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Multiculturalisme

par Sophie Guérard de Latour

Pour préciser la signification du terme de « multiculturalisme », il convient de distinguer trois niveaux de sens : social, politique et philosophique.

1. La multiculturalité, un fait social

Le multicuturalisme est lié au constat de la multiculturalité des sociétés modernes. En ce sens, il désigne une évolution sociale caractérisée par l’accroissement manifeste des différences culturelles. Sans réduire la complexité d’un tel phénomène, on peut toutefois s’appuyer sur la typologie proposée par Bhikhu Parekh et distinguer trois grandes catégories de diversité culturelle (Parekh 1999 : 27) :

a) La « diversité des sous-cultures » (subcultural diversity) désigne la variété des styles de vie qui s’affirment dans les démocraties modernes, du fait de la libéralisation des mœurs et de l’individualisation des comportements. La « culture des jeunes », la « culture gay » ou la « culture punk » sont des exemples de « sous-cultures », dans la mesure où elles correspondent aux modes de vie particuliers observables au sein d’une culture donnée.

b) La « diversité des perspectives » (perspectival diversity) provient de la remise en cause des normes dominantes dans un groupe culturel. Elle s’affirme par exemple quand les féministes contestent la prégnance des schémas patriarcaux dans la vie domestique, sociale et politique, ou quand les fondamentalistes rejettent le processus de sécularisation de l’Etat moderne, ou encore quand les environnementalistes dénoncent l’anthropocentrisme des Occidentaux. Ces individus ne forment pas nécessairement des sous-cultures à l’intérieur d’une culture commune mais contestent les fondements mêmes de cette dernière. C’est par leur posture critique qu’ils suscitent l’émergence de nouvelles représentations culturelles.

c) La « diversité des communautés » (communal diversity) : ce troisième type ne se confond ni avec la variation des modes de vie au sein d’une culture donnée ni avec la contestation des normes dominantes. Il désigne les groupes tels que les communautés issues de l’immigration, les communautés diasporiques (Juifs, Gitans), les peuples indigènes et les minorités régionales (Basques, Québécois, etc.), qui ont pour point commun de se rassembler autour d’une « identité ethnique ». Les sociologues insistent sur la variété des critères d’identification ethnique (langue, religion, traditions, etc.) et sur le double caractère de ce processus, à la fois subjectif et objectif. On retiendra ici la définition des « ethnies » proposée par Dominique Schnapper : « les groupes d’hommes qui se vivent comme les héritiers d’une communauté historique et culturelle (souvent formulée en termes d’ascendance commune) et partagent la volonté de la maintenir. En d’autres termes, l’ethnie se définit par deux dimensions : la communauté historique et la spécificité culturelle » (Schnapper 1994 : 29)

La typologie de Parekh indique que la multiculturalité des sociétés modernes procède à la fois de changements structurels et d’une évolution de la sensibilité collective, puisque la libéralisation des modes de vie provoque simultanément la multiplication des subcultures (a) et une remise en cause des normes dominantes (b). Si la catégorie (c) n’est pas spécifiquement moderne, puisque les frontières ethniques ont toujours traversé les sociétés humaines, elle prend toutefois un sens inédit dans des sociétés de plus en plus conscientes de leur caractère multiculturel. Ceci explique que la protection juridique des groupes ethniques ait pu devenir un objectif politique dans les démocraties modernes et que la multiculturalité, en tant que fait social, soit étroitement liée au multiculturalisme, en tant que projet politique.

2. Le multiculturalisme, un projet politique

Le terme de « multiculturalisme » apparaît explicitement dans le contexte politique canadien. Le multiculturalisme correspond, en effet, au projet du Premier Ministre Pierre-Eliott Trudeau qui, dès les années 1970, défend l’idée que le Canada est une nation multiculturelle, constituée non seulement par les deux peuples fondateurs, mais aussi par l’ensemble des immigrés qui vivent au Canada. Elevé au rang de principe constitutionnel en 1982, le multiculturalisme affirme publiquement que l’égalité civique est compatible avec le respect des différences culturelles. Il consacre officiellement la rupture avec le modèle assimilationniste qui prévaut dans la plupart des démocraties et qui fait dépendre l’intégration politique de l’adoption des normes culturelles majoritaires.

