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Marxisme analytique

par Fabien Tarrit

Le terme « marxisme analytique » a été utilisé en séminaire par Jon Elster dès 1980, il a été publié pour la première fois en 1986 par John Roemer avec Analytical Marxism. Son émergence est associée à la parution en 1978 de l’ouvrage de Gerald A. Cohen, Karl Marx’s Theory of History : A Defence. En septembre 1979, une rencontre eut lieu à Londres sur l’initiative de Jon Elster, Gerald A. Cohen et John Roemer, avec pour objet la théorie de l’exploitation. L’expérience fut renouvelée l’année suivante dans le même lieu, sur le même thème, et des rencontres régulières furent organisées chaque mois de septembre, à l’exception de la dernière d’entre elles en juin 2006, d’où l’appellation de Groupe de Septembre. Les événements du 11 septembre provoquèrent l’annulation de la rencontre, puis il fut décidé de passer à une fréquence biannuelle. Les réunions eurent lieu le plus souvent à Londres, mais aussi à Paris en 1982, à Chicago en 1991, à New York en 1996, à Cambridge, Massachusetts en 1998, à Oxford en 1999. Les thématiques abordées variaient selon les préoccupations des auteurs, principalement anglo-saxons : Pranab Bardhan (Berkeley), Sam Bowles (Amherst), Robert Brenner (Los Angeles), Gerald A. Cohen (Oxford), Joshua Cohen (MIT), John Roemer (Yale), Hillel Steiner (Manchester), Robert Van der Veen (Amsterdam), Philippe Van Parijs (Louvain-la-Neuve) et Erik O. Wright (Madison). Jon Elster (Chicago, Collège de France) et Adam Przeworski (New York) quittèrent le groupe en 1993. Le premier affirmait avoir perdu son intérêt pour le marxisme, le second jugeait qu’une fois débarrassé de foutaises, le marxisme perdait son attrait. Sam Bowles l’a intégré en 1987, et Joshua Cohen en 1996 (Wright, 2005). Le groupe se désignait parfois de Groupe du marxisme sans foutaises (Non-Bullshit Marxism Group), ce que Cohen exprime de la manière suivante : « Quand un ensemble de marxistes ou semi-marxistes qui, comme moi, en sont venus à répugner ce que nous considérions comme l’obscurité qui était parvenue à imprégner le marxisme – quand nous avons formé, à la fin des années 1970, un groupe de discussion marxiste qui se réunit annuellement, auquel je suis heureux d’appartenir, j’étais satisfait que mes collègues souhaitent l’appeler le Groupe du marxisme sans foutaise » (Cohen, 2002 : 323-324). Outre des réunions régulières, des publications d’articles et des positions obtenues par les auteurs dans des universités prestigieuses, la présence institutionnelle du marxisme analytique est relativement limitée. Cela tient notamment à ce qu’il transcende les frontières durablement établies entre hétérodoxie et orthodoxie en sciences sociales. Elle passe toutefois par la création en 1996 de la revue Imprints. A Journal of Analytical Socialism sous l’initiative, entre autres, de Christopher Bertram et Alan Carling. Elle vise à s’inscrire dans « le développement de nouveaux modes de pensée égalitaire et démocratique à l’université » (Imprints 1996, p. 4), qui renvoient au marxisme analytique. Elle a changé de nom en 2004 pour devenir Imprints. Egalitarian theory and practice, en vue de s’inscrire dans le mouvement du groupe vers la philosophie politique normative, et de s’élargir au-delà de la tradition marxiste. Une particularité majeure de ce « groupe d’affinité » (Gintis, 1987 : 983) est de ne pas utiliser l’œuvre de Marx comme un instrument d’analyse mais comme son objet d’étude. « L’opération fatidique qui créa le marxisme analytique fut le rejet de l’énoncé selon lequel le marxisme possède ses propres méthodes intellectuelles, et de qualité » (Cohen, 2000 : xvii). Le marxisme est considéré comme une science sociale neutre, qui « ne devrait pas se distinguer des autres pensées sociales par ses outils mais par les questions qu’il pose » (Roemer, 1988 : 76). C’est pourquoi ses concepts centraux sont reconstruits à l’aide des outils de la philosophie analytique, du positivisme logique, de l’économie néoclassique. Une telle approche a donné lieu à divers débats et reconstructions, tous articulés autour des travaux du Marx dit de la maturité, en référence à la coupure épistémologique althussérienne (Althusser, 1975). Il peut s’agir de développements particuliers dans la théorie marxiste (Cohen, 1978 ; Roemer, 1982), d’applications empiriques de concepts marxistes (Wright, 1985 ; Przeworski, 1985) ou d’une reconstruction de ce qu’a écrit Marx (Elster, 1985 ; Wright, Levine, Sober, 1992). Toutefois, leurs travaux s’appuient sur ceux de Cohen, de Roemer et d’Elster (I) et, à de nombreux égards, ils semblent s’inscrire à rebours de la tradition marxiste (II).

