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Dispositions

par Rodophe Gouin

La philosophie et la science politiques ont besoin l’une comme l’autre d’une théorie du sujet, d’un modèle de l’acteur, afin de fonder leurs prescriptions ou leurs explications. Le comportement individuel peut s’expliquer soit par des raisons, c’est-à-dire des inférences plus ou moins conscientes combinant croyances et désirs, soit par un déterminisme social qui l’impose à l’individu, soit par des dispositions, définies comme des tendances inconscientes à répéter, sous certaines conditions, un comportement appris. Toute analyse recourant aux concepts d’habitude, d’apprentissage, de savoir faire, de socialisation, d’habitus, etc. est de type dispositionnaliste. Il s’agit donc d’un concept fondamental pour la philosophie comme pour les sciences sociales. Afin de l’appréhender dans toute sa complexité, nous présenterons les débats qui l’entourent dans chacun de ces domaines, puis en proposerons une illustration.

Des dispositions en philosophie

Une disposition est, d’un point de vue logique, une propriété d’un objet dont l’identité dépend d’un conditionnel contrefactuel. Prenons l’exemple classique du verre fragile. La propriété dispositionnelle qu’est la fragilité peut être décrite de la manière suivante : le verre est fragile dans la mesure où, dans des certaines conditions dites normales, s’il tombait de haut sur un sol dur, il se briserait. Il n’est pas nécessaire, du strict point de vue logique, que cette manifestation (le bris du verre) advienne pour que la disposition existe. Celle-ci existe quand bien même elle ne se manifesterait jamais. Précisons qu’à l’opposé des propriétés dispositionnelles se trouvent les propriétés catégoriques qui, elles, ne font intervenir que le monde réel : quand nous disons que le verre est bleu, nous ne faisons intervenir aucun fait qui ne soit observable ou accessible dans le monde tel qu’il est. La question qui nous intéresse ici est celle de savoir si la fragilité peut être considérée comme une cause de sa manifestation (le bris du verre). De nombreuses objections ont été posées depuis les premières analyses de Hume (Gnassounou et Kistler, 2006 ; Ramond, 2004) au pouvoir causal des dispositions. Nous présentons successivement les deux principales : leur analyticité (la « vertu dormitive de l’opium ») et leur non-observabilité. Dans le troisième intermède du Malade imaginaire, Molière ridiculise les médecins lorsqu’un « bachelier », aspirant à devenir docteur, répond à ses examinateurs que la raison pour laquelle l’opium fait dormir les gens est qu’il contient une « vertu dormitive ». Et ces derniers de se réjouir d’une réponse si subtile. L’idée est la suivante : la disposition (comme la fragilité du verre ou la vertu dormitive) ne peut être la cause de la manifestation (le bris du verre ou le fait de provoquer le sommeil) parce qu’elle est analytiquement liée à elle. La fragilité signifie précisément que le verre se casserait s’il tombait. Ainsi dire que le verre s’est brisé parce qu’il était fragile n’est pas une explication, mais « une relation d’implication analytique fondée sur la signification du mot “fragile” » (Kistler, 2005 : 128), comme lorsqu’on explique qu’un homme est célibataire parce qu’il est non marié. Afin de contrer cet argument, il suffit de montrer que la relation entre le bris du verre et sa fragilité n’est pas une relation analytique. L’attribution d’une disposition comprend toujours une référence aux conditions normales ou courantes. En effet, « le verre est fragile » signifie que dans certaines conditions (ici des conditions habituelles), il se briserait s’il tombait. Voilà qui suffit à ruiner la suspicion d’analyticité, car il existe des conditions dans lesquelles la chute du verre n’entraîne pas qu’il se brise. Aussi fantaisistes soient-elles (le sol dur est en fait monté sur ressorts et amortit la chute, comme le propose M. Kistler [Ibidem]), ces conditions suffisent à faire de la relation entre la fragilité et sa manifestation une relation contingente et non analytique. Ainsi le verre fragile qui tombe sur le sol dur se brise si les conditions sont normales, non pas nécessairement. Quant au second argument, celui de la non-observabilité, plusieurs réponses sont possibles. Face aux entités théoriques non observables, on distingue deux positions : d’un côté le réalisme, qui soit postule soit refuse leur existence, et de l’autre l’instrumentalisme (Dennett, 1991) qui refuse de se prononcer sur leur statut ontologique et fonde leur objectivité sur leur seule utilité stratégique pour les prédictions ou les explications scientifiques. Une version de la position réaliste défendue entre autres par S. Mumford (Mumford, 1998) et D. H. Mellor (Mellor, 1974) s’appuie sur le fait que les propriétés catégoriques formant la base de réduction des dispositions attribuées sont, elles, bien réelles. Pour le dire autrement, ils considèrent que les dispositions ont un pouvoir causal parce qu’en réalité « la distinction dispositionnel/catégorique s’applique aux prédicats désignant des propriétés, ou aux concepts, mais non aux propriétés elles-mêmes » (Kistler, 2005 : 132). C’est donc la même propriété qui est décrite soit en termes catégoriques, soit en termes dispositionnels. Ce monisme des propriétés, bien que critiqué (Ryder, non publié), est effectivement une voie de défense de l’existence des dispositions en philosophie.

