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Merleau-Ponty, Maurice

par Jérôme Melançon

La philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) est inséparable de ses prises de position et de sa participation à la vie politique française. Ancré fermement dans la tradition phénoménologique, il voit la philosophie comme devant nous permettre de connaître les possibles dans notre époque, afin de pouvoir choisir et agir, et devant par conséquent informer la politique, tout en lui conservant une marge de manœuvre, sans déterminer ni forcer une position ou une action.

I. Formation politique

Né le 14 mars 1908 à Rochefort-sur-mer en Normandie, il passe son baccalauréat à Paris en 1924, obtenant le prix d’excellence en classe de philosophie. Dès ce premier cours, il se voit comme philosophe, comprenant l’exercice de la philosophie comme une manière concrète de poser des questions sur ce qu’il vit – et déjà, Merleau-Ponty se pose avant tout la question du rapport à autrui. Il est reçu à l’agrégation en 1930, derrière Simone de Beauvoir et Simone Weil, puis, jusqu’en octobre 1931, il effectue son service militaire.

C’est afin de soustraire son catholicisme à toute bigoterie que Merleau-Ponty se rapproche des milieux catholiques de gauche au milieu des années 1930, notamment des Dominicains et d’Esprit, où il signe quelques manifestes politiques. Il commence à étudier Marx au sein du groupe d’études Esprit qui s’occupait particulièrement de l’humanisme de ses premiers écrits. Il assiste également de 1937 à 1939 aux séminaires sur Hegel d’Alexandre Kojève, dont celui-ci voulait d’ailleurs faire un outil de propagande marxiste. Merleau-Ponty refuse d’adhérer au Parti Communiste, troublé par le dogmatisme de ses militants et par les procès de Moscou, et s’éloigne des catholiques jusqu’à ce qu’il rompe avec Esprit suite au congrès de 1937, où Mounier affirme un certain dogmatisme, avant d’abandonner entièrement ses croyances religieuses quelques mois plus tard.

Merleau-Ponty aborda ainsi deux des philosophes les plus importants pour son œuvre à venir à partir de leur lecture, pour Marx, par les catholiques d’Esprit et, pour Hegel, par le marxiste Kojève. Se distançant des catholiques, il se rapproche des trotskistes (notamment de David Rousset), puis pendant la guerre, de communistes (dont Pierre Naville et Pierre Hervé).

Merleau-Ponty fit la guerre comme sous-lieutenant d’infanterie. Une fois démobilisé, il est nommé professeur de philosophie au lycée Carnot, reprend son poste à l’École Normale Supérieure et commence ce qui sera sa résistance à l’Occupation. Dès la rentrée, il constitue un groupe de résistance nommé « Sous la botte » qui compte entre autres les Desanti, S. Debout, F. Cuzin et Y. Picart (les deux derniers mourront pendant la guerre). Lorsque Sartre revient de sa captivité en 1941, il contacte Merleau-Ponty et leurs groupes respectifs fusionnent pour devenir Socialisme et Liberté. Il s’agissait pour le groupe de combattre l’Occupation allemande tout en se distinguant à la fois des communistes ou des socialistes et des gaullistes. Cependant, Socialisme et Liberté ne survit pas à l’entrée en guerre de l’U.R.S.S. et à l’attrait exercé par les groupes communistes. La plupart de ses membres rejoindront les rangs du Parti pendant ou après la guerre.

Le groupe meurt de la sorte lentement, mais ce n’est pas la fin des activités politiques de Merleau-Ponty. Bien entendu, sa thèse demeure son activité principale et il bénéficie de son accès à certains des manuscrits de Husserl, immédiatement avant et après la guerre. Pourtant, il ne se replie aucunement sur ce travail et complète sa formation marxiste par la lecture de Marx, Lénine et Trotski. La Phénoménologie de la perception contient d’ailleurs plusieurs références au marxisme et sa dernière partie peut être lue comme une réponse à Sartre à partir des idées communes à la phénoménologie husserlienne et au marxisme. Dans ses cours même, il désobéit au curriculum et enseigne Marx et Hegel à ses étudiants. Selon K. Whiteside (1988 : 34), il appartient par ailleurs au Front National Universitaire, distribuant probablement des pamphlets au lycée et, pendant la libération de Paris, il se joint à une patrouille armée.

