, en donnant toute latitude aux opinions individuelles (nécessairement divergentes du fait de la « complexion » de chacun), est de voir celles-ci conduire à des actions susceptibles de remettre en cause les fondements de l’État. Voilà pourquoi, afin de préserver l’ordre public, il importe de distinguer soigneusement paroles (ou pensées) et actions (T.T.P., 1965 : 330). Les citoyens doivent ainsi s’engager, même en cas de désaccord avec une loi, à ne rien entreprendre ni à témoigner aucune haine ou malveillance contre elle, mais seulement à exprimer honnêtement leurs opinions et s’en remettre in fine à la délibération et au jugement de la puissance publique (Ibid. : 331-32). Autrement dit, les citoyens renoncent non à leur droit de penser et de s’exprimer, mais à celui d’agir de leur propre chef. Cette distinction, parfois difficile à maintenir (Balibar, 1985 : 38), devrait en effet permettre de préserver la concorde civile et le respect des lois.

Mais, en sens inverse, cela ne revient-il pas à faire de la liberté d’opinion une liberté seulement formelle et non pas réelle ? S’il est impossible d’agir ouvertement contre des lois ou des actions du souverain qui paraissent injustes, voire iniques, n’est-ce pas lui donner un blanc-seing et risquer de le voir commettre les pires exactions ?

Il n’en est rien, pense Spinoza à ce moment de sa réflexion, car si le pouvoir a en effet le « droit » d’agir contre l’intérêt de ses concitoyens (T.T.P., 1965 : 328), sa puissance de le faire (i.e. son droit effectif, au sens que Spinoza donne à ce terme) trouvera nécessairement ses limites. La nature humaine ne pouvant être durablement contrainte (Ibid. : 106), les violences commises par le pouvoir susciteront inévitablement des réactions, qui affaibliront le pouvoir du souverain et réduiront à néant son propre droit-puissance à agir. Or, de même que chaque être vivant cherche à persévérer dans son être, l’État cherchera nécessairement à durer, tout en conservant la forme de ses institutions. C’est donc l’intérêt bien compris du souverain, estime Spinoza (qui suit en cela un précepte machiavélien), qui le conduit à gouverner dans l’intérêt de tous et à s’abstenir d’agir contre la liberté des individus (Ibid. : 267).

Dans ces conditions, l’obéissance requise des citoyens n’apparaît plus comme l’effet d’une simple contrainte extérieure. Conscients que leur propre intérêt réside dans l’existence d’une société civile assurant la sécurité et la paix, les citoyens désireront d’eux-mêmes continuer à obéir. Une telle organisation politique, qui résulte du transfert des « droits » individuels et qui assure à la fois l’intérêt général et l’intérêt de chacun, Spinoza la nomme démocratie (Ibid. : 266).

Au moment de la publication du T.T.P. (qui suscite immédiatement de très violentes attaques, tant politiques que religieuses, et qui marque durablement la réputation "sulfureuse" de Spinoza), il estime même qu’elle constitue le principe immanent à tout régime, et qu’elle constitue la forme la plus "naturelle", i.e. la plus conforme à la nature (Ibid. : 267-69). En assurant en effet l’équilibre entre la souveraineté de l’État et celle de l’individu, entre l’obéissance et la liberté, elle serait la plus conforme à l’essence désirante du conatus humain. C’est également ce système qui, du point de vue politique (i.e. de la conservation des États), assure le mieux la survie et la pérennité d’une société.

Quelques années plus tard (entre 1675 et 1677), le Traité politique (inachevé) donnera pourtant une tout autre vision de la politique. Les troubles politiques (Moreau, 2003 : 36-37) mais aussi l’évolution propre à sa pensée ont sans doute conduit Spinoza à prolonger sa réflexion, en accordant encore moins à l’idée de ce que qu’une société devrait être, et plus à ce qu’elle est effectivement (Ibid. : 87). Le modèle – ou le langage (Moreau, 2003 : 88) – du « contrat » y est de même presque entièrement abandonné, et le choix marqué en faveur de la démocratie cède la place à un examen plus impartial des principales formes de gouvernement (imperia) : monarchie, aristocratie et démocratie (chap. 6-11). Surtout, la question des passions y est approfondie, et c’est à partir d’elle, dans le droit fil des trois derniers livres de l’Éthique, que la pensée politique de Spinoza pourra le mieux s’éclairer et manifester toute son originalité.

4. Passions et servitude imaginaire

Le réexamen des passions suppose en effet de n’aborder la vie sociale et politique ni comme un philosophe-moraliste (en idéalisant la nature humaine et en fustigeant les passions comme autant de « vices ») ni comme un politicien professionnel (en cherchant à la manipuler). L’objectif est de comprendre la nature humaine (T.P., I, §§ 1-2) et d’en déduire le fonctionnement effectif de la vie politique, de même que les moyens de remédier à ses dysfonctionnements. Autrement dit, c’est la connaissance "anthropologique" qui doit permettre de formuler une nouvelle théorie politique, entendue à la fois comme analyse et comme action collective.

Au regard de la puissance désirante, les « passions » représentent en effet un amoindrissement de l’essence humaine. Comme l’a montré le troisième livre de l’Éthique, la passion est un « affect » (affectus) qui exprime certes un « désir » (cupiditas) mais un désir tronqué et faussé par le jeu de « l’imagination » (Deleuze, 2003 : 71).