Dispositionnalisme et sciences sociales

Dans la littérature en sciences sociales, le terme « disposition » est associé à des concepts dont les définitions diffèrent largement d’un auteur à l’autre. Ainsi, comme le rappellent C. Chauviré et A. Ogien (Chauviré et Ogien, A., 2002 : 19), la « disposition » chez L. Wittgenstein n’est pas celle de C. S. Peirce, d’E. Bourdieu ou de P. Bourdieu, « les capacités » ne renvoient pas aux mêmes réalités chez N. Cartwright ou L. Wittgenstein, et « l’habitude » de J. Dewey est différente de celle de S. Turner. Il est possible cependant de préciser dans un premier temps l’idée commune à toutes ces théories. Il s’agit de « considérer l’action comme la traduction d’un système de prescriptions ou d’un schème – pratique, interprétatif ou cognitif – en un comportement actualisant la somme d’instructions qu’une source de régulation serait censée contenir » (Ibid. : 9). L’action n’est donc pas expliquée en termes de raisons. Les partisans de l’approche dispositionnelle ne nient pas, en général, que l’acteur puisse opérer cette forme de syllogisme pratique (l’inférence liant croyances et désirs), mais ils pensent en revanche qu’on ne peut lui imputer l’explication de l’action. On distingue deux voies principales empruntées pour rendre compte de l’action humaine de manière dispositionnaliste : l’une remonte aux intuitions de L. Wittgenstein (Wittgenstein, 1958), mais en prenant appui sur l’argument de l’erreur de catégorie elle refuse aux capacités, savoir-faire et autres inférences tacites de valoir comme explication causale ; l’autre tradition remonte à C. S. Peirce (Peirce, 1931-1958) et a trouvé en sciences sociales son plus célèbre promoteur en la personne de P. Bourdieu (Bourdieu, 1980). Cette seconde tradition est particulièrement intéressante : elle défend l’idée que les dispositions « ont une valeur objective, c’est-à-dire correspondent sinon à des propriétés réelles, du moins à des propriétés qu’il est conceptuellement et scientifiquement utile, voire nécessaire, de reconnaître » (Bourdieu, 1997 : 109). Une disposition est : une loi – qui, paradoxalement, ne portent que sur un individu –, une propension – « attribuer une disposition à un individu, c’est supposer une forte tension anticipatrice de celui-ci vers un comportement possible susceptible de valoir comme une actualisation de cette disposition » (Ibid. : 113) –, un « princip[e] intentionne[l] de détermination du comportement » (Ibid. : 119 [nos italiques]) – les dispositions discriminent à la fois les stimuli qui les déclenchent, les fins et les moyens pour y parvenir et cela sans que l’agent en soit conscient –, une propriété autorégulatrice et adaptatrice – « toute disposition est donc le produit d’une série indéfinie d’ajustements contextuels […] rendus possible par le contrôle auquel la disposition se soumet elle-même » (Ibid. : 137) –, et enfin une propriété relativement autonome par rapport à son contexte – elle ne varie pas nécessairement avec ses conditions de production et peut se modifier indépendamment de ces conditions. Les dispositions ne sont donc pas des processus mécaniques et déterministes. P. Bourdieu insiste continuellement sur ce point en réintroduisant les notions de sens pratique ou de « “sens du jeu” […] qui nous permet d’engendrer une infinité de “coups” adaptés à l’infinité des situations possibles qu’aucune règle, si complexe soit-elle ne saurait prévoir » (Bourdieu, 1987 : 19). La théorie dispositionnaliste a été attaquée principalement sur deux points : l’origine du pouvoir causal des dispositions et la pertinence d’une telle explication.