II. Repenser le marxisme

Dès la libération, Merleau-Ponty fonde avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir la revue Les Temps Modernes, dont il est le directeur politique (bien que, par un accord avec Sartre, ce soit de manière anonyme). C’est Merleau-Ponty qui influença le plus la ligne éditoriale des Temps Modernes, décidant des thèmes politiques (par exemple, la guerre en Indochine, le nazisme de Heidegger, la situation en U.R.S.S., ou encore le plan Marshall), du ton à adopter (très différent par exemple de celui de l’hebdomadaire Action, près du PCF, dont les membres étaient des proches de Merleau-Ponty) et des articles à publier. Il y publie lui-même de nombreux textes, dès les premiers numéros : des réflexions sur l’Occupation, sur les rapports du marxisme et de la phénoménologie, ou encore des critiques des politiques des partis au pouvoir (notamment du PCF et de la SFIO, mais aussi des gaullistes).

Les articles « La guerre a eu lieu » et « Pour la vérité » sont de véritables manifestes pour une nouvelle approche de la politique, à la fois inspirée de l’approche phénoménologique et d’un marxisme lu à la lumière du vingtième siècle. Contre l’équivoque et l’épuisement du langage politique, il défend les projets de connaissance et de clarification politique : la tâche des intellectuels est « de faire l’inventaire de ce siècle-ci et des formes ambiguës qu’il nous offre » (Merleau-Ponty, 1996 : 207). La grande leçon de la guerre doit être d’assumer non seulement la vie en société et les actes que nous y posons, mais également le sens qu’ils ont pour chaque autre personne du fait du contexte historique. De la sorte, nous devons comprendre l’histoire comme un mélange de nécessité et de contingence : un sens émerge du fait de nos tentatives de comprendre l’histoire et la politique. C’est ce sens changeant, mais toujours présent, que nous devons trouver au moment de la compréhension et de l’action qu’elle permet – le sens pour autrui vaut autant que le sens pour soi, il est aussi réel et aussi vrai.

Si le marxisme est à continuer, c’est de pair avec le refus du déterminisme historique et avec la conscience de la possibilité de l’échec de chaque action, de l’échec final de l’humanité dans le chaos et la barbarie. Ceci dit, nous ne pouvons échapper au fait qu’à travers toutes nos actions, parce que nous nous associons à d’autres, nous créons aussi de la culture et nous faisons advenir de nouvelles formes dans la vie sociale. Le prolétariat seul est en mesure de mener à une organisation sociale qui ne serait pas que violence, parce qu’il offre déjà le commencement d’une reconnaissance des autres comme humains. Dès lors, la révolution est la seule solution au problème prolétarien, non par nécessité, mais parce que, en 1945 du moins, aucune autre solution ne se présente. Entre-temps, il faut faire voir au patriote que la France est affaiblie et est devenue une puissance de second rang, et rappeler au prolétariat mondial – donc aussi à celui de la France – qu’il n’est un facteur révolutionnaire que s’il se saisit comme mondial, ce qui n’est possible que si les prolétariats existant dans les différents pays se rencontrent et agissent ensemble.

Si Merleau-Ponty ne renonce pas à l’humanisme, à l’établissement de rapports aussi transparents que possible entre les hommes, il a appris de la guerre que les valeurs sont nominales et qu’elles ont besoin d’infrastructures économiques et politiques pour exister. On n’a encore rien fait tant que l’on n’a pas choisi ceux qui porteront nos valeurs avec nous dans l’histoire, dira-t-il en commentant Machiavel (Merleau-Ponty, 2001 : 358). Si nous ne pouvons pas avoir l’assurance que l’État dépérira ou que les relations politiques ou sociales ne deviendront qu’humaines, nous savons qu’il faut combattre les tyrannies de l’antisémitisme et du fascisme, et chercher la vérité effective.