Celle-ci représente en effet une conscience partielle des choses : dépendante « des seules idées inadéquates » (Éth., III, 3), elle n’est pas à proprement parler une « connaissance » (comme le sont la « connaissance rationnelle » et « l’intuition »). C’est elle qui conduit notamment à désirer des objets qui ne peuvent réellement favoriser la puissance d’exister, par exemple parce qu’ils sont situés hors de notre portée ou bien parce qu’ils sont dénués de réalité (Éth., III, 16). Les « passions » dans leur ensemble constituent par conséquent un mode passif du désir. Voilà pourquoi, au lieu de nous permettre d’éprouver le désir comme joie (laetitia), elles produisent nécessairement des affects de tristesse (tristitia), parmi lesquels la haine, l’inquiétude et l’angoisse, etc. Elles sont donc les causes de l’impuissance et de l’intranquillité (Misrahi, 1992 : 164-65). La critique de l’imagination délirante (Éth., I, appendice) est ainsi reconduite du plan religieux vers le plan social et politique.

Au niveau personnel et intersubjectif tout d’abord, le Traité de la réforme de l’entendement (T.R.E., rédigé aux environs de 1660), constatait déjà que la poursuite personnelle du « bonheur » semblait, en première approche, pouvoir passer par la recherche de la richesse, des honneurs et des plaisirs. Mais la jalousie des autres hommes et leur désir de les acquérir aux dépens des autres (quitte à faire usage de la violence) rend vaine et même dangereuse une telle recherche. De manière générale, de tels objets constituent des « biens » imaginaires, car leur quête est non seulement incertaine mais leur "possession" n’apporte en outre aucune satisfaction durable (T.R.E., 1964 : 182).

Au plan proprement politique ensuite, la « peur » (metus) mais aussi « l’espoir » (spes) – qui sont des passions violentes et inséparables (Eth., IV, 33) – sont particulièrement prisées par les formes asservissantes de système politique. La peur, par exemple, est très souvent maniée par le despotisme, mais aussi par tous les gouvernements autocratiques (y compris par le souverain hobbesien). La superstition, qui renforce le pouvoir (potestas) de la monarchie de droit divin, n’est d’ailleurs que l’une des manifestations de cet état d’ignorance qui caractérise l’imagination (Éth., II, 35), et sur lequel jouent les théologiens. De son côté, l’espoir est également responsable de la servitude humaine, car bien qu’il procure de la « joie », celle-ci demeure inquiète et versatile, puisque son objet lui-même demeure inconstant et incertain (Éth. III, 18, sc. 2). Non seulement il ne favorise pas l’accroissement du désir, mais il entraîne de surcroît les hommes à se résigner au malheur présent, dans l’attente d’un salut futur. Voilà pourquoi Spinoza rejette tout « principe espérance », que celui-ci prenne la forme du « Sauveur » (d’un messie ou d’un homme providentiel) ou d’une « révolution » censée délivrer l’homme de tous ses maux. Dans tous les cas, les passions provoquent agitation et fanatisme (Bodéi, 1997 : 27), et empêchent les hommes d’évoluer dans le sens d’une plus grande « perfection », i.e. d’un accroissement de leur désir véritable.

Encore convient-il de préciser que Spinoza ne critique nullement la politique au nom d’une « morale » qui lui serait extérieure. Aucune valeur n’est en effet transcendante puisque « nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais au contraire c’est parce que nous la désirons que nous la disons bonne » (Éth., III, 9, sc.). En d’autres termes, les "valeurs" ne sont que la résultante du désir, individuel et collectif (Deleuze, 2003 : 33 sq.). Si la servitude est presque partout la règle, si l’homme est « partout dans les fers », celle-ci est contraire au développement de l’essence de tout être (humain, en l’occurrence). C’est donc pour cette raison, ontologique et anthropologique, que Spinoza appelle de ses vœux une « libération ». Il est en effet plus conforme à la nature humaine de vivre libre que d’être asservi. De surcroît, chacun pourra davantage développer cette « nature supérieure », si « beaucoup l’acquièrent avec [soi] » (T.R.E., 1964 : 183-84). Autrement dit, l’éthique est inséparable de la politique, car on ne peut être véritablement heureux tout seul. Voilà pourquoi il faudra « former une société telle qu’il est à désirer pour que le plus d’hommes possible arrivent [à ce] but aussi facilement et sûrement qu’il se pourra » (Ibid.).

Mais comment parvenir en ce cas à libérer les hommes de leur servitude, qui résulte largement de la force des « passions » et notamment de la toute-puissance de l’imagination ? À en juger d’après son importance dans l’existence, tant individuelle que collective, elle paraît difficile à circonvenir. D’autre part et peut-être surtout, il ne peut être fait usage du modèle stoïcien d’une domination de « l’âme » sur le « corps » (Éth., III, 2), ou de « la raison » sur « les passions ». La raison ne désigne en effet, pour Spinoza, qu’une forme supérieure de connaissance, ce qui, d’une certaine façon, la réduit à n’être qu’un désir parmi d’autres, un affect tout au plus supérieur à d’autres affects (Bodéi, 1997 : 15-16). En quoi la connaissance des passions peut-elle donc apporter une quelconque lumière pour l’action politique ?

5. Politique des passions

La grande nouveauté de l’anthropologie spinoziste des affects tient au fait qu’elle réintroduit une intelligibilité dans des phénomènes jugés irrationnels et même mortifères pour l’état social. Le "chaos" passionnel, analogue au désordre apparent des phénomènes météorologiques (T.P., I, § 4), recèle en réalité une rationalité, qui est celle de la « Nature », à laquelle l’homme ne fait pas exception. Or c’est cette logique qui va non seulement permettre de dépasser le modèle du « contrat », mais également rendre possible une "sortie" de la servitude généralisée.