Concrètement, il se traduit par la mise en place de mesures politiques et d’exemptions juridiques, afin de garantir aux minorités ethniques une égalité de traitement quand les normes en vigueur les desservent. Ces mesures permettent par exemple d’adapter le calendrier national ou les codes vestimentaires aux traditions minoritaires (cf. le cas paradigmatique dans la littérature sur le multiculturalisme du turban et du kirpan sikhs au Canada, pays où la loi permet aux membres de cette communauté de déroger aux réglementations sur le port du casque et le port d’armes). Les politiques multiculturalistes ne se limitent pas à l’accommodement des lois par les tribunaux ; elles désignent aussi tout un éventail de mesures politiques destinées à favoriser l’intégration des immigrés (programme d’affirmative action dans les domaines économique et éducatif, représentation politique spécifique, cours dans la langue d’origine pour les enfants d’immigrés, campagnes de lutte contre le racisme, financement des festivals ethniques etc.). D’autres régimes démocratiques comme l’Australie, la Grande-Bretagne, la Suisse et les Pays-Bas ont adopté des politiques similaires, sans aller jusqu’à faire du multiculturalisme un principe constitutionnel. Avec le Canada, ils font toutefois partie des pays ayant adopté un « multiculturalisme intégré » par opposition au « multiculturalisme éclaté » des Etats-Unis (Wieviroka 2001). Dans le premier cas, les politiques multiculturalistes visent explicitement à promouvoir le respect de la diversité culturelle par une forme de reconnaissance publique. Dans le second cas, la dimension de reconnaissance est moins claire ; si elle semble bien influer les débats sur le political correctness et sur la réforme des programmes scolaires, elle n’inspire pas en tant que telle les politiques d’Affirmative action, dont le but premier est de combattre les préjugés racistes et non de promouvoir le respect des différences culturelles.

Le multiculturalisme est donc un phénomène politique récent et multiforme. Il est sans doute trop tôt pour mesurer ses effets réels sur l’intégration des minorités. On peut toutefois noter que la réception de ce type de politique par l’opinion publique est contrastée. Si le « droit à la différence » a suscité l’enthousiasme de certains dans les années 1980 et 1990, il a aussi toujours provoqué de vives résistances. Actuellement, avec le regain du nationalisme xénophobe en Europe et les craintes suscitées par le terrorisme islamique, les politiques multiculturalistes sont largement remises en question dans la plupart des démocraties qui les avaient adoptées, comme en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et dans la province québécoise du Canada.

3. Le multiculturalisme, un débat philosophique

L’évolution décrite précédemment a largement pesé sur l’évolution des débats de philosophie politique, tout particulièrement dans les démocraties anglophones où le multiculturalisme a été mis en oeuvre. Dans un univers intellectuel dominé par le libéralisme de John Rawls, l’intérêt pour ce phénomène politique s’est principalement traduit par une discussion critique de la théorie libérale de la citoyenneté.

a) La politique de la différence

La première défense célèbre de l’idée multiculturaliste s’ancre dans une critique de « l’universalisme abstrait ». Dans Justice and the Politics of Difference, Iris Marion Young dénonce l’incapacité d’un tel universalisme à garantir l’égalité politique d’individus dotés d’identités et de modes de vie différents. Institutionnalisé dans le contexte d’une culture donnée, le statut civique avalise la domination de l’identité jugée « normale », à savoir, dans les démocraties occidentales, celle de l’homme blanc, riche et bien portant. Loin de garantir l’égalité de tous devant la loi, il marginalise le point de vue des identités minoritaires. Un universalisme correctement compris doit donc renoncer à être « indifférencié » ; au contraire, il doit mettre en œuvre une « politique de la différence », c’est-à-dire favoriser la représentation politique des groupes dominés afin d’inclure l’ensemble des perspectives dans le processus de délibération démocratique.