Conscient de sa divergence avec la doctrine du Parti, Merleau-Ponty présente néanmoins sa position comme orthodoxe au sein du marxisme. Avant tout, pour lui, la tâche est celle de la connaissance : sans elle, ni le jugement, ni l’action ne sont possibles. Surtout, il ne faut pas penser que seuls les prolétaires puissent comprendre l’histoire. Bien au contraire, nos opinions touchent juste, qui que nous soyons, tant qu’elles portent sur les conséquences des actions qui nous affectent – car en politique, la seule réalité d’un individu se trouve dans ses actions, celle d’une action réside dans ses conséquences, et l’opinion que les autres ont de nous rejoint ce que nous sommes aussi justement que l’opinion que nous portons sur nous-mêmes.

III. Le problème de la violence

Merleau-Ponty continua ces mêmes réflexions dans une série d’articles publiés dans Les Temps Modernes en 1946 et 1947 sous le titre « Le Yogi et le Prolétaire » et d’abord présentée comme une réponse fortement critique à A. Koestler. Ces textes qui deviendront le livre Humanisme et Terreur n’ont pas pour sujet les procès de Moscou, comme le prétend une lecture commune : ils n’en sont qu’un des thèmes et servent à plutôt illustrer les problèmes que pose l’exercice de la violence à l’humanisme. Merleau-Ponty étudie dans ce cadre Lénine et Trotski, mais s’il traite de leurs textes, c’est en tant qu’ils témoignent du même humanisme que celui du jeune Marx, et c’est toujours en relation avec leurs paroles et leurs actions en tant que politiques – qui démentent dans une large mesure leurs principes.

Le marxisme, suggère Merleau-Ponty, permet de dépasser les oppositions entre objectivité et subjectivité, entre nécessité et contingence, entre révolution et individu, ou encore entre fins et moyens. Si la reconnaissance du prolétaire par le prolétaire permet de dépasser ces oppositions, c’est que ce dépassement est le propre de toute relation humaine, le prolétariat se trouvant dans une situation privilégiée du fait de son travail. Il sera donc question en politique de la reconnaissance de l’homme par l’homme. Il n’y a rien d’autre que les vues humaines et toute vérité naît de la praxis interhumaine.

À travers sa critique du capitalisme et du libéralisme et son examen des procès de Moscou, Merleau-Ponty critique toute politique dans ce qu’elle contient d’oppression et d’exploitation et en ce qu’elle n’assume pas plus sa violence que son humanité. Ce n’est pas tant de justifier ou de rejeter les procès qu’il s’agit – Merleau-Ponty indique clairement que ce sont des actes politiques et non pas des procès au sens juridique –, mais bien de voir ce que ces événements nous disent sur toute politique. Cacher la violence, dans les procès ou dans les colonies, c’est l’institutionnaliser et la légitimer ; au contraire, l’assumer, c’est se donner une chance de la dépasser. Ce qui menace toute civilisation, c’est de tuer quelqu’un pour ses idées en se le cachant. Seule la création par la violence et la recherche de la vérité permettent d’aboutir à autre chose que la violence. La politique stalinienne doit donc être sévèrement critiquée, mais dans la même mesure que le libéralisme.

Au-delà de la violence, il y a une terreur propre à l’histoire qui émane de sa contingence. Nous sommes responsables des conséquences non désirées de nos actes comme si nous les avions voulues ; notre vérité apparaît aux autres comme arbitraire ; viser l’action, c’est faire violence aux faits présents et autant à ceux qui les défendent que ceux qui y voient une autre vérité ; et le premier critère en politique, c’est la réussite. Et certes, sans réussite, il n’y pas de politique légitime possible – mais la réussite à elle seule ne suffit ni à rendre légitime une politique, ni à prouver qu’elle fût la seule possible.

Pourtant, nous ne sommes pas seuls et toutes nos mises en perspectives dépendent de celles des autres et de notre enracinement dans le monde et dans l’histoire. Ce qui importe, ce n’est pas la violence, qui est inévitable, mais son sens – c’est que les autres perspectives soient prises en considération, parce que ce sont elles qui donnent son sens à la nôtre. L’humanisme du marxisme vient de sa théorie du sens de l’histoire tel que porté par le prolétariat. Toute action, qui doit être un compromis, doit viser à élever le niveau de sa conscience et la violence exercée contre les faits et les hommes doit forcer l’histoire en ce même sens.