I. Les fondements du marxisme analytique

En termes de contenu, le marxisme analytique peut être synthétisé comme une tentative de « préserver le programme de recherche classique (a) en reconstruisant la théorie de l’histoire sur des fondements non hégéliens et (b) en remplaçant la théorie classique de la valeur travail par la théorie contemporaine de l’équilibre général » (Carling, 1997 : 770). Cela correspond respectivement aux travaux de Cohen (I.1) et de Roemer (I.2), auquel il convient d’ajouter ceux d’Elster, qui propose une critique générale via l’individualisme méthodologique (I.3). D’autres auteurs, comme Wright et ses travaux sur les classes sociales, Brenner et son analyse de la transition historique, Przeworski et son étude de la lutte de classes en démocratie... occupent une place également importante.

I.1. Une relecture du matérialisme historique par Cohen

En se détachant du matérialisme dialectique comme structure totalisante de la pensée visant à dégager la pensée hégélienne de son contenu idéaliste, il a posé les fondements d’un marxisme sans méthode spécifique. Dans Karl Marx’s Theory of History, il défend le matérialisme historique, sur des fondements non hégéliens, avec « les critères de clarté et de rigueur qui distinguent la philosophie analytique du vingtième siècle » (1978 : xi). Il a bénéficié d’une réception favorable parmi les universitaires anglo-saxons, en particulier ceux qui allaient devenir ses collègues marxistes analytiques, et a servi d’impulsion et de point de convergence pour les réunions du Groupe de Septembre. L’importance accordée à cet ouvrage tient moins à ses propositions théoriques, qui ne sont pas inédites, qu’aux modes d’exposition et de défense utilisés par l’auteur. Il a isolé un élément du corpus marxiste, le matérialisme historique, afin d’en faire étude systématique, une analyse conceptuelle. Il s’appuie sur la Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (Marx, 1859), regroupe en trois ensembles les concepts qu’il considère centraux – forces productives, rapports de production, base économique et superstructure. Les forces productives sont les éléments qui contribuent à la production. Les rapports de production sont les articulations entre les acteurs de ce processus. Ils constituent la base économique. La superstructure comprend les institutions non économiques agissant sur la production. Il dégage les interactions, sur le mode du positivisme logique, autour de deux thèses : la thèse du développement et celle de la primauté. La première affirme que les forces productives tendent à se développer à travers l’histoire, avec des hypothèses concernant la nature (rareté) et l’homme (rationalité et intelligence). La seconde énonce que les forces productives détiennent une primauté explicative sur les rapports de production, et que la base économique détient une primauté explicative sur la superstructure. En d’autres termes, les forces productives sélectionnent les rapports de production leur permettant de se développer, et la base économique sélectionne la superstructure lui permettant de se stabiliser. Il a par la suite réfuté le matérialisme historique par touches successives (1988) pour se tourner vers les travaux du libertarisme de gauche (1995), puis vers le débat post-rawlsien en philosophie politique normative et enfin vers la théorie sociale chrétienne (1999). Ces éléments apparaissent dans l’édition élargie de Karl Marx’s Theory of History : A Defence (2000).