b) La politique de la reconnaissance

Si la première défense du multiculturalisme a pris la forme d’une promotion politique de la diversité culturelle comprise au sens large, les débats qui ont suivi se sont surtout attachés au cas de la diversité ethnique. Dans son célèbre article sur « La politique de la reconnaissance », Charles Taylor défend ainsi la cause de la minorité québécoise au Canada. Pour justifier le droit de cette minorité à préserver son identité culturelle, notamment par la promotion politique de l’usage du français, Taylor reprend les critiques adressées par Michaël Sandel à la « république procédurale » et formule la première défense communautarienne des politiques multiculturalistes. Comme Sandel, il refuse les limites d’une conception de la légitimité politique fondée sur la primauté du juste sur le bien, selon laquelle les libertés individuelles ne doivent pas être sacrifiées à la promotion du bien commun. Un tel « libéralisme des droits » est par essence « inhospitalier à la différence », car il exclut d’emblée des buts politiques légitimes la promotion de l’identité culturelle. Il néglige de ce fait le rôle crucial que joue cette dernière dans la vie des individus et doit être remplacé par un libéralisme plus ouvert à cette cause. Une telle évolution est requise, d’après Taylor, par le sens même de l’égalité moderne, qui repose à la fois sur la valeur universelle de la dignité et sur la valeur spécifique de l’authenticité.

c) La citoyenneté multiculturelle

La théorie de Will Kymlicka, qui constitue la réponse la plus détaillée du libéralisme politique aux deux critiques évoquées précédemment, défend la capacité de cette philosophie à relever le défi du multiculturalisme. Dans Liberalism, Community and Culture, Kymlicka revient sur les principales objections adressées par les communautariens aux libéraux, notamment celle de « la liberté du vide » (Taylor) et du « soi désencombré » (Sandel), afin de contester l’idée reçue selon laquelle le libéralisme politique serait indissociable d’une philosophie sociale atomiste et individualiste. Les libéraux ne nient nullement la valeur des attachements communautaires et admettent parfaitement que les projets de vie adoptés par un individu s’en inspirent. Seulement, ils refusent de réduire la raison pratique à la seule découverte de normes héritées : l’individu reste libre de critiquer son contexte culturel et de réviser les choix qu’il l’a amené à faire, grâce au concept de justice qu’il tire de sa raison. Ce principe de révision n’empêche pas la philosophie libérale de reconnaître la « valeur de l’appartenance culturelle », que Kymlicka propose d’interpréter comme un « bien premier » au sens rawlsien. Il élabore ainsi une défense instrumentale de l’identité culturelle qui considère celle-ci comme le « vocabulaire partagé » donnant sens aux choix individuels, comme la condition nécessaire à l’exercice de l’autonomie.

Dans Multicultural Citizenship, le philosophe canadien précise la nature du bien premier en question. L’appartenance culturelle qu’il défend se confond avec la « culture sociétale », c’est-à-dire avec « une culture qui offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publique et privée. » (Kymlicka 2001 : 115). Définie de la sorte, l’identité culturelle désigne les cultures « nationales », que ces nations soient souveraines ou qu’elles forment des minorités à l’intérieur d’un État. Prendre au sérieux le rôle que joue la culture sociétale dans l’exercice de l’autonomie individuelle oblige, selon Kymlicka, à réviser profondément la formulation des principes démocratiques. Il en résulte que, contrairement à ce que pensent la plupart des libéraux, le modèle de la tolérance religieuse n’est pas adapté aux cas des identités culturelles. Les cultures sociétales, en effet, ne peuvent pas être privatisées à la manière des croyances religieuses, car si un État peut être neutre d’un point de vue confessionnel, il ne saurait l’être d’un point de vue culturel ; il promeut toujours la culture majoritaire, aux dépends des cultures minoritaires, à travers le choix d’une langue officielle, de symboles nationaux, de jours fériés d’origine religieuse. L’orientation ethnique de la sphère publique pose problème dans la mesure où elle lèse les minorités qui ne se reconnaissent pas dans cette identité collective. C’est pourquoi il convient de formuler des droits culturels susceptibles de rétablir l’égalité entre les groupes majoritaire et minoritaires. La théorie de la citoyenneté multiculturelle distingue toutefois clairement le cas des minorités nationales (formées à la suite d’une conquête, d’une annexion, d’une colonisation) et celui des minorités ethniques (issues de l’immigration). Les premières, qui disposent encore d’une culture sociétale, peuvent prétendre à une certain degré d’auto-gouvernement, afin de contrôler les décisions politiques qui engagent l’avenir de leur culture (immigration, régime foncier, langue, éducation). Les secondes, en revanche, sont formées d’individus qui ont abandonné leur culture sociétale d’origine en changeant de pays ; il est donc légitime d’attendre d’eux qu’ils s’intègrent à celle du pays d’accueil. Néanmoins, rien ne justifie qu’on leur impose une assimilation culturelle, à partir du moment où l’apprentissage de la langue officielle et la connaissance des éléments principaux de l’histoire nationale, nécessaires à la compréhension des débats démocratiques, suffisent à garantir leur intégration politique.