Certes, nous devons juger des régimes politiques ; mais nous devons le faire à l’aune des autres régimes en place et en comparant leurs principes et leurs actes. Comme il le faisait dans « Pour la vérité », Merleau-Ponty conclut Humanisme et terreur avec le constat de la nécessité d’une politique attentiste. Il refuse le néo-communisme, à savoir la doctrine en cours en U.R.S.S. et dans le Parti Communiste français, et affirme que plus il en connaît à propos de l’U.R.S.S., plus il lui est difficile de la comprendre selon des critères marxistes. Il doute donc déjà de la possibilité d’une société sans classes en U.R.S.S., puisqu’il ne lui reste plus pour avancer que la volonté de ses chefs. Avant tout, conclut-il, il faut éviter la guerre et refuser de choisir entre le communisme et le capitalisme – refuser toute mystification et toute propagande et refuser de s’engager dans la confusion. La paix est la seule chance des prolétaires, et avec eux de l’humanité, et tout doit être fait pour la préserver, sans pour autant adopter une position pacifiste et refuser la guerre à tout prix. Il ne faut pas acculer l’U.R.S.S. au mur et la mettre dans une position où elle choisirait la guerre plutôt que le dialogue. Ainsi, tant que l’U.R.S.S. ne démontre pas de volonté de guerre, il faut tâcher de la comprendre et surtout, il faut la considérer comme une autre perspective politique sur le monde et la respecter en tant que telle.

IV. Ruptures et continuités

Merleau-Ponty prît au sérieux la tâche d’une connaissance du présent et le critère du maintien d’une attitude de sympathie à l’égard de l’U.R.S.S. : de 1947 à 1951, il continua à s’informer de la vie sociale en U.R.S.S. et des politiques qui y étaient menées. Ainsi, dans ses interventions à la radio, dans Les Temps Modernes et à des colloques internationaux, il se fit de plus en plus critique de l’U.R.S.S. Il ne s’agit pas de socialisme, dit-il d’abord ; puis, affirma-t-il à propos de Lukács, la liberté de critique, l’une des exigences marxistes que partage Merleau-Ponty, est inexistante chez les communistes ; enfin, en 1952, il ne subsiste selon lui aucun lien entre le communisme du PCUS ou du PCF et le marxisme. Et entretemps survint une grande rupture, qu’il garda silencieuse jusqu’en 1955 mais qui remonte au début de la guerre de Corée. L’U.R.S.S., en n’intervenant pas pour empêcher les actions de la Corée du Nord, a démontré pour Merleau-Ponty que si elle ne veut pas explicitement la guerre ni ne la poursuit ouvertement, elle ne fera rien pour l’empêcher si elle sert ses intérêts. Du coup, elle devient une puissance impérialiste comme les autres, sans privilège aucun.

Au moment même où Merleau-Ponty abandonna ses dernières sympathies pour les communistes et avec elles, son engagement marxiste, il entra en conflit avec Jean-Paul Sartre sur l’attitude à adopter en tant que personne. De longues conversations sont évoquées par tous deux, portant autant sur le marxisme que sur la philosophie de l’existence. Leur amitié en fut si fatiguée qu’il devint difficile pour eux de continuer à partager les responsabilités de la revue. Suite à la guerre de Corée, Merleau-Ponty désira garder le silence, puisque désormais, c’était la force brute qui déciderait, sourde aux appels des intellectuels, aveugle à toute raison. Ainsi, entre 1950 et 1952, la revue se dirigea d’elle-même, les articles soumis accusant la sympathie affichée de la revue mais jamais ouvertement démentie à l’égard des communistes.

