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Cohen, Gerald A.

par Fabien Tarrit

Gerald A. Cohen est né au Canada en 1942, dans un environnement populaire. Sa mère est issue d’un milieu petit-bourgeois en Ukraine quand, en 1930, alors qu’elle avait 18 ans, sa famille a fui le régime stalinien pour émigrer au Canada. Elle a alors intégré le prolétariat et fut, jusqu’en 1958, un membre actif du Parti communiste du Québec (PCQ). Son père est d’origine canadienne et, doté d’un « pedigree prolétarien irréprochable... sans aucun enseignement secondaire » (Cohen, 1999 : 21), il appartenait à l’Ordre du peuple Juif uni (United Jewish People’s Order), qui se présentait comme prosoviétique, antisioniste et antireligieux, et gérait l’école Morris Winchewsky à Montréal, dans laquelle le jeune Cohen reçut son éducation primaire. En 1952, après que cet établissement fut victime de la répression de la police québécoise (Anti-Subversive Squad of the Province of Quebec Provincial Police), il intègre une école publique protestante, puis entre en 1958 à l’université McGill à Montréal. De 1961 à 1963, il étudie la philosophie à l’université d’Oxford en Angleterre. De 1963 à 1984, il enseigne à University College à Londres, avant d’obtenir une chaire à Oxford, une première pour un auteur assimilé marxiste, en Théorie sociale et politique ; il fut naturalisé anglais à cette occasion. Il a eu des engagements inégaux auprès du PCQ, marqués par des désillusions (en particulier le discours de Khrouchtchev en 1956) qui ont sensiblement orienté son engagement intellectuel. Il a également fréquenté, au cours des années 1960 et 1970, le Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB) puis le Parti travailliste anglais. Son œuvre comporte de nombreux éléments biographiques, ce qu’il justifie en insistant sur l’influence de son éducation sur sa pensée, tout en remarquant que « le fait d’avoir été éduqué dans le sens d’une conviction n’est pas une bonne raison pour avoir cette conviction » (Ibidem : 12). Il fut ainsi, dès son plus jeune âge, conduit à s’intéresser à l’œuvre de Marx, et c’est en janvier 1966, au retour d’un séjour d’enseignement à l’université McGill, qu’il a commencé à étudier spécifiquement la conception marxienne de l’histoire. Ses travaux s’articulent donc autour du matérialisme historique (1978 ; 1988), mais également de la philosophie politique (1995 ; 1999) – « en 1975, je me suis décidé, lorsque j’aurai achevé un livre que j’écrivais alors sur le matérialisme historique, à me consacrer à la philosophie politique en général » (1995 : 4-5). Ils forment un programme de recherche évolutif engagé avec Karl Marx’s Theory of History : A Defence, et la spécificité du parcours de Cohen lui confère une singularité au sein du corpus marxiste. Cet ouvrage a été jugé comme « le travail de philosophie marxiste le plus important jamais écrit en langue anglaise » (Callinicos, 2002 : 8) ; il a fait de lui « le chef de file des philosophes marxistes travaillant dans le monde anglophone » (Lock, 1988 : 515). Pourtant, cette autorité n’en a que faiblement franchi les frontières, et son œuvre est relativement méconnue en Europe continentale – aucun de ses ouvrages n’est traduit en français ni en allemand. Dans cet article, les travaux de Cohen seront étudiés dans la dynamique de leur évolution. Il a d’abord proposé une défense originale du matérialisme historique (I), l’a par la suite réfutée (II), avant d’orienter ses priorités intellectuelles vers la philosophie politique normative (III).

I. Une défense du matérialisme historique sur un mode inédit

Comme son titre l’indique, Karl Marx’s Theory of History : A Defence a pour objet de défendre le matérialisme historique, tout en précisant que « les thèses de la théorie de la valeur travail ne sont pas présupposées ou impliquées par les affirmations contenues dans ce livre » (1978 : 353, souligné dans l’original), ce qu’il confirme plus tard en remarquant qu’« à cette période, le matérialisme historique était la seule partie du marxisme à laquelle [il] croyai[t] » (1995 : 1). Sa défense repose sur des fondements analytiques (I.1) et s’appuie sur un recours à l’explication fonctionnelle (I.2). Elle a initié le marxisme analytique (I.3).