D’après Kymlicka, les libéraux n’ont pas de raison de rejeter les droits culturels sous prétexte qu’il s’agirait de droits collectifs qui nient la valeur des droits individuels. Il reproche à cette opposition de confondre deux dimensions qui ne sont pas nécessairement liées. Les droits culturels sont en effet des « protections externes » (external protections), visant à rétablir une égalité entre les groupes, qui n’impliquent pas le droit de mettre en œuvre des « restrictions internes » (internal restrictions), visant à limiter la liberté des membres de la minorité.

e) Le culturalisme libéral

Nous avons accordé un traitement privilégié à la théorie de Kymlicka, car elle reste la version la plus développée de la défense libérale du multiculturalisme. Elle n’est toutefois pas la seule disponible. Certains libéraux, comme Joseph Raz, vont au-delà d’une justification politique du multiculturalisme et le considèrent comme la manifestation d’une nouvelle sensibilité morale, d’une conscience identitaire réflexive et ouverte à la pluralité des cultures. La promotion du multiculturalisme prend ici un caractère perfectionniste que Kymlicka affirme éviter. D’autres, comme Yaël Tamir et David Miller, essaient de réconcilier le nationalisme et le libéralisme, en soutenant que le respect des principes de justice n’exclut pas le type d’obligations spécifiques qui unissent les membres d’une communauté culturelle. Miller notamment insiste sur le rôle de la solidarité nationale pour promouvoir l’attachement des citoyens à la justice sociale. Cette ouverture pluriforme de la philosophie libérale au thème de l’identité culturelle confirme les intuition de Kymlicka sur les limites de l’opposition entre libéralisme et communautarisme pour penser les enjeux du multiculturalisme. Si cette opposition a dominé les débats à l’origine, elle a perdu sa pertinence après que la dimension communautaire de la citoyenneté a été mise en évidence par les libéraux eux-mêmes. La nouvelle question qui se pose à eux est désormais la suivante : « Est-ce que les efforts menés par la majorité pour promouvoir la solidarité nationale sont une source d’injustices pour les minorités ? (Do majority efforts at nation-building creates injustices for minorities ?) » (Kymlicka 1998 : 27)

La défense libérale du multiculturalisme a été critiquée de diverses manières, soit d’un point de vue interne, par des théoriciens partageant les postulats du libéralisme politique, soit d’un point de vue externe par des perspectives politiques concurrentes. La présentation qui suit ne prétend pas à l’exhaustivité. Elle espère seulement donner une idée de la variété des critiques adressées aux théories libérales en s’appuyant sur les objections plus célèbres.