À l’opposé, depuis l’échec du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, qu’il avait créé avec David Rousset et Gérald Rosenthal et auquel Merleau-Ponty s’était joint sans pourtant s’y investir, préférant alors s’occuper des Temps Modernes, Sartre avait repris du service à la revue et s’était rapproché des communistes du PCF. À tel point qu’à la suite de l’arrestation sur des motifs au mieux douteux du secrétaire général du PCF, Jacques Duclos, Sartre écrit un long article qu’il publia dans Les Temps Modernes en plusieurs parties, « Les Communistes et la paix », qui contredit implicitement sur plusieurs points les idées de Merleau-Ponty et qui prit à part l’ancien élève et proche collaborateur de ce dernier, Claude Lefort. Après ces frictions, il suffit d’un désaccord couplé à une série de courtes absences de Paris des deux directeurs pour faire exploser l’affaire. Merleau-Ponty démissionna de son poste à la revue en 1952.

Il ne se retrouva pas pour autant marginalisé du champ intellectuel français : déjà, il avait été élu à la chaire de philosophie du Collège de France. Les Aventures de la dialectique furent rédigées dans le but d’expliciter les raisons philosophiques de sa rupture avec le marxisme – à savoir les raisons pour lesquelles le marxisme, et non seulement l’appui à l’U.R.S.S., doit être abandonné. Les chapitres sur Weber et Lukács, qui constituent l’apport positif du livre, sont en partie tirés du cours de 1953 intitulé « Matériaux pour une philosophie de l’histoire ». Weber, suggère-t-il, propose la première conception du libéralisme comme tâche, ce qui en fait un libéral à part et qui peut servir de modèle à une nouvelle conception de la liberté, contre le capitalisme. Lukács, l’ayant lui aussi étudié, fut mené à réconcilier les contraires que Weber tenait ensemble héroïquement, faisant passer la dialectique dans les faits. Les bolcheviks, au contraire, poussèrent à bout ces mêmes antithèses que le marxisme devait dépasser (avant tout, la vérité et la violence, l’objectivité et la subjectivité dans l’histoire) – et il en va de même chez Sartre. Ensemble, ils ont mené à une liquidation de la dialectique révolutionnaire, que Merleau-Ponty tente d’accomplir afin de pouvoir à nouveau comprendre l’histoire dialectiquement.

Or, si politiquement il y a bel et bien rupture, ce premier cours sur la dialectique est en continuité avec une série de cours sur l’expression, le langage et la littérature. D’ailleurs, Les Aventures de la dialectique est le premier livre publié par Merleau-Ponty depuis sa leçon inaugurale au Collège de France et dont l’un des thèmes majeurs (aux côtés de l’expression et de la tâche de la philosophie) était la philosophie de l’histoire, telle qu’elle peut être comprise non seulement après Hegel et Marx, mais aussi après la linguistique saussurienne.

Ce n’est pas que la philosophie de l’histoire qui est alors à repenser pour Merleau-Ponty, mais toute la philosophie. À cette fin, le marxisme doit être vu comme une philosophie, sans privilège autre que ce qu’il permet de comprendre. Il entreprit une refonte des concepts philosophiques qui deviendront centraux à sa pensée en s’appuyant sur son étude du langage et de l’expression dans le rapport à autrui qu’il continuait depuis la Phénoménologie de la perception. Cette étude avait d’ailleurs abouti à un livre inachevé, La prose du monde, ainsi qu’à ses premiers cours au Collège de France à propos de la parole.

À cet égard, Les Aventures de la dialectique traitent de concepts déjà importants et d’autres qui le deviendront sous peu. D’abord, l’un des cours de 1954-1955 porte sur L’institution dans l’histoire personnelle et publique. Comme son titre l’indique, le concept d’institution, qui reprend le concept husserlien de Stiftung et qui a pour moments ce que Merleau-Ponty a déjà étudié sous les termes de fondation et de sédimentation ou de langage parlant et de langage parlé, relie l’histoire de l’individu à l’histoire des autres et de la collectivité. Il s’agit d’abandonner définitivement la philosophie de la conscience pour tâcher de comprendre ce que fait le sujet, et comment il le fait toujours avec d’autres, en tant que nous travaillons tous les mêmes objets. Nous reprenons sans cesse des institutions, des matrices symboliques, des manières de vivre les événements déjà instituées et signifiantes, disponibles à nous, pour les ré-instituer, les faire nôtres. Nous les trouvons en nous et nous nous trouvons en elles, comme nous trouvons autrui en nous, et nous agissons en reprenant des rôles et des possibilités définies avant nous, qui nous déterminent autant que nous les déterminons à notre tour.