I.1. Une défense analytique

Il conditionne sa défense à « deux contraintes : d’une part, ce qu’a écrit Marx et, d’autre part, ces normes de clarté et de rigueur qui distinguent la philosophie analytique du vingtième siècle » (1978 : ix). L’originalité de cette approche ne réside pas dans l’étude de l’œuvre de Marx, ni dans le recours à la philosophie analytique, mais dans la conjonction de ces deux éléments, et la principale nouveauté ne concerne pas tant le contenu que Cohen attribue à la théorie que la méthode d’exposition avec laquelle il la présente. Il définit précisément les concepts, puis dégage les liens causaux qui les unissent, ce qui correspond aux méthodes anglo-saxonnes de la philosophie et de la science, à savoir la philosophie analytique et le positivisme logique. Il a procédé de la sorte avec les concepts du matérialisme historique, tels qu’ils apparaissent dans la Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (Marx, 1859 : 4-5). Il les regroupe en « trois ensembles, les forces productives, les rapports de production, et la superstructure, parmi lesquels certaines connexions explicatives sont affirmées » (1982a : 28). Il articule le matérialisme historique par des thèses : la Thèse du Développement, selon laquelle les forces productives se développent tout au long de l’histoire, et la Thèse de la Primauté des forces productives. Le développement des forces productives constituerait la variable indépendante dans l’explication du changement historique, et il existerait une tendance endogène vers le progrès, dans une direction déterminée. Il présente ce développement comme une caractéristique propre à l’humanité, et il dégage trois éléments universels visant à la justifier : la rareté des ressources comme situation de l’homme face à l’histoire, la rationalité et le savoir des hommes en tant qu’éléments propres à la nature humaine. Ainsi, les hommes sont jugés comme suffisamment rationnels pour utiliser leur savoir afin de faire face à la rareté en développant leurs forces productives. La Thèse de Primauté repose sur la Thèse du Développement. Elle énonce que la nature des rapports de production est expliquée par le niveau de développement des forces productives, qui sont ainsi la force motrice de l’histoire, et elle constitue le cœur de l’argumentation de Cohen.

I.2. Un recours original à l’explication fonctionnelle

Dans la mesure où Cohen n’associe pas le matérialisme historique au matérialisme dialectique, la revendication de scientificité de son approche rend nécessaire la spécification du mode d’explication qu’il utilise pour articuler les thèses. Il considère que l’explication fonctionnelle est « un outil intellectuel indispensable au matérialisme historique » (1978 : 278). Ainsi, « la structure économique a pour fonction de développer les forces productives » (1980 : 129) et « la superstructure [a] pour fonction de stabiliser la structure économique » (1982a : 29). Il précise que « l’explication fonctionnelle est compatible avec le rejet de la doctrine du fonctionnalisme, et [que] l’explication fonctionnelle n’est pas nécessairement conservatrice » (1978 : 284). En outre, ce cadre théorique ouvre la possibilité d’une analogie entre l’explication fonctionnelle et la biologie évolutionnaire. Il prétend que le matérialisme historique « pourrait en être à son étape lamarckienne » (Idem : 134), c’est-à-dire pré-darwinienne, ce qui signifie que les espèces ont eu telles caractéristiques utiles « parce qu’elles étaient utiles » (1980 : 133), et un organe cherche toujours à s’adapter à son environnement, sans qu’il soit nécessaire de spécifier le mécanisme par lequel il s’adapte. Cela signifie que les rapports de production s’adaptent au développement des forces productives. Cette question a fait l’objet d’un numéro spécial de Theory and Society, avec notamment les contributions de Jon Elster (1982), John Roemer (1982), Philippe Van Parijs, Anthony Giddens (1982), ainsi qu’une réponse de Cohen (1982b).