I.2. Une reconstruction de la théorie économique marxienne par Roemer

À l’instar des travaux de Cohen sur le matérialisme historique, Roemer a appliqué à la théorie économique marxienne des outils épistémologiques non marxiens. Après avoir initié l’utilisation de la théorie néoclassique par des économistes radicaux (1979), il a écrit trois ouvrages majeurs, sur les fondements de la théorie économique marxienne (1981), sur la théorie de l’exploitation et le matérialisme historique (1982), et sur l’articulation entre les deux premiers avec la philosophie politique normative (1988). Il est en rupture explicite avec l’hypothèse de l’existence d’une spécificité méthodologique pour le marxisme : « Je reformulerai le défi en un langage pouvant être facilement compris par les étudiants contemporains dans ces domaines, de manière à ce qu’ils n’aient pas à batailler avec les singularités linguistiques et logiques du discours marxiste. Il me paraît dommageable que ces singularités apparaissent dans une bonne partie du débat marxiste moderne, puisqu’elles dissuadent inutilement ceux qui ne partagent pas ces idées d’en prendre connaissance » (1988 : 7). Il s’est fixé pour objectif de donner au marxisme le statut de science à l’aide des mathématiques, et il le définit comme un modèle hypothético-déductif, c’est-à-dire un ensemble de postulats et de théorèmes soumis à examen. S’appuyant sur les travaux de Michio Morishima (1973), il formule un théorème généralisé d’exploitation des marchandises : il existe un profit si et seulement si chaque marchandise produite possède une propriété d’exploitabilité lorsqu’elle est utilisée comme numéraire pour le calcul de la valeur incorporée. Pour Roemer, le choix par Marx de la force de travail ne repose par sur des raisons scientifiques, mais d’une part sur des raisons normatives (il s’agit d’une marchandise inaliénable qui tient compte des rapports entre les hommes car tous en sont dotés), et d’autre part pour correspondre au matérialisme historique (l’histoire est l’histoire de la lutte de classes). Il se fixe pour objectif de parvenir aux conclusions de la théorie marxienne de la valeur, tout en la rejetant et en jugeant qu’elle est « la principale faiblesse de l’analyse marxiste » (1988 : 172). Il a alors écarté cette théorie pour élaborer une théorie générale de l’exploitation comme un processus d’optimisation, avec le principe de correspondance classe-exploitation : ceux qui optimisent en vendant leur force de travail sont exploités et ceux qui optimisent en embauchant de la force de travail sont exploiteurs. Cette approche le conduit au théorème de l’isomorphisme, où le marché du capital (« île du marché du crédit ») possède les mêmes fonctions que le marché du travail (« île du marché du travail »). Le créancier est assimilé au capitaliste et le débiteur au prolétaire, si bien que la nature des rapports d’exploitation est la même sur les deux marchés, et l’exploitation peut logiquement exister sans échange de travail. Il a ensuite établi une correspondance entre sa théorie de l’exploitation et le matérialisme historique tel que le défend Cohen. Il distingue l’exploitation féodale (avec contrainte apparente) associée à l’exploitation néoclassique, l’exploitation capitaliste (sans contrainte apparente) associée à l’exploitation marxienne, et l’exploitation socialiste, qui renvoie au phénomène bureaucratique en URSS et dans sa sphère d’influence. En évoluant de féodale à socialiste, une société traverse et élimine plusieurs formes d’exploitation, c’est-à-dire de rapports de propriété et « toute transition révolutionnaire remplit la tâche historique d’éliminer la forme associée d’exploitation » (1982 : 21). Au cours des années 1990, Roemer abandonne le marxisme pour se tourner vers l’économie du bien-être. L’exploitation est alors considérée comme un problème moral, ce qui éloigne de toute explication scientifique du capitalisme comme système social spécifique. En partant d’une tentative de renouveler le marxisme, Roemer, avec la plupart des marxistes analytiques, aboutit à une théorie de la justice sociale (voir Jacobs, 1996), ce qu’il exprime sans équivoque, en affirmant qu’il n’est « pas évident de trouver des différences entre les marxistes analytiques et des philosophes non marxistes tels que Dworkin, Rawls et Sen » (1986 : 191).

