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Discrimination statistique

par Marc Rüegger

Le modèle de la discrimination statistique

La notion de « discrimination statistique » fait référence aux comportements motivés par le constat qu’une caractéristique x facilement identifiable des individus composant un groupe donné est positivement mais imparfaitement corrélée avec une caractéristique y difficilement identifiable et considérée comme dommageable à la réalisation d’une finalité sociale ou personnelle légitime. La discrimination statistique se produit lorsque l’information nécessaire à une prise de décision fondée sur la caractéristique y n’est pas disponible ou que les coûts liés à son obtention dépassent les coûts et les risques associés à une prise de décision fondée sur l’information incomplète à laquelle la caractéristique x donne accès. L’agent discriminateur préfèrerait différencier les individus sur la base de la caractéristique y qui l’intéresse réellement. Toutefois, en raison des difficultés d’identification de y, il utilise la caractéristique x comme un indice se suppléant à l’objet distant inconnaissable ou difficile d’accès, même si cela le conduit à traiter, injustement dans certains cas, tous les individus présentant la caractéristique x comme s’ils possédaient la caractéristique y. La discrimination statistique a été mise en évidence par des économistes soucieux de parvenir à une explication de la persistance des discriminations sur le marché du travail (Phelps, 1972 ; Plassard, 1989). Supposons par exemple qu’un employeur ait constaté un taux d’absentéisme plus important au sein d’une catégorie de salariés définie sur la base du genre, de l’âge, de l’origine ethnique ou de l’apparence physique. Il aura alors une incitation à désavantager les candidatures des personnes présentant cette propriété facilement identifiable, même s’il a conscience qu’en jugeant les individus en fonction de leur appartenance à une catégorie statistique, ses décisions individuelles d’embauche pourront s’avérer erronées. La discrimination statistique apparaît ainsi comme un élément d’un problème de filtrage survenant dans une situation d’incertitude et d’information imparfaite. À ce titre, elle ne présuppose pas l’existence d’une animosité de la part de l’agent discriminateur. Elle n’en demeure pas moins une pratique discriminatoire à l’égard de certains individus, en l’occurrence ceux qui, bien qu’ils ne présentent pas eux-mêmes le trait associé au groupe auquel ils appartiennent, sont néanmoins désavantagés en raison de leur appartenance à celui-ci. Outre les pratiques d’embauche, un autre exemple permet d’illustrer le phénomène de la discrimination statistique. Les statistiques de la criminalité aux États-Unis indiquent que certaines catégories de la population sont surreprésentées parmi les auteurs de la plupart des crimes et délits. En 2005, par exemple, 90 % des auteurs de meurtres étaient des hommes, 64 % avaient moins de trente ans et 52,6 % appartenaient à la population noire, bien que celle-ci ne représente que 12,5 % de la population (Voir Crime in the United States 2005, Expanded Homicide Data Table 3). Être homme, jeune et noir constituent donc trois caractéristiques visibles et facilement identifiables signalant, parmi quantité d’autres indicateurs, une probabilité sensiblement plus élevée de commettre certains crimes et délits (ainsi d’ailleurs qu’une vulnérabilité beaucoup plus grande d’en être les victimes). Quel usage la police est-elle habilitée à faire de ces données statistiques ? Doit-elle faire abstraction de l’ensemble de ces informations ou peut-elle au contraire recourir au « profilage racial » en exerçant une vigilance sélective en fonction de l’identité ethnique ou raciale des individus ? (sur cette dernière notion, voir Sabbagh, 2002 ainsi que Risse & Zeckhauser, 2003) Ne doit-elle pas plutôt ne retenir que certains indicateurs – le genre et l’âge, par exemple – et faire abstraction de l’appartenance ethnique ou raciale supposée ?