I.3. Le document fondateur du marxisme analytique

Cohen renouvelle la façon de penser le marxisme, et ce qui fonde sa rupture fondamentale avec l’œuvre de Marx est son rejet de la méthode dialectique, ce qui le place aux côtés de Louis Althusser, qui « a exercé une forte influence sur [s]on intérêt actuel pour le matérialisme historique » (1978 : x), si bien que « plusieurs critiques ont cru discerner en lui, suivant une discrète indication de l’auteur, une réplique, quinze ans après, à la tentative althussérienne de rénover le marxisme » (Lecourt, 1983 : 246). Althusser a mis en place les éléments lui permettant d’être un précurseur, et ce sur trois points : il énonce 1) que le matérialisme historique et la dialectique hégélienne, qu’il qualifie de « monstruosité philosophique destinée à justifier le pouvoir » (1994 : 31-32), sont incompatibles, 2) que les concepts élémentaires d’une structure théorique doivent être systématiquement questionnés et clarifiés, et 3) qu’il n’existe pas de méthodologie marxiste spécifique – Althusser se demande « quel type de philosophie correspond le mieux à ce que Marx a écrit dans Le Capital. Quelle qu’elle soit, ce ne sera pas une “philosophie marxiste”… ce sera une philosophie pour le marxisme » (Ibidem : 37-38, souligné dans l’original). Toutefois, Cohen a pris ses distances, puisqu’il évoque des « divergences considérables » (1978 : ix) et « même si à une période [il] étai[t] attiré par l’althussérisme, [il] n’[a] pas succombé à son intoxication, car [il a] constaté que son affirmation répétée sur la valeur de la rigueur conceptuelle ne correspondait pas à une rigueur conceptuelle dans la pratique intellectuelle » (2002 : 323). Au-delà des nombreux éloges qu’il a reçus dans le monde universitaire anglo-saxon, il a, en offrant une approche du marxisme correspondant aux canons de la philosophie analytique et du positivisme logique, attiré un certain nombre d’intellectuels plus ou moins proches du marxisme qui, jusqu’à présent, butaient sur les postulats philosophiques lui étant traditionnellement attribués, principalement son héritage hégélien. « Il est largement accepté que la genèse du marxisme analytique puisse être attribuée à la publication de Karl Marx’s theory of history : a defence par Cohen en 1978 » (Roberts 1996 : 1 ; voir la notice « Marxisme analytique  » dans le présent dictionnaire).

II. Une réfutation du matérialisme historique sur le même mode

Au cours des débats du marxisme analytique, Cohen a pris explicitement ses distances avec la théorie marxienne de l’histoire : « Je pensais que la théorie était vraie avant d’écrire ce livre [Karl Marx’s Theory of History : A Defence], et la conviction initiale a plus ou moins survécu à la contrainte de l’écriture… Maintenant, je ne pense pas que le matérialisme historique soit faux, mais je ne suis pas sûr de pouvoir affirmer s’il est vrai ou non » (1983b : 227). Dans sa démarche visant à spécifier les éléments respectivement constitutifs du noyau dur et de la périphérie de la théorie, il a abouti à une réfutation du matérialisme historique. Il en a posé les fondements théoriques au début des années 1980, en interrogeant puis en jugeant incohérente la structure logique de la théorie (II.1). Il l’a ensuite appuyée, pendant les années 1990, sur des éléments empiriques (II.2).

II.1.Une réfutation théorique

Il a explicitement présenté les fondements de sa réfutation en mettant d’abord en cause la structure logique de la théorie qu’il défendait dans Karl Marx’s Theory of History : A Defence (1983a ; 1983b ; 1984). Elle repose sur trois éléments. D’abord, il spécifie le marxisme comme plusieurs théories plutôt que comme une théorie qui se développe sous plusieurs aspects, s’inscrivant ainsi en rupture avec l’hypothèse d’homogénéité du marxisme : « le marxisme n’est pas une théorie, mais un ensemble de théories plus ou moins reliées » (1984 : 3) et « Marx a produit au moins quatre ensemble d’idées : une anthropologie philosophique, une théorie de l’histoire, une théorie économique et un projet de société future » (1983b : 232), si bien que « le matérialisme historique et l’anthropologie philosophie marxiste sont indépendants » (Ibid. : 247) et que « l’apparente dépendance de la théorie marxiste de l’histoire à la théorie marxiste de la nature humaine est une illusion » (1984 : 5). Il s’agit d’un tournant dans sa pensée, dans la mesure où sa défense initiale du matérialisme historique se fondait sur la nature humaine, i.e. sur l’hypothèse selon laquelle les hommes sont rationnels et intelligents.