Ensuite, les cours de 1955-1956 portent sur la dialectique, d’une part en tant que concept dans l’histoire de la philosophie de Zénon à Marx, et d’autre part en ce qui concerne le développement de sa propre pensée de la dialectique en tant que dialectique, une pensée qui comme le mouvement même de l’existence ne s’arrête jamais, où il n’y a aucune synthèse finale. Cette dialectique est retrouvée à partir de l’exercice de la pensée et à partir de l’existence humaine, où la phénoménologie ouvre à l’ontologie. Il n’y a plus de contradiction ni d’opposition, mais un mouvement, une réciprocité féconde des contraires. À l’idée d’institution, de travail infini de reprise de l’œuvre et de l’action des autres et de soi, indistinctement, répond l’idée d’hyperdialectique, de dialectique sans synthèse. À travers ces deux concepts, Merleau-Ponty peut penser ensemble universalité et particularité, objectivité et subjectivité, et c’est l’histoire et l’ontologie (de part et d’autre, mais également dans une certaine mesure dans les deux concepts) et avec elles, la politique, qui seront repensées, menant au projet radical du livre Le Visible et l’Invisible.

V. Une nouvelle gauche acommuniste

La pratique phénoménologique de Merleau-Ponty a pour tâche de comprendre le monde et donc la politique, et également de présenter les possibles pour l’action. À cet égard, c’est à l’individu qu’il revient de faire ses choix au sein de la contingence et à partir de la connaissance limitée qu’il peut avoir de sa situation. La nouvelle compréhension que Merleau-Ponty développe de la politique française et mondiale des années 1950 lui montre à la fois l’impossibilité de la révolution (et celle même de la souhaiter) et la nécessité d’une nouvelle pensée de gauche acommuniste.

Merleau-Ponty n’a pas développé que de manière programmatique ce que serait cette nouvelle gauche : en effet, de nombreux articles en ont étoffé certaines lignes. Déjà l’épilogue aux Aventures de la dialectique parle de refuser la misère et l’exploitation partout où elles sont, en U.R.S.S. comme en France, et de supporter notre liberté sans jamais l’échanger, de critiquer le capitalisme en réexposant entièrement sa critique par le marxisme. Si cette philosophie de l’histoire est à rejeter, oppose-t-il au Merleau-Ponty d’Humanisme et terreur, nous ne pouvons éviter d’avoir une philosophie de l’histoire, et nous devons la repenser. Le combat de Merleau-Ponty passe alors sur un nouveau plan : il s’agira de montrer que l’alternative entre communisme et anticommunisme n’est pas indépassable, que la critique de l’un exige la critique de l’autre. Il faut sortir de l’esprit de la tactique pour être indépendant, pour développer son point de vue, voir les faits et mettre fin à la paralysie politique.

Si les documents à cet effet sont plutôt épars, nous savons pourtant que Merleau-Ponty prit part à certains groupes autour de Pierre Mendès France. Il siège d’abord au Comité d’Action Démocratique, fondé au sein du Parti radical avant d’en être exclu avec son fondateur, et ensuite à l’Union des Forces Démocratiques, avec cinq autres intellectuels, mais aussi avec les figures les plus en vue de la gauche non communiste de l’époque, dont Mendès France et Mitterrand. De 1954 à 1956, il publie régulièrement dans L’Express, où en sa qualité de professeur au Collège de France il répond aux questions des lecteurs sur la situation politique. Il s’associe par la suite aux Cahiers de la République, créés en 1956 par Mendès France et qui sont alors le laboratoire de la nouvelle gauche.