Enjeux normatifs de la discrimination statistique

Répondre à ces questions implique que l’on s’interroge sur le statut normatif de la discrimination statistique. La difficulté vient de ce que cette forme de discrimination correspond, par définition, à un mode de sélection qui n’est motivé par aucune préférence discriminatoire portant sur les caractéristiques visibles des individus qu’elle prend pour cibles et qui n’utilise ces caractéristiques qu’en raison de leur valeur prédictive pour l’identification d’autres caractéristiques légitimes. La croyance de l’agent discriminateur que les individus du groupe discriminé présentent en moyenne une probabilité plus forte de posséder la caractéristique dévalorisée est donc censée être fondée d’un point de vue empirique. De plus, la généralisation qui est à la base du phénomène discriminatoire résulte davantage de l’incertitude que d’une conviction. Elle exprime l’incapacité à différencier, parmi tous les individus qui composent le groupe discriminé, ceux qui possèdent la caractéristique recherchée de ceux qui ne la possèdent pas, non de la conviction que tous la possèdent. La notion de discrimination statistique pose donc un défi à la compréhension habituelle des fondements de notre opposition aux pratiques discriminatoires. En effet, on considère fréquemment que les discriminations sont inacceptables en raison de l’animosité dont elles procèdent et du caractère arbitraire des distinctions sur la base desquelles elles opèrent. Or, le mécanisme de la discrimination statistique semble échapper par définition à ces deux accusations. On pourrait toutefois soutenir que la pertinence des inférences statistiques sur lesquelles elle se fonde ne suffit pas encore à soustraire la discrimination statistique à l’accusation d’arbitraire. Une première façon d’articuler cette idée consiste à affirmer que la discrimination statistique est arbitraire parce que les personnes devraient toujours être traitées sur la base de leurs qualités individuelles et jamais en fonction de leur appartenance à un groupe. Le problème de cette affirmation est qu’une grande variété de situations nous conduisent à formuler des jugements et à prendre des décisions qui concernent tous les membres d’une classe en vertu de ce qui n’est vrai que de certains d’entre eux. Le mécanisme de l’assurance privée, par exemple, fonctionne selon cette logique (d’autres exemples sont analysés par Schauer, 2003). Faire de la généralisation la propriété moralement pertinente de la condamnation de la discrimination ne semble donc pas permettre de distinguer les formes les plus manifestes de discrimination des nombreuses situations dans lesquelles un individu est considéré comme un élément d’une catégorie statistique non dénuée de pertinence (Rüegger, 2003). Une seconde façon de chercher à établir le caractère arbitraire de la discrimination statistique consiste à soutenir que c’est moins les opérations de catégorisation et de généralisation en tant que telles – c’est-à-dire le fait de juger un individu en fonction de son appartenance à un groupe quel qu’il soit – qui seraient problématiques que le fait d’opérer cette génération sur la base de certaines caractéristiques particulières – par exemple l’appartenance ethnique ou raciale d’une personne. Cette stratégie peut notamment accorder une attention particulière au fait que les comportements discriminatoires s’inscrivent dans des relations de subordination entre les groupes et viennent conforter des préjugés socialement répandus contre certaines catégories de personnes (Rüegger, 2007). Concernant le premier point, le désavantage cumulatif provoqué par l’utilisation répétée de l’appartenance à un groupe comme substitut d’une autre caractéristique peut procurer une raison indépendante de désapprouver les décisions fondées sur l’appartenance à ce groupe, quelle que soit l’honnêteté du processus au moyen duquel ces décisions sont prises et quelle que soit la légitimité des finalités personnelles ou sociales poursuivies. Il est en outre certainement approprié, sur le plan moral et politique, de s’interroger sur les raisons pour lesquelles une caractéristique à première vue si peu pertinente que la couleur de peau d’une personne en est venu, aux États-Unis, à constituer un indicateur significatif de son niveau de criminalité. L’hypothèse la plus vraisemblable est que cette corrélation est elle-même l’une des multiples conséquences des discriminations passées et présentes exercées à l’encontre de la population noire. Or, la nature de cette explication pourrait, du moins jusqu’à un certain point, condamner les formes de discrimination statistique qui prennent appui sur cette corrélation. Concernant le second point, il convient de garder à l’esprit que la différence entre la discrimination statistique et les formes de discrimination motivées par une animosité à l’encontre des membres de certains groupes, pour claire qu’elle puisse être en théorie, peut s’avérer difficile, voire impossible, à tracer et à maintenir en pratique. C’est notamment le cas lorsque des préjugés et des stéréotypes sont par ailleurs répandus au sein de la société. De nombreuses réactions émotionnelles et préventions cognitives plus ou moins inconscientes peuvent infecter une décision censée s’appuyer sur une généralisation pertinente. Elles peuvent se traduire par une sélectivité dans l’utilisation de certains critères, par l’appréciation déraisonnable de leur signification, voire par l’invention de corrélations inexistantes. Dans un contexte de pratiques policières marqué par le racisme de certains agents et par le harcèlement à l’encontre de certaines minorités, par exemple, le refus de tenir compte de l’identité ethnique ou raciale des individus – même dans les cas où elle aurait pu s’avérer pertinente – peut constituer la seule réponse appropriée.

Conclusion

La notion de discrimination statistique permet d’enrichir notre compréhension des phénomènes discriminatoires. Elle montre que la lutte contre les discriminations ne saurait se réduire à un combat contre l’irrationalité, le préjugé et l’animosité. Ces caractéristiques ne sont nécessaires ni à l’identification des phénomènes discriminatoires ni à la désapprobation morale qui y est attachée.

Bibliographie

BOWIE, N., 1994. « Statistical Discrimination and Public Policy », dans Richard Hull (dir.), A Quarter Century of Value Inquiry : Presidential Addresses before the American Society for Value Inquiry, Amsterdam : Rodopi, p. 205-220.

MAITZEN, S., 1991. « The Ethics of Statistical Discrimination », Social Theory & Practice, 17 (1) : 23-45.

PHELPS, E., 1972. « The Statistical Theory of Racism and Sexism », American Economic Review, 62 (4) : 659-661.

PLASSARD, J.-M., 1989. « Discrimination statistique et marché du travail », Recherches économiques de Louvain, 55 (2) : 177-202.

RISSE, M. et ZECKHAUSER, R., 2004. « Racial Profiling », Philosophy & Public Affairs, 32 (2) : 131-170. Pour une version antérieure, voir : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm ?abstract_id=392381

RÜEGGER, M., 2003, « Discrimination statistique, généralisation et racisme », Carnets de bord, n° 6 : 5-18.

RÜEGGER, M., 2007. « La discrimination statistique entre pertinence et arbitraire », Revue de philosophie économique, n° 15, à paraître.

SABBAGH, D., 2002. « Vers une relégitimation du “profilage ethno-racial” ? », Critique internationale, n° 14 : 33-38.

SCHAUER, F., 2003. Profiles, Probabilities, and Stereotypes, Cambridge (MA) : Harvard University Press.

SUNSTEIN, C., 1991. « Why Markets Don’t Stop Discrimination », Social Philosophy & Policy, 8 (2) : 22-37 ; repr. dans Free Markets and Social Justice, New-York : Oxford University Press, 1997, p. 151-166.

Liens : DiscriminationsDiscrimination par l’âge - Égalité - Ethnie - Incertitude - Racisme

Comment citer cet article :

Rüegger, Marc (2007), « Discrimination statistique », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article44

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Mercredi le 20 juin 2007 à 13:41
Dernière modification :  Jeudi le 5 juillet 2007 à 04:51

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