L’originalité du T.P. vient en effet de ce que les passions n’y sont plus seulement vues comme des obstacles mais aussi comme des processus minimaux de socialisation. Si les productions imaginaires du désir provoquent en effet, à l’état pré-social, la guerre généralisée, si elles sont responsables, au sein de la société, de la haine et de la servitude, les passions (œuvre de l’imagination) sont également la source d’une « imitation affective » (affectuum imitatio) socialisante.

Par ce phénomène, Spinoza entend décrire la disposition empathique qui nous est propre, de nous mettre à la place d’autrui. Si par exemple « nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons aucune affection d’aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable » (Éth., III, 27). En d’autres termes, nous sommes capables d’éprouver ce que nous imaginons qu’une autre personne est en train d’éprouver. Il s’agit d’un mécanisme affectif répandu, comme l’atteste l’expérience d’un enfant qui se met à pleurer ou à rire lorsqu’il voit un autre enfant faire de même (Éth. III, 32). L’émulation mais aussi la commisération (Éth. III, 18) ressortissent également de cette même dynamique affective.

Un tel processus est donc décisif, car il constitue une ébauche de la construction du semblable, celui auquel il est possible de s’identifier. Bien qu’il apparaisse tour à tour rassurant et menaçant, objet de haine et d’amour, il peut être considéré comme un "concitoyen", pour lequel nous pouvons éprouver des sentiments, fussent-ils de jalousie ou de haine. Voilà pourquoi l’identification affective peut ouvrir la voie à l’ensemble des constructions identitaires (Balibar, 1985 : 102), sur lesquelles repose pour partie une société. Même la haine, de ce point de vue, contribue largement à l’élaboration des identités communes (Éth., III, 31).

Autrui devient ainsi le résultat et le produit d’une construction imaginaire, qui pousse l’être humain à se soucier de ce qui est en dehors de lui, et notamment des êtres qui lui ressemblent (Balibar, 1985 : 103). D’une certaine manière, l’imagination, en dépit de l’ambivalence et de « l’agitation » (fluctuatio) qu’elle provoque, conduit l’être humain à se préoccuper d’autrui. Elle sort les hommes de l’état de solitude auquel pourrait les vouer, sinon, la recherche de leur seul "intérêt". L’ambivalence imaginaire (Éth., IV, 32-34) conduit ainsi à élaborer une première forme, communautaire, de lien affectif entre les hommes.

Cette attention et cette disposition imitative font en outre que « chacun désire que les autres vivent conformément à sa propre complexion » (T.P., I, § 5). Elles poussent donc chacun à faire « effort pour que tous aiment ce qu’il aime lui-même et haïssent ce qu’il a lui-même en haine » (Éth., III, 31, c.). Une direction commune des passions peut alors voir le jour, qui contribue à "accorder" entre elles les passions diverses (Éth., IV, 35). De cette manière une première forme, naturelle et passionnelle, de "société" peut voir le jour (Balibar, 1985 : 105), fondée sur la recherche (tronquée) de l’utilité propre et de l’intérêt.

Cet "intérêt", on le constate, ne saurait cependant être confondu avec l’idée d’un calcul rationnel égoïste, visant à la seule survie biologique, et moteur – selon Hobbes (et une partie de la pensée libérale) – de la socialité. Tout d’abord, en effet, si la « raison » est bien l’expression du désir, elle ne se confond pas avec la recherche de l’intérêt au sens étroit (égoïste, utilitariste) du terme. Elle suppose en outre la prise de conscience que rien n’est plus « utile à l’homme qu’un autre homme » (Éth., IV, 18, sc.), par quoi il faut entendre la découverte que la socialité produit des joies (et non pas seulement une limitation des puissances et des libertés individuelles). Enfin, l’« utilité » dont il est fait mention ne se comprend pas seulement comme la recherche de la survie biologique, mais comme le désir (cupiditas) de bien-être propre à l’être humain dans son ensemble (corps et esprit). À cet égard, par exemple, un sentiment tel que « l’amour » peut certes donner lieu à une manifestation « passionnelle », ambivalente (jalousie, haine, etc.), mais également susciter le désir de partager des moments heureux avec autrui (amour proprement dit, amitié, etc.). Par conséquent, ce n’est qu’une expression bornée et inadéquate du désir qui réduit l’"intérêt" à une recherche égoïste et fermée à l’autre.

Pour l’heure néanmoins, il est incontestable qu’une telle modification (libératrice) du désir reste hors de portée. L’unité affective demeure en effet trop fragile car trop fluctuante et ambivalente, pour qu’il soit réellement permis de parler de « société » (Éth., IV, 37, sc. 1-2). La raison est impuissante, à ce stade, pour remplacer les passions désorganisatrices. Or, afin d’obtenir néanmoins l’obéissance qui demeure la condition sine qua non de la vie en société, pour faire notamment face à «  la foule [qui] est terrible quand elle est sans crainte » (Éth. IV, 54, sc.) - comme l’a montré le lynchage des frères de Witt – il est opportun d’ériger un pouvoir (potestas), capable de canaliser les fluctuations d’amour et de haine des individus. Une société proprement dite suppose donc l’établissement d’un État (civitas), et ne peut se satisfaire du simple accord des passions, fussent-elles (provisoirement) convergentes.

Cette conception de l’imaginaire passionnel ne conduit ainsi nullement à postuler, comme le font Aristote, Hegel ou même Marx (Balibar, 1985 : 92), une sociabilité naturelle à l’œuvre chez l’être humain. Nulle trace, chez Spinoza, de formes élémentaires (familiales par exemple) d’existence effectivement commune. L’objectif est en revanche de réinscrire les passions au sein même du processus social, et non plus de les considérer comme de simples obstacles ou encore comme des leviers propres au despotisme.