Ensuite, il interroge « le champ du matérialisme historique » (1983c : 195) et le juge « trop matérialiste » (1983b : 237). Il propose ainsi deux formes de matérialisme historique, spécifiées par un noyau dur commun et une périphérie différente. Le matérialisme historique global énonce que l’histoire est « de façon centrale » (1984 : 10) le développement des forces productives, qui « explique les principaux aspects des phénomènes spirituels » (Ibid. : 11), alors que le matérialisme historique restreint énonce que l’histoire est « entre autres » (Ibid. : 10, souligné dans l’original) le développement des forces productives. Il ouvre ainsi la possibilité de fournir une explication des phénomènes spirituels indépendamment des phénomènes matériels. Cohen reproche à Marx de n’avoir « jamais envisagé la distinction [et] de s’être engagé, malheureusement, dans la variante globale » (Ibid. : 15), et il défend la version restreinte : « Je concède que la Préface contient une phrase sans ambiguïté globale à propos de la conscience : “Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience”. Si elle est supprimée, j’estime que le reste est ouvert à la construction restreinte. Je considère cette phrase comme une figure de style, le propre commentaire global de Marx sur la doctrine qu’il présente, plutôt qu’un commentaire sur ce qu’elle exige. Je ne prétends pas qu’il ne pensait pas ce qu’il affirmait lorsqu’il a écrit cette phrase, et j’admets que sa présence nuance le reste de la Préface. Mon affirmation est que le reste de la Préface peut être considéré différemment si elle est supprimée » (Ibid. : 17-18).

Enfin, alors que sa défense initiale du matérialisme historique s’assortissait d’un rejet de la méthode dialectique, sa réfutation du matérialisme historique repose sur ce rejet. Il dénonce comme une conception obstétrique l’énoncé selon lequel les solutions à un problème résident dans le plein développement de ce problème, et selon lequel la transformation sociale potentielle pourrait être décrite comme le processus par lequel le vieil ordre donne naissance au nouveau. C’est une critique adressée au contenu hégélien de l’œuvre de Marx : « Au lieu de le renverser ou de le remettre à l’endroit, Marx aurait mieux fait, après avoir désavoué Hegel, de le laisser là où il était. Les choses réellement importantes que Marx avait à dire sur l’histoire et sur la libération de l’humanité ne l’obligeaient pas à renverser la causalité entre être et conscience » (1984 : 23) et, « de toute évidence, la conception obstétrique de la pratique politique est fausse » (1999 : 75).

II.2. Une réfutation empirique

Cohen prolonge et justifie sa réfutation avec des éléments empiriques, sur trois aspects. D’abord, il estime que la structure de classe des sociétés capitalistes actuelles ne permet plus de dégager un groupe social ayant à la fois une capacité pour le changement social, c’est-à-dire qui soit majoritaire dans la société et producteur des richesses, et un intérêt pour le changement social, c’est-à-dire qui soit exploité et dans le besoin. Pour Cohen, une modification vers une plus grande hétérogénéité et une moindre polarisation a conduit à la nécessité de poser des questions éthiques, d’apporter des réponses normatives : « des changements profonds de la structure de classe des sociétés capitalistes occidentales... soulèvent des problèmes normatifs qui n’existaient pas auparavant » (1990 : 364). Il s’agit principalement de la propriété de soi et de la question de l’égalité, qui sont traitées dans la troisième partie de cette notice.

Ensuite, il assimile la dislocation de l’URSS à une absence de perspective pour un futur socialiste : « La perte affecte à la fois ceux qui (comme moi) avaient autrefois cru, et n’avaient pas abandonné tout espoir que l’Union soviétique réaliserait l’idéal socialiste, et, a fortiori, ceux qui croyaient, encore hier, qu’elle était en fait en train de les réaliser » (1991 : 11). L’éclatement de la Révolution en Russie en 1917 serait contradictoire avec les énoncés centraux du matérialisme historique sur deux points. D’une part, « une formation sociale ne disparaît jamais avant que se soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir » (Marx, 1859 : 5), or les forces productives n’auraient pas été suffisamment développées en Russie pour permettre d’envisager la disparition du capitalisme. D’autre part, « jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société » (Ibid.), or il serait faux d’affirmer que les conditions pour le socialisme existaient en Russie à cette période.

Enfin, contrairement à Marx pour qui la nature est envisagée comme une force productive, et pour qui la question de l’environnement est subordonnée à la nature de la structure économique, il évoque une contradiction entre le développement des forces productives, préconisé par le matérialisme historique tel qu’il l’a interprété, et la préservation de l’environnement. La présente crise environnementale représenterait une entrave au développement des forces productives et « il n’est plus possible de soutenir l’optimisme matérialiste extravagant pré-Vert de Marx… Une plénitude future (supposée) inévitable était une raison pour prédire l’égalité. La rareté persistante est désormais une raison pour l’exiger » (1999 : 114).