Pouvoir causal ou pouvoir explicatif ?

Pour répondre à la première objection, les réalistes comme S. Mumford ou D. H. Mellor se retrouvent devant une difficulté de taille : si la propriété catégorique expliquant la fragilité d’un verre est, en un certain sens, observable (par exemple sa structure moléculaire), ce n’est pas le cas des propriétés catégoriques auxquelles les prédicats dispositionnels renverraient en sciences sociales. Comme le dit R. Boudon,

« On sait bien que la famille et l’école munissent l’individu de valeurs et de manières d’être […]. Mais constater et baptiser ces différences ce n’est pas les expliquer. La notion de socialisation est un sténogramme : elle repère l’existence de corrélations par exemple entre des données caractéristiques de l’éducation reçue par un ensemble d’individus et leur comportement, mais elle est muette sur la nature des mécanismes sous-jacents à ces corrélations » (Boudon, 2003 : 11).

L’explication des comportements sociaux qui serait donnée en termes dispositionnels n’a pas de base de réduction observable, c’est-à-dire de propriétés catégoriques de types psychologique ou physique expliquant précisément le comportement. Il est vrai que ni les sciences sociales ni surtout les sciences cognitives, qui seraient les seules à pouvoir fournir des bases de réduction solides, n’ont encore de connaissances suffisantes sur de tels mécanismes. Ainsi l’option réaliste doit se contenter de postuler l’existence des dispositions sans réelle possibilité de les défendre. D’après la position instrumentaliste, il convient de fonder non plus le pouvoir causal des dispositions mais leur pouvoir explicatif. La stratégie dispositionnelle tire ce dernier du caractère indispensable de la notion d’apprentissage dans toute analyse de comportement :

« on ne voit pas comment on pourrait, sans nier l’évidence des faits, éviter de recourir à de telles notions : parler de disposition, c’est simplement prendre acte d’une prédisposition naturelle des corps humains, la seule […] qu’une anthropologie rigoureuse soit en droit de présupposer, la conditionnabilité comme capacité naturelle d’acquérir des capacités non naturelles, arbitraires. Nier l’existence de dispositions acquises, c’est, quand il s’agit d’être vivants, nier l’existence de l’apprentissage » (Bourdieu, 1997 : 163).