Voilà pourquoi le souverain rationnel ne doit pas dédaigner lui-même, comme l’ont fait les prophètes, faire usage de passions tristes que sont par exemple le « remords » ou le « repentir » (nous dirions « la culpabilité »), pour tenir la foule en respect (Éth., IV, 54, sc.). La religion retrouve donc le rôle pratique qui était déjà le sien dans T.T.P., celui de produire l’obéissance de la multitude (multitudo).

De la même manière, la peur et l’espérance semblent tout indiquées pour discipliner, au moins pendant un temps, cette multitude (Éth., IV, 54 et 58). Celle-ci ne peut en effet s’accorder spontanément que « par la force de quelque passion commune : espérance, crainte ou désir de tirer vengeance d’un dommage subi en commun » (T.P., VI, § 1). Parce que les hommes vivent spontanément sous l’emprise de l’imagination, il peut ainsi s’avérer judicieux de faire apparaître – provisoirement car l’ambivalence (Éth., III, 49) rend problématique l’emploi d’une telle "technique politique" […] – l’autorité souveraine sous l’image d’une puissance terrifiante et toute-puissance. De cette manière l’obéissance sera préservée, et l’État pourra favoriser le développement de la raison plus que celui de l’imagination.

Ce second aspect de la politique des passions reste en effet subordonné au progrès possible de la connaissance humaine, à la sortie de la « servitude » humaine produite par les passions (Éth., IV, passim), dans le cadre d’un État souverain. De fait, une politique rationnelle ne peut reposer sur le seul usage des passions tristes et coercitives. La crainte et la violence sont incapables de gouverner de façon durable un État, car la nature humaine s’en trouverait trop forcée ; de la sorte, estime Spinoza citant Sénèque, seul « un pouvoir modéré dure » (T.T.P., 1965 : 106). Qui plus est, l’ambivalence qui caractérise les passions risquerait de se retourner contre les gouvernants et de changer la crainte en haine ou l’amour en mépris (Balibar, 1985 : 109).

L’intérêt de l’État autant que celui de ses membres impose donc de sortir d’une politique exclusivement fondée sur la gestion passionnelle du pouvoir. L’imagination est un instrument politique efficace mais peu durable et à double tranchant. Les passions sont produites spontanément par le désir, mais elles le sont pour ainsi dire faute de mieux, faute de connaître notamment les causes qui les produisent, et plus encore de savoir comment exprimer le désir de manière plus joyeuse (de ce point de vue d’ailleurs, le projet spinoziste semble anticiper certaines des dispositions de la psychanalyse).

Spinoza ne pense donc pas, comme Machiavel (T.P., V, § 7), que la plèbe soit naturellement servile, et vouée par principe à la seule imagination (T.P., VII, § 27). Machiavel prend d’une certaine manière l’effet pour la cause : c’est parce que le peuple est souvent écarté de l’exercice du pouvoir, réduit à n’en percevoir que des « indices » imaginaires (Ibid.) – comme le sont aujourd’hui les bribes qui nous parviennent par médias interposés et travail des « relations publiques », – qu’il recourt autant à la connaissance imaginative. C’est donc également aux institutions elles-mêmes et aux modes d’organisation politique, qu’il faut imputer la nature, plus ou moins rationnelle, de l’affectivité qui règne dans un État (T.P., V, §§ 2-3).

De fait, Spinoza ne cesse d’y insister, la nature humaine est la même partout (T.P., VII, § 27) – comme le soutenait déjà Hobbes (Léviathan, I, XIII) et comme tend à le montrer l’ensemble de sa propre métaphysique (Éth., I et II). C’est notamment l’ignorance qui explique le manque apparent de rationalité du peuple (vulgus), et non sa « nature » supposée inférieure ou spécifiquement passionnelle, comme le soutient par exemple Platon. D’une certaine façon, c’est la peur qui, comme le pensait déjà Lucrèce (De rerum natura, VI), crée les dieux et entraîne les hommes dans la superstition et la servitude.

À l’inverse, la publicité des affaires politiques, leur connaissance effective (et non la simple mise en scène d’une « transparence » politique), lui semble un excellent moyen d’éduquer la foule. En somme, la force d’un régime politique ne réside pas tant dans sa capacité à simuler et à dissimuler (Le Prince, chap. XVIII) ni même à jouer avec l’illusion d’un espace connu de tous ("transparent"). Plus il est "bon", au contraire, i.e. plus il dispose de puissance effective, et moins il a besoin de recourir au redoublement du réel dans l’apparence, de s’appuyer sur l’imagination et la faiblesse des hommes (Bodéi, 1997 : 80-82). De façon générale, lorsque la sécurité (Éth., III, aff. déf. 14) est assurée, et que la peur diminue, l’imagination s’affaiblit et la connaissance rationnelle peut la supplanter. L’être humain pourra alors dépasser l’homme qu’il est spontanément et devenir véritablement un citoyen (T.P., V, § 2).

6. L’État rationnel : paix et liberté

Un tel « citoyen » ne devra cependant jamais oublier qu’il est aussi un « sujet », i.e. un être social tenu d’obéir aux lois de son pays ou de sa cité (T.P., III, § 1). Si l’exigence d’obéissance est maintenue dans les derniers textes de Spinoza (qui n’admet aucun droit à la « désobéissance civile »), c’est bien parce qu’elle demeure une garantie absolue du développement de la sécurité et de la paix en société.

De fait, le corps social continue à vivre sous la menace persistante des ennemis extérieurs (hostes) mais surtout de tout « illégalisme » de la part des citoyens (cives) (non-respect des lois, arbitraire du pouvoir, etc.), qui risque de provoquer des « séditions » internes (T.P., III, §§ 3-4). Autrement dit, « le corps politique n’existe que sous la menace latente de la guerre civile (les « séditions »), soit entre les dominants eux-mêmes, soit entre les dominants et les dominés » (Balibar, 1985 : 83). Cela se comprend en effet au regard de la nature de l’homme : bien qu’appelé à faire davantage usage de sa raison, celui-ci ne parviendra jamais à éradiquer ni même à dominer entièrement ses passions. Elles constituent en effet un donné irréductible, avec lequel il faudra continuer à compter.