I.3. Une critique de Marx par Elster

Aux côtés de Cohen et de Roemer, Elster fut le troisième initiateur du marxisme analytique. Il propose une interprétation et une critique exhaustive de l’œuvre de Marx, qui apparaît dans son ouvrage majeur, Karl Marx, une interprétation analytique (1985), publié initialement sous le titre provocateur Making Sense of Marx. Il prête au marxisme « un hégélianisme superficiel, un scientisme naïf, un manque de falsifiabilité et une forte préférence pour la supposition par rapport à l’argumentation » (1985 : 14), et considère que Marx a utilisé plusieurs modes d’explication, qu’une partie de ses travaux est inspirée de l’individualisme méthodologique, notamment la théorie des crises exposée dans le tome III du Capital. Il affirme que Marx était anti-téléologique sur cet aspect. En revanche, il estime qu’il a également eu recours à l’explication fonctionnelle, en particulier dans sa philosophie de l’histoire, qui chercherait à justifier un événement en fonction de ses conséquences favorables à l’avènement du communisme (ce qui est souhaitable est possible et inévitable). Il aurait donc été téléologique sur ce point. Bien qu’il paraisse plus critique que Roemer, et à plus forte raison que Cohen, à l’égard de la théorie marxiste classique, il revendique un héritage de ce dernier : « Maintes idées que je crois de mon cru sont en réalité nées en sa compagnie » (1985 : 14). Il distingue une théorie économique et une théorie de l’histoire, elle-même subdivisée en une théorie de l’histoire économique (la relation entre forces productives et rapports de production) et une théorie de la lutte de classes. Il reproche à Marx de ne pas avoir expliqué le rôle médiateur de cette lutte dans la contradiction entre forces productives et rapports de production et, pour cette raison, estime nécessaire une réflexion sur les fondements microéconomiques de l’action collective. Il porte la conclusion suivante : « Il n’est plus possible aujourd’hui, moralement ou intellectuellement, d’être marxiste au sens traditionnel » (1985 : 711).

II. À contre-courant de la tradition

Le marxisme analytique apparaît comme une nouveauté dans le champ de la connaissance, notamment en ce qu’il prend à rebours les présupposés de la tradition marxiste, sur deux aspects. Les marxistes analytiques ont rendu possible le développement du marxisme de choix rationnel, qui parvient à des résultats contradictoires avec la tradition (II.1). En outre leurs pratiques dans le champ intellectuel sont strictement dissociées de leur intervention dans le champ politique (II.2). C’est ainsi qu’ils firent l’objet de critiques sévères de la part des marxistes orthodoxes (II.3).

II.1. Le marxisme de choix rationnel : une alliance contre-nature

Le marxisme de choix rationnel, qui « apparaît comme un oxymoron » (Lebowitz, 1988 : 193), n’est pas équivalent au marxisme analytique, mais il en est un sous-ensemble majeur. Avec notamment Roemer, Elster, Przeworski, il se fixe pour objectif d’utiliser la théorie du choix rationnel comme un outil de critique anti-capitaliste, à l’opposé de sa fonction traditionnelle. L’hypothèse de rationalité proposée par Cohen est suffisamment générale pour lui avoir servi de justification. Or, alors que celui-là envisage la lutte de classes comme l’expression de l’interaction entre forces productives et rapports de production, les marxistes de choix rationnel n’accordent de primauté explicative qu’aux actions des agents individuels. L’acteur rationnel constitue ainsi une structure incarnée, en ce qu’il représenterait les lois de l’histoire universelle, la logique transhistorique du développement. Les auteurs se sont tournés vers une analyse du mode de production capitaliste, en particulier de la formation et de l’action des classes, terrain plus propice à son utilisation de la théorie des jeux, considérée seule capable d’expliquer les mouvements de la lutte de classes. En termes de matérialisme historique, le féodalisme était une entrave au développement des forces productives en ce qu’il décourageait la prise d’initiative individuelle, alors que le capitalisme, dans une logique de concurrence, conduit à la spécialisation, l’innovation, l’accumulation. Les résultats du marxisme de choix rationnel sont significatifs : le matérialisme dialectique est remplacé par l’individualisme méthodologique et l’économie néo-classique, la théorie de la valeur travail est jugée inadaptée à l’exploitation, les rapports de production sont jugés inadaptés à la formation de classe, et les intérêts des capitalistes sont considérés comme compatibles avec ceux de la classe ouvrière.