d) Les critiques internes de la citoyenneté multiculturelle

d 1) La critique libertarienne

Chandran Kukathas admet avec Kymlicka que la sphère publique manque de neutralité et que, de ce fait, les décisions collectives pèsent inégalement sur les différents groupes culturels. Mais plutôt que de rétablir l’égalité devant la loi par compensation, i.e. par un système de protections spécifiques, il en conclut que la solution est d’alléger le poids de la loi pour tous. Si l’on considère, par exemple, que la loi imposant le port du casque est trop coercitive pour les Sikhs, il faut reconnaître qu’il en va de même pour l’ensemble des motards et qu’elle lèse aussi ceux qui préfèrent rouler tête nue. Kukathas rejette le principe de l’égalité différenciée qui restaure des formes de privilèges incompatibles avec l’égal respect de la liberté de chacun. Il plaide au contraire en faveur d’une « politique de l’indifférence » radicale. L’État n’a pas à se préoccuper des préférences de chacun, qu’elles soient d’origine culturelle ou non. Il n’a pas non plus à promouvoir l’autonomie individuelle au sein des minorités culturelles, car cela revient à imposer une conception du bien à des individus qui ne la partagent pas (Kukathas 1992). La seule option valable pour une politique libérale du multiculturalisme réside dans le respect inconditionnel de la liberté d’association, qui consiste à accorder aux individus le droit de préserver leurs traditions culturelles même si elles nient les valeurs libérales (circoncision, mariages forcés) et qui laisse à chacun le droit de quitter l’association, sans qu’on ait à se soucier toutefois de la capacité des individus à exercer ce droit (Kukathas 2003).

d 2) La critique libérale égalitarienne

Dans Culture and Equality, Brian Barry rejette la solution libertarienne (Barry 2001). Toute loi pèse nécessairement de façon inégale sur les citoyens, du fait de la diversité de leurs préférences et valeurs personnelles. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être juste à partir du moment où elle exprime la volonté politique des citoyens. Barry condamne avec force le discrédit jeté par les partisans du multiculturalisme sur l’idéal universaliste, hérité des Lumières. En érigeant la pratique de la rule and exemption au rang de modèle politique, afin de mettre en œuvre la « citoyenneté différenciée », ces derniers compromettent le sens de l’égalité des citoyens devant la loi. Le multiculturalisme favorise ainsi le clientélisme politique et ruine les bases de la solidarité civique. Loin de promouvoir une forme supérieure d’égalité, il sert, par bien des aspects, à masquer la formidable régression des mesures de redistribution sociale dans les démocraties libérales depuis les années 1980. Enfin, en renonçant au modèle de la tolérance religieuse et à sa stratégie de privatisation des différences, il recrée les conditions de conflits politiques autour de valeurs inconciliables et semble plus à même d’aggraver les tensions entre groupes culturels que de les apaiser.

f) Les critiques externes de la citoyenneté multiculturelle

f 1) La critique féministe

Dans son article “Is Multiculturalism Bad for Women ?”, Susan Moller Okin reproche aux politiques multiculturalistes de favoriser le maintien de pratiques sexistes, en accordant aux minorités culturelles des droits collectifs qui lèsent surtout les femmes. Rien ne justifie, en effet, qu’une femme soit moins protégée par loi qu’une autre parce qu’elle appartient à une minorité culturelle. Du point de vue des femmes, la perspective de s’assimiler à la culture majoritaire est souvent plus enviable et plus légitime que la protection des cultures minoritaires. De façon plus générale, Okin reproche à la citoyenneté multiculturelle de reproduire les défauts du libéralisme rawlsien, en maintenant une frontière trop rigide entre le public et le privé. De même que Rawls n’affronte pas sérieusement le problème des injustices domestiques dans sa conception de la justice politique, Kymlicka néglige les dangers que sa défense libérale des minorités culturelles fait peser sur l’autonomie des femmes. Selon Okin, la distinction entre « protections externes » et « contraintes internes » ne suffit pas à résoudre le problème, car si elle permet de condamner les formes ouvertes de discrimination sexiste, elle s’avère incapable de contrer le sexisme ordinaire qui est à l’œuvre au sein de la sphère domestique et qui repose essentiellement sur l’intériorisation de cette forme de domination.