Si les dispositions sont les produits (et les conditions) de l’apprentissage, il paraît impossible de nier leur existence, au moins à titre d’abstracta (Dennett, 1991). Cependant, cela leur confère effectivement un pouvoir explicatif quant au fait qu’elles permettent l’action, mais pas qu’elles la produisent directement. Dire que l’apprentissage est un fait indubitable induit que les capacités sont des faits assurés. Or les dispositions sont plus que de simples capacités : elles ont une nature propensionnelle qui explique, pour les théories dispositionnalistes, qu’elles soient des causes directes de l’action. Comme le montre E. Bourdieu, la psychologie conforte cette hypothèse (Bourdieu, 1998). Premièrement, une disposition est le fruit d’un apprentissage et les conditions structurelles qui l’ont produit se maintiennent et se perpétuent, sollicitant ainsi continuellement l’actualisation de la disposition. Deuxièmement tout apprentissage étant un investissement, un principe général de rentabilité pousse l’individu à actualiser les savoirs appris dans les situations adéquates (Aronson et Mills, 1959). Ajoutons enfin que les avancées des neurosciences, de la génétique et de la psychologie évolutionniste confirment largement ce caractère propensionnel des capacités acquises (Pinker, 2005). On peut donc conclure que les dispositions ont un pouvoir explicatif. Un second argument pourrait être opposé à la critique de R. Boudon : par quel miracle ontologique l’existence des raisons serait-elle mieux établie que celle des dispositions ? Ni les unes ni les autres ne sont accessibles à l’observateur. Certes, lorsqu’il y a trace de telles raisons avant l’action, on peut effectivement accorder un grand intérêt à une explication en ces termes. Mais dans les cas (peut-être les plus fréquents) où les raisons sont données par l’individu après l’action, le chercheur se doit de douter de la validité de la reconstruction ainsi proposée. Il arrive d’ailleurs que, de l’aveu même de l’acteur, le comportement ait été manifesté sans raisons, simplement par habitude. Comme le précise P. Bourdieu, « il suffit de penser à la décision instantanée du joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et en dégager des leçons communicables » (Bourdieu, 1987 : 21).

Quel intérêt ?

Quel est enfin l’intérêt d’une théorie dispositionnaliste pour les sciences sociales et la philosophie politique ? Ses opposants acceptent l’idée que « dans l’interprétation de tout phénomène, nous mobilisons une expérience et un savoir antérieurement acquis (lesquels peuvent d’ailleurs aussi bien faciliter qu’inhiber la compréhension du phénomène) » (Boudon, 1986 : 150). Mais d’après eux, l’analyse ne peut en rester à ce stade. En effet, une fois repérées les valeurs et les représentations qui ont été intériorisées par l’individu au cours de son existence, il reste selon eux à expliquer pourquoi il y croit encore, et donc montrer en quoi elles font ou non sens pour lui. R. Boudon reprend l’étude de M. Weber sur la conversion de certains Romains au christianisme (Weber, 1988), qui constate que les paysans rejettent en majorité cette nouvelle foi alors que les centurions, pourtant élevés par les mêmes paysans dans le culte du polythéisme, se convertissent massivement. Il y a là un phénomène dont les théories de la socialisation et les explications en termes de disposition, d’ethos de classe, de tradition ou d’habitus ne peuvent rendre compte. Seule l’analyse de ce qui fait sens pour les centurions, autrement dit l’étude de leurs raisons, permet de comprendre pourquoi, malgré les coûts que cela entraîne, ils préfèrent se convertir. S’il est vrai que les théories dispositionnalistes peinent à expliquer le changement, en revanche, en l’absence d’un tel changement de comportement, il n’est pas indispensable de saisir pourquoi un individu croit à ce qu’il croit pour comprendre en quoi ceci produit son comportement. Ce serait nécessaire dans une conception boudonnienne des représentations, qui les assimile à des connaissances objectivables, aisément révocables, modifiables. Mais les théories dispositionnalistes ne partagent pas cette conception : les dispositions ne sont pas, comme pour R. Boudon, « intériorisées par l’acteur social à la manière dont l’élève intériorise le théorème de Pythagore » (Boudon, 1986 : 137). Les connaissances ne sont pas passives comme l’est un théorème mathématique. Chercher à expliquer pourquoi ces croyances spécifiques font sens pour l’individu, c’est supposer que celui-ci peut les modifier ou les abandonner facilement (comme le centurion romain) ; c’est donc ne pas considérer leur caractère de propension. Or, pour les théories dispositionnalistes, cela n’a aucun sens que l’individu réfléchisse aux bonnes raisons qu’il aurait de croire ce qu’il croit, puisque cette réflexion même est conditionnée par ces représentations particulières. Les dispositions étant inconscientes, l’individu ne peut les remettre en question à la manière dont il pourrait critiquer le théorème de Pythagore. Le premier argument du refus de toute analyse dispositionnelle – elle n’explique pas pourquoi les individus continuent à croire à ce qu’ils croient – ne tient donc pas, parce qu’il est fondé sur une autre conception, beaucoup trop faible, de ce que sont des dispositions. Le deuxième argument visant à invalider cette approche est le suivant : les mécanismes auxquels font référence les savoir faire, les habitudes, sont parfaitement inobservables, et l’on n’en voit que les effets supposés ; or ceux-ci constituent aussi la seule preuve de leur existence, ce qui devient circulaire (on retrouve sous une autre forme l’objection d’analyticité). Mais cette accusation ne tient pas car il n’y a pas de cercle vicieux, seulement le déploiement d’une définition. En effet, c’est par définition que les dispositions sont inobservables, inconscientes et pourtant produisent des effets. Et rien n’empêche de les concevoir de cette manière. Ce qu’il faut montrer en revanche, c’est soit qu’elles existent bien sous cette forme (réalisme), soit qu’elles sont de bons outils scientifiques (instrumentalisme). Comme on l’a vu, dans l’état actuel des connaissances, et si tant est qu’on accepte cette épistémologie particulière, seule la deuxième voie paraît propre à défendre solidement une théorie dispositionnaliste en philosophie comme en sciences sociales.