III. Un glissement de ses priorités vers la philosophie politique normative

Dès les années 1970, Cohen avait, aux côtés du matérialisme historique, la philosophie politique pour centre d’intérêt et, les thèses explicatives sur l’histoire ayant selon lui perdu leur autorité morale, il est nécessaire de se concentrer sur la recherche de réponses normatives, de défendre « un plaidoyer socialiste normatif » (1999 : 109), puisque « le socialisme devait être préféré au capitalisme en raison d’un principe normatif » (1995 : 3). Cela passe d’abord par une tentative de conserver une approche marxiste en l’associant au concept de propriété de soi (III.1) puis, l’ayant abandonné, par une intégration au débat post-utilitariste en philosophie politique normative (III.2).

III.1. Une défense du concept de propriété de soi

Les travaux de Cohen sur la propriété de soi reposent essentiellement sur une critique du livre de Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie (1974), et ils sont regroupés dans Self-Ownership, Freedom and Equality (1995). Partant du constat que les libertariens se sont appropriés ce concept, il estime que cet héritage lockéen peut servir d’appui à une critique du capitalisme en lui opposant un argument traditionnellement utilisé pour le défendre. Il estime que, dans la mesure où les prolétaires ne détiennent pas les moyens de production, ils sont forcés d’accepter des emplois générateurs d’exploitation et de plus-value ; ils ont ainsi le droit de quitter le prolétariat, mais pas le pouvoir : « Quand [il est] forcé à faire quelque chose, [il] n’[a] pas d’alternative raisonnable ou acceptable […] et l’énoncé selon lequel le travailleur est forcé de vendre sa force de travail est entendu dans ce sens familier » (1983d : 4, souligné dans l’original). L’exploitation est donc moralement condamnable car les travailleurs sont forcés de mettre leurs compétences au service des capitalistes, ce qui renvoie à la logique nozickéenne selon laquelle les contribuables sont forcés de financer des programmes d’aide sociale. La privatisation originale est donc un vol de ce qui devrait être détenu en commun, contrairement à ce qu’écrit Nozick, pour qui « les choses viennent au monde en étant attachées à des personnes qui ont des droits sur elles » (1974 : 174). Pour Cohen, une appropriation privée contredit le souhait des non-détenteurs, donc Nozick ne peut pas se présenter comme un défenseur de la liberté, puisque « la protection de la propriété privée réduit la liberté des non-détenteurs » (1981 : 11). Ainsi, la propriété de soi ne constituerait pas en soi un préjudice au maintien de l’égalité de condition et « on peut récuser l’inégalitarisme de Nozick sans pour autant remettre en cause la thèse de la propriété de soi » (1989 : 37), puisqu’il « n’a pas montré que l’inégalité est une conséquence nécessaire de la propriété de soi » (1995 : 134). La position de Nozick repose sur l’attribution à la propriété de soi d’un principe inégalitaire sur la distribution externe des ressources, et la conjonction entre propriété de soi et propriété commune des ressources externes supprimerait la tendance de la propriété de soi à générer des inégalités. Toutefois, dans sa polémique contre Nozick, et à partir de l’intuition selon laquelle le principe de propriété de soi sanctionne les résultats de la chance, Cohen est conduit à la conclusion d’un nécessaire abandon de ce principe, dont les raisons ne nous paraissent pas clairement spécifiées. Il semble qu’il n’abandonne pas tant la propriété de soi que sa capacité à préserver le marxisme, et c’est en renonçant à ce concept que Cohen a définitivement réfuté l’œuvre de Marx pour se tourner vers la philosophie politique rawlsienne et post-rawlsienne, toujours dans le but de trouver une justification au socialisme. « Ayant passé le premier tiers (qui j’espère sera le seul) de ma carrière universitaire à m’attacher à explorer le fondement et la nature [du matérialisme historique], je me trouve à la fin (je le suppose) du deuxième tiers de ma carrière, intéressé par des questions philosophiques sur l’égalité auxquelles je n’aurais auparavant pas pensé nécessaire d’accorder un intérêt, d’un point de vue socialiste » (1995 : 7).