II.2. Un engagement intellectuel dissocié d’un engagement politique

Alors que les travaux marxistes sont traditionnellement associés à un engagement politique en faveur d’une transformation sociale radicale, ces auteurs s’inscrivent dans une distinction positiviste entre faits et valeurs, pour séparer leurs travaux intellectuels de leur action politique. S’ils ont ou ont eu des engagements politiques radicaux au sein de diverses tendances du mouvement ouvrier, ils en font peu état dans leur littérature, et ils ne l’inscrivent pas en lien avec leur engagement intellectuel, outre Cohen qui évoque longuement sa jeunesse militante au parti communiste du Québec (1999 : 20-41). Il ne s’agit pas tant pour ces auteurs de poser la question du pouvoir politique que « d’écrire des recettes » (1999 : 77). Un tel positionnement s’inscrit dans la distinction proposée par Alan Carling (1997 : 770) entre les « marxistes ‘engagés’ », prêts à reformuler la ceinture d’hypothèses pour conserver leurs liens avec le marxisme, et les « marxistes ‘cognitifs’ », parmi lesquels les marxistes analytiques, disposés à accepter ou à rejeter tout ou partie du programme de recherche. Ainsi, au fur et à mesure qu’ils ont réfuté les principaux aspects de la théorie de Marx, au cours des années 1980, ils se sont tournés vers la philosophie politique normative. Cela renvoie à une préférence pour les politiques réformistes, et Adam Przeworski (1985) exprime cette position en défendant l’énoncé selon lequel il est impossible de transcender le capitalisme puisque, d’une part, un parti ne peut pas gagner des élections sur un programme radical et, d’autre part, le coût de la transition révolutionnaire a un effet dissuasif sur la classe ouvrière. C’est également la raison pour laquelle John Roemer (1996) défend la possibilité d’un socialisme de marché, et il ne l’a fait qu’après avoir réfuté la théorie économique marxienne.

II.3. Un accueil négatif de la part des marxistes

Alors qu’il à bénéficié d’une réception favorable de la part des intellectuels analytiques, y compris certains radicaux, pour avoir su briser le lien persistant entre Marx et Hegel (Carling, 1986 ; Martin, 1989 ; Wetherly, 1992 ; Mayer, 1994), le marxisme analytique a provoqué une réticence certains de la part des marxistes, dont la principale critique est d’ordre méthodologique. Il est incriminé pour briser l’unité dialectique qui articule l’œuvre de Marx, et par conséquent pour affaiblir son pouvoir explicatif (Wood, 1981 ; Sayers, 1984 ; Sayer, 1987 ; Lebowitz, 1988 ; Kamolnick, 1988 ; Bensaïd, 1995 ; Roberts, 1996 ; Kennedy, 2005 ; Tarrit, 2006). Les résultats du marxisme analytique sont jugés comme résultant nécessairement d’une méthodologie incompatible avec le marxisme, et le dialogue entre les deux écoles est rendu difficile voire impossible. Il est critiqué pour être positiviste et empiriste (Weldes, 1989), et son accent sur le formalisme « affaiblit le marxisme au nom de la rigueur » (Anderson, Thompson, 1988 : 228). La méthode analytique telle que défendue par Cohen s’appuierait « sur un cadre de dichotomies rigides et exclusives » (Sayers, 1989 : 83) ; le marxisme analytique est ainsi jugé anti-marxiste (Hunt 1992). Cette critique est donc principalement d’ordre méthodologique, et les auteurs marxistes, à quelques exceptions près (voir Veneziani, 2007), sont réticents à une critique approfondie du contenu des positions du marxisme analytique.

Conclusion

Le marxisme analytique, une étude de l’œuvre de Marx avec des instruments méthodologiques non marxistes, est ainsi parvenu à la conclusion selon laquelle cette œuvre est scientifiquement déficiente. Même si, à l’heure actuelle, l’activité du Groupe de Septembre est relativement limitée, et si les auteurs, à l’exception de Brenner et Wright, ont tous abandonné la référence à Marx, nombre d’universitaires marxistes récents sont sensiblement influencés par les marxistes analytiques et par la brèche épistémologique qu’ils ont ouvert. Ces travaux ont fait l’objet de récents développements, comme en témoigne un numéro récent de Science and Society (2006) entièrement consacré à la lecture du matérialisme historique par Cohen. Les auteurs n’interrogent pas les outils qu’ils utilisent – philosophie analytique, positivisme logique, individualisme méthodologique, équilibre général –, à l’image de Cohen, pour qui « ce qui est en question n’est pas l’analyse, mais toujours le marxisme, et l’analyse est utilisée pour interroger le marxisme » (1978, édition élargie p. xxiv). La discussion reste ouverte.

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Liens : Choix rationnel - Cohen, Gerald A. - Marxisme - Matérialisme historique - Positivisme logique - Socialisme - Théorie neoclassique

Comment citer cet article :

Tarrit, Fabien (2007), « Marxisme analytique », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article36

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Lundi le 18 juin 2007 à 12:55
Dernière modification :  Lundi le 9 juillet 2007 à 13:21

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