L’exemple du dispositionnalisme bourdieusien

Pierre Bourdieu a recours à l’outil dispositionnel pour expliquer les phénomènes de domination. En effet, si celle-ci s’explique par la lutte et le conflit au sein de champs (économique, politique, religieux, scientifique, culturel, littéraire, de la mode, etc. – Bourdieu, 1984), c’est-à-dire au sein d’espaces structurés de positions sociales où les individus ont relativement aux autres des positions de dominants ou de dominés selon qu’ils possèdent au sein de ce champ plus ou moins de pouvoir (acquis grâce aux différentes formes de capital accumulées : économique, culturel, social et symbolique), elle s’explique aussi très largement par l’accord ou plutôt la complicité des dominés. Le concept chargé de rendre compte de cette soumission acceptée est celui de violence symbolique :

« La violence symbolique est cette forme particulière de la contrainte qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité active – ce qui ne veut pas dire consciente et volontaire – de ceux qui la subissent et qui ne sont déterminés que dans la mesure où ils se privent de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience » (Bourdieu, 1989 : 12).

Quel est précisément le ressort de ce dispositif amenant les dominés à se priver eux-mêmes de la possibilité de se libérer, et qui n’est ni conscient ni volontaire ? Pour l’auteur, « la reconnaissance de la légitimité n’est pas, comme le croit Max Weber, un acte libre de la conscience claire » (Bourdieu, 1997 : 211). L’idée force est que la complicité s’exerce

« dans l’obscurité des dispositions de l’habitus, où sont inscrits les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui fondent, en deçà des décisions de la conscience et des contrôles de la volonté, une relation de connaissance et de reconnaissance pratique profondément obscure à elle-même » (Ibid. : 204).

Le monde est donc perçu et compris selon des catégories, des concepts, et surtout des schémas (par exemple les relations haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir) imposés par l’ordre social et incorporés par les agents sous la forme de dispositions. Ces structures cognitives sont le reflet des structures objectives du monde, et par conséquent de la domination inhérente aux relations sociales qui fait qu’elle est acceptée comme parfaitement naturelle. Ainsi, la complicité dont font preuve les dominés n’est ni un déterminisme imposé de l’extérieur, puisque justement ils y jouent une part, ni non plus un acte délibéré, au sens où il serait le fruit d’une délibération intérieure analysable dans les termes de la sociologie compréhensive. « On ne peut penser cette forme de domination qu’à condition de dépasser l’alternative de la contrainte par des forces et du consentement à des raisons, de la coercition mécanique et de la soumission volontaire, libre, délibérée » (Ibid. : 204). C’est tout l’intérêt d’une théorie dispositionnaliste que de dépasser cette alternative. On peut donner deux exemples de domination reposant sur des habitus, c’est-à-dire des ensembles de dispositions acquises : la domination masculine et la domination politique. À travers deux ouvrages, P. Bourdieu (1980, 1998) explore les signes et les causes de domination masculine, notamment au sein de la société kabyle :