III.2. Une intégration dans le débat post-utilitariste

Cohen estime que « les socialistes doivent abandonner la conception obstétrique, et… ils doivent, dans une certaine mesure, être des concepteurs utopiques » (Ibid. : 43-44). Ainsi, au cours des années 1990, ses travaux, ponctués par la publication de If You’re an Egalitarian, How Come You’re So Rich ? en 1999, s’inscrivent dans le débat contemporain en philosophie politique initié par la publication en 1971 de Théorie de la justice par John Rawls. « La position à laquelle [il s’]oppose est la position rawlsienne selon laquelle les principes de justice ne s’appliquent qu’à ce que Rawls nomme la “structure de base” de la société » (1999 : 4). Il tente de « rekantianiser » Rawls en insistant sur la nécessité d’une philosophie égalitaire individuelle. Une distinction entre droit et vertu telle que celle proposée par Kant n’apparaît pas chez Rawls, pour qui la structure de base de la société correspond au cadre législatif. Cohen critique le holisme radical qu’il attribue à Rawls, qui se « replie sur la structure coercitive » (1997 : 30). Il juge cette spécification restrictive, puisqu’elle ne tient pas compte de actions des individus. Il regroupe plusieurs éléments dans la structure de base : « la structure coercitive, les autres structures, la philosophie sociale et les choix des individus » (1997 : 26), et il définit la philosophie d’une société comme « l’ensemble des sentiments et attitudes en vertu desquels ses pratiques normales et ses pressions informelles sont ce qu’elles sont » (1999 : 145). À cet égard, en distinguant les choix personnels et la structure législative, il se présente comme plus kantien que Rawls. Ce dernier a recours à un impératif catégorique de type kantien, mais il s’agit uniquement d’un impératif de droit alors que Cohen inclut également un impératif de vertu, dans la mesure où les actes individuels, aux côtés de la structure informelle de la société ne font, par définition, l’objet d’aucun cadre légal. Il propose donc d’appliquer les principes de justice non seulement aux règles coercitives mais aussi aux choix non légalement contraints des personnes. Faisant ainsi état de l’impossibilité de légitimer le socialisme sur des fondements théoriques rawlsiens, il s’est concentré sur les convictions, sur les comportements individuels, et sur la philosophie devant leur être attribués. Cela se concrétise par un rapprochement avec la doctrine sociale chrétienne. « Cette panacée affirme que, pour mettre fin à l’inégalité, une révolution est nécessaire dans le sentiment ou la motivation, et pas (uniquement) dans la structure économique. Je ne pense pas aujourd’hui qu’elle soit entièrement vraie, mais j’estime qu’elle contient plus de vérité que je n’étais prêt à le reconnaître » (1999 : 120, souligné dans l’original).

Conclusion

Cohen a étudié le matérialisme historique du début des années 1970 à la première moitié des années 1980, puis il a travaillé sur le concept de propriété de soi jusqu’au milieu des années 1990, avant de se pencher plus spécifiquement sur la philosophie politique normative, et enfin de se tourner vers la doctrine sociale chrétienne, qui serait la mieux à même de doter les individus d’une philosophie sociale. Un tel mouvement se manifeste par le constat qu’en épigraphe de son premier ouvrage, Karl Marx’s Theory of History : A Defence, apparaît la Préface de Contribution à la critique de l’économique politique de Marx, et que la phrase qui clôt son dernier livre, If You’re an Egalitarian, How Come You’re So Rich ?, est extraite de l’Évangile selon Saint-Marc : « Que servira-t-il à l’homme de gagner le monde entier, s’il perd son âme ? » (chapitre 8 : verset 36). Il a ainsi clos son parcours intellectuel de la sorte, en parvenant à un résultat apparemment contradictoire et irréconciliable avec son approche initiale. « Quand j’avais, disons, une vingtaine d’années, j’aurais effectivement été choqué de prévoir que je parviendrais à la position qui est actuellement la mienne, car les trois formes de doctrine égalitaire [marxienne, rawlsienne, chrétienne] que j’ai distinguées peuvent, en un sens, être ordonnées de telle manière que ma position actuelle est à l’opposé de la position marxiste avec laquelle j’ai commencé » (1999 : 3).

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Liens : Marxisme analytique - Matérialisme historique - Philosophie analytique - Propriété de soi - Théories de la justice.

Comment citer cet article :

Tarrit, Fabien (2007), « Cohen, Gerald A. », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article78

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Vendredi le 6 juillet 2007 à 04:45
Dernière modification :  Dimanche le 8 juillet 2007 à 09:15

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