Pour autant, la « paix » exigée et obtenue ne se définit plus comme une simple absence d’hostilité (T.P., V, § 4), gagnée à force de persuasion imaginaire et de coercition. Cet objectif serait insuffisant puisqu’il reviendrait à assigner à la société une fonction seulement négative, celle de protéger les hommes contre les dangers externes mais aussi et surtout internes, i.e. contre eux-mêmes et leurs passions antagonistes. Or la « paix » réelle n’est ni celle des cimetières ni celle de l’ordre dictatorial (T.P., V, § 4). Elle ne définit pas l’obéissance par défaut, mais l’adhésion et même la coopération des hommes les uns avec les autres.

De fait, la finalité de la société est de permettre le développement du désir de chacun jusqu’à atteindre la « félicité », ce qui suppose de rendre possible le bonheur du plus grand nombre. Comme l’exprimait déjà le T.R.E., et comme le confirme l’Éthique, « c’est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s’accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir » (T.R.E., 1964 : 183-84). De fait, si l’objectif est de « former une société telle qu’il est à désirer pour que le plus d’hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement qu’il se pourra » (Ibid. : 184), c’est parce que la « vertu » proprement humaine réside dans le désir de jouir en commun du Souverain Bien (Éth., IV, 37, sc. 1). En d’autres termes, rechercher le bien-être des autres hommes revient à accroître sa propre joie de vivre, et pour cette raison (et non en vertu d’une morale extérieure et transcendante), il est effectivement « utile » de s’y consacrer. En somme, si chaque homme peut se réaliser soi-même, il ne le peut de manière isolée (Bodéi, 1997 : XXXIV). En sens inverse cependant, la politique n’est pas présentée comme la réalisation achevée du bonheur universel : elle n’en constitue que la condition nécessaire mais non suffisante (cf. infra).

Par quels moyens entreprendre alors une telle transformation du désir ? La réponse, à ce stade, n’est pas surprenante : c’est en développant l’usage de la raison, en développant, autrement dit, des connaissances effectives fondées sur des « notions communes » (Éth., II, 40, sc. 1) que l’on pourra y parvenir. En effet, les véritables satisfactions proviennent de l’accord avec la nécessité de notre nature (qui est « liberté »), et de la réalisation de notre « utilité » propre. Or, « ce qui est le plus utile, dans l’existence, est de perfectionner l’entendement ou la raison autant qu’on le peut, et c’est en cela seul que consiste la plus haute félicité de l’homme ou béatitude » (Éth., IV, app., chap. 4). Si l’usage de la « raison » est souhaitable, c’est parce que c’est d’elle que proviennent les satisfactions les plus durables, celles qui permettent le mieux de déployer, individuellement et collectivement, la puissance de l’être humain.

L’objectif consiste ainsi à substituer un usage plus fréquent de la « raison » à l’hégémonie de « l’imagination » (Éth., II, 17, sc.). Or, dès que celle-ci s’efface, les idées cessent de se focaliser sur de faux objets et les hommes redeviennent libres (Éth., II, 1, c.). Même si l’homme ne dispose pas actuellement de lui-même, il lui est toujours possible de prendre conscience des causes qui l’agitent, de s’extraire de la peur qui entrave la raison (Éth., IV, 52) et – autant qu’il est possible (Éth., V, 39, sc.) – d’accéder à une connaissance véritable. Pour cela, il faut causer par la raison les actions auxquelles nous sommes habituellement déterminés par nos passions (Éth., IV, 59, dém.). Autrement dit il nous faut agir suivant les notions « communes », ce qui suppose tout à la fois l’accès à une véritable connaissance, mais également la possibilité de partager ces réflexions avec autrui (Éth., II, 38, c.). Voilà pourquoi « la raison » (qui n’est qu’un mode de connaissance et non une « faculté » à part entière) peut être envisagée comme ce qui réunit et accorde effectivement les êtres humains (Éth., IV, 35). Elle peut donc jouer pleinement son rôle d’activité libératrice, en modifiant l’expression du désir.

Mais comment s’assurer que l’usage de la raison soit effectif et le demeure ? Est-il réellement possible, sinon aisé, de transformer le désir de tous les individus, afin de permettre le libre déploiement de la puissance de chacun ? Autrement dit, Spinoza ne réintroduit-il pas, subrepticement, une nouvelle « passion » : l’espérance d’une libération collective ?

Malgré les difficultés que présente un tel projet éthico-politique (par ex. T.P., X, § 4-6), celui-ci paraît à Spinoza de l’ordre du possible et du réel (Éth., V, 10, sc.). En d’autres termes, la liberté (et pas seulement la "libération") collective et le bien-être du plus grand nombre ne constituent pas une utopie. Encore faut-il pour cela que l’action soit d’emblée collective et non confisquée par quelques-uns.

La démonstration repose en effet sur la nature même de la société civile. Pour être la plus stable possible, celle-ci doit en effet garantir la souveraineté de l’État mais également celle des individus qui le constituent. Les individus désirant naturellement étendre leur puissance, et celle-ci ne pouvant se réaliser (comme le montre la raison) qu’au sein de l’ordre civil, ils sont donc conduits à en respecter les lois (T.P., VII, § 4). Réciproquement, l’État ne peut demeurer qu’aussi longtemps qu’il ne provoque pas d’indignations trop fortes, consolidant au contraire le consensus sur lequel repose sa puissance.