Toujours attentif au développement des sciences humaines, il cite désormais les travaux en sociologie et en économie d’Alfred Sauvy, qui ouvrent une critique de l’appropriation privée, ou encore s’inspire des ouvrages Race et histoire de son ami Claude Lévi-Strauss et Le Tiers-Monde de Georges Balandier pour continuer et étendre la critique du colonialisme amorcée dès la création des Temps Modernes et en faire une partie de la critique du capitalisme. Ce sont là ses nouvelles références – encore une fois, les sciences sociales lui ouvrent la voie de la connaissance de son temps. C’est surtout contre le colonialisme qu’il se prononce, alors qu’il voyage en Afrique et qu’il continue son projet philosophique d’une nouvelle ontologie, dont les bases ont été annoncées dans sa philosophie de l’histoire.

Si Merleau-Ponty se prononce sans équivoque contre la torture, il refuse toute position morale en politique : un tel refus est personnel, il ne permet pas de formuler une politique. Il ne faut pas non plus reporter l’idéologie révolutionnaire sur les pays colonisés. Dans sa critique de l’attitude de la gauche non communiste à l’égard du colonialisme, c’est sa philosophie de l’histoire et de la politique qu’il continue sur le terrain de l’actualité : la situation des pays colonisés contient de forts possibles, sans qu’aucun d’entre eux ne soit nécessaire. De même, les critiques traditionnelles du colonialisme doivent être revues. Avant tout, le problème est celui du développement, et non de la révolution – et puisque le colonialisme n’est plus ce qu’il était et que des Européens se trouvent toujours dans les pays colonisés, bien qu’en petits nombres (leur action montrant d’ailleurs que l’exploitation n’est plus le premier problème), ils peuvent soit continuer la politique de répression qui a fait faillite, soit contribuer au développement socio-économique et à l’expression politique de ces pays. Il faut laisser de côté l’idéologie et la critique de l’exploitation colonialiste afin de voir les problèmes qui sont désormais les plus importants et d’apercevoir ce que la France pourrait faire dans l’histoire. La rencontre de l’Europe avec les pays colonisés s’est faite dans le sang et la haine, conclut-il ; cependant la relation, puisqu’elle subsistera sous une forme ou une autre peu importe les développements politiques, n’a pas à continuer dans ce sens.

VI. Conclusion

L’un des derniers textes de Merleau-Ponty est sa préface au recueil Signes, qui fut publié en 1960 et qui reprend des articles de philosophie et de politique remontant à 1947. L’entrelacement de la philosophie et de la politique en est un des thèmes centraux, à travers le problème d’une pensée philosophique de la politique et de la difficulté de maintenir le fil qui les relie sans abandonner ce qui leur est propre. En philosophie comme en politique, il ne saurait y avoir de réponse courte et succincte, parce que l’histoire ne permet pas qu’une pensée ou qu’un événement soient vrais ou faux. En 1960, ce qui est d’abord nécessaire pour la gauche, c’est de comprendre Marx comme un philosophe, de lui refuser toute priorité, mais de refuser aussi de l’abandonner. Être marxiste, suggère Merleau-Ponty, a aussi peu à voir avec Marx qu’être cartésien a à voir avec Descartes – et tient tout son sens du temps présent.

Contre le marxisme, Merleau-Ponty rappelle qu’il est impossible de réduire une philosophie à ses circonstances politiques, comme une politique ne s’explique pas que par la pensée qui la sous-tend. La philosophie, comme la politique, est située dans le temps et dans l’espace et elle possède ses propres responsabilités et sa propre action, à distance, sur l’histoire. À partir de cette position, il lui faut revenir au contact des autres au sein du monde, à la parole qui nous unit à eux, à la mesure de visible et d’invisible qui fait notre relation à eux – relation qui est politique, mais qui n’est pas que politique. C’est dans ce tissu où nous sommes liés aux autres, et seulement si nous maintenons une « virtu sans aucune résignation » (Merleau-Ponty, 2001 : 61) devant le mal et l’adversité qui y naissent, que nous trouverons une chance de bonheur et de vérité.

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Liens : Communisme - Dialectique - Histoire - Institutions - Marx, Karl - Nouvelle gauche - Phénoménologie - Sartre, Jean-Paul - Socialisme - Violence - Weber, Max.

Comment citer cet article :

Mélançon, Jérôme (2007), « Merleau-Ponty, Maurice », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article87

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 11:07
Dernière modification :  Samedi le 22 décembre 2007 à 14:46

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