« S’il est tout à fait illusoire de croire que la violence symbolique peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté, c’est que les effets et les conditions de son efficacité sont durablement inscrits dans les corps sous forme de dispositions. (…) On observe ainsi que, lorsque les contraintes externes s’abolissent et que les libertés formelles – droit de vote, droit à l’éducation, accès à toutes les professions y compris politiques – sont acquises, l’auto-exclusion et la « vocation » (…) viennent prendre le relais de l’exclusion expresse : le rejet hors des lieux publics, qui, lorsqu’il s’affirme explicitement, comme chez les Kabyles, condamne les femmes à des espaces séparés et fait de l’approche d’un espace masculin, comme les abords du lieu d’assemblée, une épreuve terrible, peut s’accomplir ailleurs, presque aussi efficacement, au travers de cette sorte d’agoraphobie socialement imposée qui peut survivre longtemps à l’abolition des interdits les plus visibles et qui conduit les femmes à s’exclure elles-mêmes de l’agora » (Bourdieu, 1998 : 45).

S’agit-il de dire, pour l’auteur, que les femmes sont en réalité responsables de leur état de dominées, et qu’elles en sont satisfaites, y trouvant un intérêt, voire une jouissance ? En aucun cas, ce serait justement méconnaître la nature dispositionnelle de l’habitus : si la violence symbolique repose effectivement sur la complicité des dominés, il est indispensable d’aller au-delà de ce seul constat et de

« rendre compte de la construction des structures cognitives qui organisent les actes de construction du monde et de ses pouvoirs. Et apercevoir ainsi clairement que cette construction pratique, loin d’être l’acte intellectuel conscient, libre, délibéré d’un « sujet » isolé, est-elle même l’effet d’un pouvoir, inscrit durablement dans les corps des dominés sous la forme de schèmes de perception et de dispositions (à admirer, à respecter, à aimer, etc.) qui rendent sensible à certaines manifestations symboliques du pouvoir » (Ibid. : 46).

On comprend dès lors que les théories dispositionnalistes aient en général des difficultés à expliquer les changements radicaux. Si, par définition, les dispositions sont des propensions auto-adaptatrices, qui s’actualisent de différentes manières selon les situations, les modifications de surface et les changements à la marge qui peuvent surgir ici ou là se comprennent aisément. Ainsi Bourdieu rappelle-t-il que l’exhibition contrôlée du corps féminin depuis quelques années en France comme ailleurs n’est en aucun cas un signe de libération ou de sortie de la situation de domination, puisque cet usage du corps reste entièrement subordonné au point de vue masculin. Simple modification de surface, donc. La réelle transformation des habitus ne peut évidemment venir, selon toute théorie dispositionnaliste, d’une prise de conscience et d’une conversion des volontés. Les dispositions agissent en deçà de ces éléments. La relation de complicité, qui s’appuie sur l’ajustement des structures objectives de domination et des dispositions qu’elles créent, ne peut donc être rompue que par « la transformation radicale des conditions sociales de production des dispositions qui portent les dominés à prendre sur les dominants et sur eux-mêmes le point de vue même des dominants » (Ibid. : 48).

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Liens : Boudon – Bourdieu – Comportement – Habitus – Instrumentalisme – Socialisation

Comment citer cet article :

Gouin, Rodolphe (2007), « Dispositions », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article45

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Mardi le 19 juin 2007 à 14:10
Dernière modification :  Jeudi le 5 juillet 2007 à 05:02

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