Cela suppose ainsi de permettre la réalisation de la nature de chaque être, et tout particulièrement de garantir la liberté. Celle-ci ne désigne pas – on s’en souvient – l’absence de causes, ni même, de façon générale, un quelconque primat de la conscience ou de la volition (comme pour Descartes), mais bien la connaissance des causes qui nous font agir (Éth., III, 2, sc. et lettre 58 à Schuller) et leur acceptation. Politiquement, l’individu le plus libre est donc non seulement celui qui peut s’exprimer, mais plus encore celui qui désire obéir aux lois parce qu’il se représente adéquatement l’accord entre ses propres actions et la nécessité de ces lois. D’une certaine façon, la liberté désigne l’obéissance à la loi, au nom de sa rationalité ; il n’y a donc pas, de ce point de vue, incompatibilité entre l’idée de la vraie liberté et l’obéissance aux lois (T.P., IV, § 5).

Le risque, cependant, est que chacune des deux parties de cette « multitude », les gouvernants comme les gouvernés (puisque la nature est la même partout), entraînés par une perception erronée de leur essence, cherchent à augmenter leur puissance au détriment de l’autre. Cela dérive certes d’une disposition passionnelle du désir, mais découle de la nature de l’être humain ; à ce titre c’est un aspect irréductible. Il importe donc de trouver une solution qui évite que l’une puisse l’emporter sur l’autre. Autrement dit, il faut établir un équilibre, fondé lui-même sur l’opposition affective, dynamique, entre les deux puissances. Avec le temps et l’établissement de la « sécurité », cette opposition pourra éventuellement se changer en coopération consciente et non moins active.

Mais comment rendre possible cet équilibre ? Comment développer, "éduquer" pour ainsi dire socialement (Strauss, 1994 : 515) chacun des membres de la collectivité ?

Une première solution pourrait consister à recourir à des « philosophe-rois », des despotes éclairés (T.P., X, § 1), ou encore à des « experts » (militants), sorte d’avant-garde de la libération collective. Spinoza – comme Machiavel, dont il s’inspire tout en le critiquant (par ex. T.P., V, § 7) – la rejette, au motif que la « vertu » (au sens moral du terme et non au sens de la satisfaction découlant de la joie) ou encore la « piété » de quelques-uns n’est en rien une garantie suffisante. La nature humaine n’est pas si sage, ni si constante, qu’il soit possible de tout miser sur la « bonne volonté » de quelques-uns. C’est même l’inverse qui est vrai : il importe d’établir puis de maintenir en place une organisation politique, qui puisse continuer à fonctionner, quels que soient les défauts et les qualités des futurs gouvernants et gouvernés (T.P., VI, § 3).

Voilà pourquoi Spinoza est conduit à privilégier, dans un premier temps, la rationalité et l’impersonnalité des « lois », qui sont non seulement « l’âme de l’État » (T.P., X, § 9), mais qui présentent de surcroît l’avantage d’apparaître sous forme de notions communes et communicables à tous. Si la personnalisation et l’arbitraire du pouvoir sont évités, si par exemple le souverain n’est pas perçu comme tout-puissant – à l’instar d’une divinité transcendante (Eth., III, 17, sc.), objet de terreur et d’adoration ambivalente,– l’État n’en sera que plus stable car l’obéissance plus aisée. La politique apparaît donc, de ce point de vue, moins comme un problème de légitimité que comme la quête d’un fondement rationnel des institutions (Raynaud, 2003 : 746). En effet, «  l’État le plus puissant sera l’État le plus raisonnable » (T.P., III, § 7). Il sera toujours « rationnel », dès lors qu’il aura le souci réel de sa propre existence ; réciproquement, sa survie dépendra de sa capacité à préserver la liberté (i.e. la nature nécessaire) de ses membres.

Est-il alors possible d’identifier et de décrire précisément la nature d’un tel État ? Quel peut être, autrement dit, le « meilleur régime » politique (optima respublica), dans cette optique ? N’est-ce pas à nouveau la « démocratie », comme le soutenait déjà le T.T.P. ?

7. La « démocratie », régime ou pratique politique ?

L’évolution de la pensée spinoziste est en fait très sensible sur ce point (Strauss, 1994 : 505). Si sa préoccupation antérieure consistait en effet à déterminer la meilleure forme de gouvernement de l’État, et plus encore à défendre la liberté démocratique, le T.P. livre une tout autre vision du problème. L’enjeu est à présent de rechercher cet équilibre entre les individus et l’État, qui assure à la fois la sécurité des premiers et la stabilité des institutions.

Certes, la confiscation du pouvoir par un seul (la mon-archie) est mauvaise, car elle affaiblit la puissance du souverain (un seul homme contre la multitude voit sa « puissance » diminuée), mais également car elle empêche le plus grand nombre de développer leur raison par l’action collective. En revanche, dès lors qu’un système monarchique garantit les libertés de la population, restreint son pouvoir par des lois – comme le fait la monarchie constitutionnelle (T.P., VI) – et permet en réalité à un nombre suffisant de personnes (dans des « conseils » et des « assemblées ») de participer à la vie publique, c’est un bon régime. Un monarque qui décide, mais qui tente de se conformer à l’attente de ses concitoyens, qui les consulte en assemblée (T.P., VII, § 18) et veille à ne laisser aucune faction (par exemple plébéienne ou patricienne) l’emporter sur l’autre, constitue par conséquent un régime stable et conforme à l’utilité générale.