f 2) La critique raciale

Certains observateurs ont souligné l’inégale efficacité des politiques multiculturalistes en matière de lutte contre l’exclusion identitaire. Si ces dernières ont favorisé l’intégration des immigrés d’origine européenne, elles semblent avoir échoué dans le cas des minorités visibles, comme le suggèrent les fortes disparités socio-économiques qui continuent de séparer les populations blanches et les populations non-blanches dans la plupart des démocraties libérales. D’après certains critiques (Goldberg 1995), le multiculturalisme ne serait pas à même d’abolir la frontière raciale, car il s’inscrit dans le cadre d’une théorie, le libéralisme politique, qui présuppose la légitimité de l’État démocratique moderne. S’inspirant des pensées marxiste et foucaldienne, ces critiques rejettent un tel présupposé ; elles considèrent au contraire que la vocation essentielle de l’État moderne est de conforter la domination de certains groupes sociaux en s’appuyant sur des processus de normalisation. Le racisme en particulier, en tant que processus d’altérisation radicale, permettrait de justifier l’exclusion, c’est-à-dire la « mort sociale », de certaines catégories d’individus, à une époque où l’État, devenu « bio-pouvoir », a désormais pour fonction de protéger la vie des individus. La nature du mécanisme étatique explique donc l’incapacité du multiculturalisme à combattre efficacement le racisme, puisque ses postulats libéraux l’empêchent de comprendre et de combattre les causes véritables de l’exclusion identitaire. Ainsi, dans des sociétés historiquement dominées par des populations blanches, comme le Canada, l’aménagement de la diversité culturelle n’empêchera pas l’État de racialiser les groupes jugés trop éloignés de la norme dominante et de perpétuer ainsi la ségrégation d’une catégorie de citoyens (Salée 2005).

f 3) La critique épistémologique

De même que John Rawls propose d’appliquer à la philosophie politique le principe de la tolérance, Bhikhu Parekh souhaite lui appliquer le principe du multiculturalisme. Il reproche en effet aux libéraux de forger leur plaidoyer en faveur de la diversité culturelle sans prendre cette dernière au sérieux. Leur propension à analyser les groupes humains à la lumière de la frontière entre les cultures libérales et les cultures non-libérales dénaturent leur compréhension du pluralisme culturel. Une théorie politique véritablement multiculturelle doit au contraire aller plus loin dans l’ouverture aux différentes perspectives que les cultures adoptent sur le problème de la justice politique. Elle doit renoncer à l’idée que le libéralisme, agrémenté de droits culturels, est la seule théorie à offrir une formule suffisamment neutre pour résoudre ce problème.

f 4) La critique républicaine

En France, le rejet généralisé du multiculturalisme s’est fait au nom de la philosophie républicaine et de son modèle d’intégration politique, consacré à travers la fameuse opposition entre « l’universalisme à la française » et le « communautarisme américain ». Comme l’a justement remarqué Justine Lacroix, une telle opposition est symptomatique de l’ignorance des débats sur le multiculturalisme en France et du préjugé hexagonal qui conduit à associer indûment le communautarisme philosophique au multiculturalisme politique. Certains philosophes français s’efforcent toutefois de faire progresser le débat sur ces questions, soit en incitant le républicanisme français à se libéraliser (C. Audard, A. Renaut), soit en explorant les potentialités critiques de la philosophie républicaine (C. Laborde, J.-F. Spitz). Cécile Laborde s’efforce ainsi de repenser les rapports entre républicanisme et identité culturelle en interrogeant le contexte français à la lumières des analyses normatives contemporaines. Sa démarche lui permet de mettre les républicains français comme Alain Finkielkraut face à leurs contradictions : ce dernier, en effet, ne peut pas simultanément condamner la promotion politique des minorités au nom du projet universaliste qu’incarne à ses yeux la culture française et défendre cette dernière au nom de « l’exception culturelle ». Si la culture française a le droit de se défendre face à l’impérialisme culturel américain, les minorités culturelles qui vivent en France peuvent légitimement faire valoir le même droit face à l’assimilationnisme républicain. L’idée multiculturelle n’est donc pas anti-républicaine ; elle peut au contraire être investie de façon originale par cette philosophie politique qui offre une perspective critique sur les concepts centraux du libéralisme politique.

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Mots-clés : Citoyenneté – Discrimination - Droits culturels – Ethnicité - Théories de la justice - Libéraux et communautariens – Minorités – Nationalisme – Racisme – Reconnaissance

Comment citer cet article :

Guérard de Latour, Sophie (2007), « Multiculturalisme », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article90

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 11:07
Dernière modification :  Samedi le 22 décembre 2007 à 08:48

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