À l’inverse, la « démocratie » est également le nom d’un problème (Balibar, 1985 : 1986), comme l’atteste d’ailleurs l’inachèvement du chapitre que lui consacre le T.P. Certes, elle demeure globalement l’organisation politique la plus « naturelle », car la plus conforme avec la nature de chacun, notamment le goût de « commander » plutôt que d’« obéir » (T.P., VII, § 12). Mais les inimitiés entre individus, les oppositions entre factions (et entre passions T.P., VIII, § 6), la difficulté à "éduquer" le peuple, par les institutions et la pratique de la raison, ne manqueront pas de peser sur l’équilibre d’un tel système.

Chaque régime présente dès lors des avantages et des risques spécifiques, qu’il lui faudra nécessairement prévenir : par exemple les rivalités dynastiques pour la monarchie (T.P., VI, § 37), la dégénérescence aristocratique pour la démocratie (T.P., VIII, § 12), etc. Spinoza cherche donc désormais (à l’instar d’Aristote sur la notion de « juste mesure »), à identifier le meilleur système possible, pour chaque type d’organisation préexistante (par ex. Politique, III, chap. 17-18). L’objectif consiste en l’occurrence à assurer l’auto-limitation entre les puissances en présence, y compris entre les institutions. Cet équilibre sera ainsi requis entre les diverses expressions de la puissance collective (pouvoir législatif, exécutif et judiciaire). Les prérogatives et compétences de chacune doivent être suffisamment précises pour éviter (autant que possible) l’empiètement de l’une sur l’autre (Raynaud, 2003 : 748). Mais comme l’engagement à respecter ce dispositif, eu égard à la nature humaine, n’est jamais vraiment assuré, l’accent sera davantage mis sur le contrôle et la limitation réciproques entre ces différentes institutions (par exemple T.P., VI, §§ 17 et 33-34).

Comment toutefois empêcher la dégénérescence de ces institutions, même « bonnes », i.e. efficaces et conformes à la nature humaine ? Spinoza s’objecte en effet à lui-même que la raison ne peut, à elle seule, produire cette obéissance et cette stabilité des institutions. Autrement dit, « l’individualité » de l’État risque de se dissoudre si elle repose sur la seule rationalité, fût-ce celle d’institutions équilibrées (T.P., X, § 9). D’une certaine manière, en effet, celles-ci ont besoin de l’appui des « passions » ou du moins des « affects » qui en sont le versant positif (car actif). Mais cela ne risque-t-il pas de reconduire la passion au cœur même d’institutions censées la rendre inutile ?

En réalité, ce sont moins peut-être les passions qui font office de soutien à une organisation politique que ce qui les produit : les affects. Il n’est pas nécessaire de choisir entre les passions ou la raison, parce qu’il est possible et même requis que la raison et les affects agissent de concert. En d’autres termes, une politique « utile », conforme à l’essence de « l’individu » (collectif et singulier) sera celle qui saura orienter, grâce au jeu d’institutions soigneusement établies, les « affects de la raison », selon l’étrange mais à présent compréhensible formule spinoziste.

De tels affects renforcent ainsi l’attachement aux institutions, mais aussi et surtout les liens que peuvent nouer les hommes, dès lors qu’ils ont dépassé les passions tristes (Éth., IV, 37, sc. 1) telles que la jalousie, la défiance, la jouissance de dominer, etc. (que l’anthropologie hobbesienne présente comme indépassables). Dans la sécurité affective offerte par des institutions « rationnelles » (Éth., IV, 37, sc. 2) et néanmoins animées par les affects de ceux qui les font vivre, les êtres humains peuvent en effet nouer des liens d’amitié (de « philia » d’une certaine manière) et de « coopération ». La recherche de « l’intérêt » (y compris sous sa forme commerciale) n’en est évidemment pas absente, mais elle prend une forme nouvelle : commune, interdépendante (T.P., VII, § 8) et visant non pas seulement la survie biologique, mais la plénitude de l’être.

De là naît en effet la conscience que la puissance (personnelle et collective) s’en trouve augmentée, parce que « l’homme est un dieu pour l’homme » (Éth., IV, 35, sc.), et non seulement un « loup ». L’« aide réciproque », la coopération (le « commerce » en un autre sens) mais aussi l’attachement affectif non passionnel peuvent en effet permettre de satisfaire les besoins et les désirs de l’humanité (Éth., IV, app., chap. 28). La « démocratie », de ce point de vue, est donc au moins autant affaire d’institutions que de pratiques affectives et de relations inter-humaines (Balibar, 1985 : 86).

Le partage de la « joie » commune devient alors possible (Misrahi, 1992 : 224), puisque l’affect de joie constitue une expression « rationnelle », i.e. utile et communicative, du Désir. Liberté, amitié et équité peuvent alors se réaliser au sein du politique (Éth., IV, 70-73), témoignant du même coup de la puissance de la raison. Quant à l’homme libre, il est en même temps le plus capable de nouer des relations satisfaisantes avec ses semblables. Individualisme et sociabilité cessent alors de s’opposer, puisque les deux vont dans le même sens : la réalisation consciente de la nature de tous et chacun (Balibar, 1985 : 99) et la visée de la « béatitude ».

Pour conclure : au-delà du politique, l’éthique

Au terme de cette brève analyse de la politique spinoziste, la question des conditions de possibilité d’un tel système demeure évidemment en suspens.

Certes, c’est bien à partir d’une description réaliste de la « nature humaine », inscrite elle-même dans l’ordre de la « Nature », qu’il paraît préférable d’aborder la question des obstacles à la liberté. Si le « droit » rendu possible par la société civile se confond avec le « droit naturel » (T.P., II, § 4 sq.), i.e. avec la puissance effective de chaque être, celle-ci s’en trouve toutefois, le plus souvent, obscurcie et entravée par l’imagination et les passions. De là naissent si facilement la servitude, personnelle, religieuse et politique.

Spinoza reste cependant convaincu qu’il est possible de « purifier » ou d’amender » (emendare) le Désir, afin de le dégager des faux-semblants et de la tristesse qui en découle fréquemment. Plus encore, il opère le tour de force de réintroduire, au sein du fonctionnement politique effectif, le jeu des passions et des affects, sans les restreindre à de simples « leviers » de communication et de "manipulation" de masse.

L’objectif demeure néanmoins d’accentuer le rôle positif de la « raison » qui, pour n’être pas une « faculté » indépendante mais une expression de la nature et du désir humain (Balibar, 1985 : 100), est susceptible s’universaliser et d’accorder les hommes entre eux. Ceci n’implique certes pas le recours aux « symboles », ni même aux "représentances" (Ibid. : 86), censées servir de support aux identifications.

La réalisation du meilleur système politique possible repose plutôt, en premier lieu, sur la mise en place d’institutions « rationnelles », capables de maintenir leur équilibre et de s’auto-limiter. Plus exactement, c’est l’exigence, nous pourrions presque dire « l’esprit » de la démocratie, comme auto-limitation réciproque et adhésion affective non passionnelle, qui permet de décrire ce que peut être une société vraiment rationnelle, une « démocratie » en un premier sens.

En second lieu et de façon complémentaire, ce sont les pratiques (y compris affectives), qui s’attachent tout à la fois à ces institutions mais également aux relations directes (de commerce, d’amitié, etc.) qui sont réellement susceptibles de faire advenir le bien-être du plus grand nombre, et d’instaurer une « démocratie » véritable (Ibid. : 117). C’est en effet parce que les hommes ont besoin les uns des autres, et parce qu’ils découvrent à cette occasion qu’ils peuvent accroître leur puissance d’agir en coopérant, qu’ils seront d’autant plus amenés à vouloir la conservation de l’État qui le leur permet (T.P., VII, § 4). Il existe donc bel et bien une relation nécessaire entre la puissance (et la liberté) des citoyens et la force (et la stabilité) de l’État "démocratique". L’objectif d’une telle organisation collective demeure donc d’offrir au plus grand nombre la possibilité de faire usage (intellectuellement mais aussi politiquement) de la raison (Éth., V, 10) et, ainsi, de s’accorder d’autant mieux entre eux. La « liberté » ne se réduit donc pas, comme la liberté « des modernes », à la seule jouissance privative du bien-être.

Mais un tel système politique permet-il réellement d’instaurer une liberté effective, qui ne soit pas qu’un nom ? Permet-il en outre d’apporter le « bonheur » au plus grand nombre, si par là on entend la conformité avec sa propre « nature » ?

Spinoza est en réalité tout à fait conscient des difficultés d’une telle politique, mais également des limites de l’action politique en tant que telle. Certes, il essaie de ne pas idéaliser le fonctionnement effectif de la vie sociale et politique. Certes, « le bien que l’homme désire pour lui-même […] et puisque ce bien est commun à tous et que tous peuvent s’en réjouir également, il s’efforcera de faire en sorte (pour la même raison) que tous s’en réjouissent, et cela d’autant plus qu’il jouira lui-même davantage de ce bien » (Éth., IV, 37, autre dém. ; trad. Misrahi) ». Mais d’une part, la route pour se défaire des passions est semée d’embûches et difficilement accessible. D’autre part et surtout, la « raison » demeure une forme seconde, et non ultime, de la connaissance. La véritable connaissance consiste en effet à dépasser la raison dans « l’intuition » (Éth. II, 40, sc. 2), qui désigne la saisie directe (mais intelligible et non "mystique"). Or cela, c’est proprement le travail de la « philosophie » (Misrahi, 1992 : 238-39) qui est une connaissance joyeuse, un « amour », i.e. une joie intellectuelle de la connaissance (Éth., V, 41).

Une telle connaissance n’est pas, il est vrai, réservée par nature à quelques-uns. En droit, tout un chacun peut y parvenir, et l’objectif de la politique est précisément d’y préparer le plus de personnes possible (Balibar, 1985 : 117). Mais la "possibilité" ne se confond pas avec "l’actualité". Autrement dit – et c’est là l’une des grandes originalités de Spinoza – la politique ("démocratique") est pensée comme un pré-requis indispensable, une condition de possibilité pour ouvrir le "chemin" du bien-être et de la « sagesse » (qui n’est autre chose que le bonheur). Mais cette condition, pour être nécessaire, n’est pas suffisante. Seuls quelques individus emprunteront effectivement cette "voie", qui n’est plus seulement politique mais éthique. La « béatitude » attendue (beatitudo), i.e. la joie parfaite qui ne cherche plus d’accroissement ultérieur (Éth., IV, app. 4), que l’on retire du plaisir de connaître et de se connaître, est aussi « belle » que « rare » (Éth., V, 42, sc.)…

Cela signifie donc que les affects passionnels (l’envie et la haine par exemple) continueront, pour longtemps encore, à animer dans les faits l’existence socio-politique. Autrement dit, la politique ne peut en aucun cas réaliser le bien-être d’un nombre important de personnes, mais seulement offrir à la plupart la possibilité d’y accéder ; charge à chacun de poursuivre ce projet éthique, pour parvenir à la vraie liberté.

Bibliographie

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Un site francophone propose également un travail collaboratif de traduction, encore à l’état d’ébauche, des œuvres spinozistes : http://www.spinozaetnous.org/

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Comment citer cet article :

Liarte, Aurélien (2007), « Spinoza, Baruch. Une anthropologie politique de la liberté », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article93

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 11:08
Dernière modification :  Vendredi le 21 mars 2008 à 10:52

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