DicoPo
Dictionnaire de théorie politique

Accueil du site > Notices > R > Rand, Ayn

Rand, Ayn

par Sébastien Caré

Plaisante renommée qu’un océan borne ! Véritable idole d’un côté de l’Atlantique, figure presque anonyme de l’autre, Ayn Rand (1905-1982) exemplifie, peut-être davantage qu’aucun autre penseur, ce pastiche du mot de Pascal. Romancière à succès (auteur de Atlas Shrugged, le « deuxième livre le plus influent pour les Américains aujourd’hui », juste après la Bible, selon une étude conduite en 1991 par la Library of Congress), philosophe influente inventrice d’une doctrine baptisée l’objectivisme, et gourou d’un cercle d’adeptes remuants (ayant compté dans ses rangs Alan Greenspan, le célèbre gouverneur de la Réserve fédérale américaine), Ayn Rand est en France rarement traduite, et ne compte guère d’admirateurs parmi la classe intellectuelle.

Il est vrai que le sectarisme de la romancière, l’usage intempestif de formules de prime abord puériles telles que « A est A » ou « Vérifie tes prémisses » ressassées inlassablement jusque dans ses romans, ainsi que l’inculture parfois préoccupante manifestée à l’endroit de ses prédécesseurs et contemporains, inspirent au commentateur profane les plus grandes réserves à l’égard de l’œuvre philosophique de Ayn Rand. Avare de reconnaissances de dettes pourtant si souvent manifestes, la romancière d’origine russe qui s’improvisa philosophe ne recommandait à ses disciples que trois références, qu’elle désignait par « les trois A » : Aristote, saint Thomas d’Aquin, et… Ayn Rand. De cette culture lacunaire, conjuguée à un sectarisme comminatoire, on n’augurerait guère une œuvre de qualité. L’influence de Rand sur les intellectuels libertariens les plus brillants nous invite pourtant à une certaine indulgence. Bien que piètre exégète, Rand fait souvent montre d’une sagacité rare et d’une pénétration intimidante. Son intelligence manifeste fait qu’elle eût pu figurer au panthéon des philosophes du XXe siècle, si elle avait su moucher sa fatuité, pris la peine de lire attentivement les autres postulants, et témoigné une plus grande honnêteté intellectuelle en reconnaissant les dettes contractées ci et là au détour de trop rares lectures.

Bien qu’il comporte de nombreuses erreurs exégétiques, nous nous contenterons cependant de présenter le système randien en muselant, autant que faire se pourra, l’histoire de la philosophie qu’il ambitionne de conclure. La feuille de route du système objectiviste s’articule autour de quatre thèses logiquement emboîtées, et présentées en ces termes par Rand : « 1. Métaphysique : la Réalité Objective. 2. Epistémologie : la Raison. 3. Ethique : l’Intérêt personnel. 4. Politique : Capitalisme. Traduit en langage simple, cela donnerait : 1. "Pour commander à la Nature, il faut lui obéir." 2. "Vous ne pouvez pas manger votre gâteau et le conserver en même temps." 3. "L’homme est une fin en soi." 4. "Donnez-moi la liberté ou la mort." » (Rand, 1962, p.3) Nous concentrerons notre étude sur les deux dernières thèses, éthique et politique.

I. La morale randienne : une éthique de la vertu égoïste

Les approches libertariennes s’attachent en général à définir le cadre social le plus juste, et laissent de côté la question des comportements moraux individuels. Elles s’en tiennent ainsi à ce que Rawls appelle « la structure de base de la société », leur objectif étant moins de définir les règles morales des conduites individuelles, que de trouver le moyen le plus juste de les coordonner. En définitive, le libertarianisme s’interrompt au seuil de la morale individuelle. Rand n’observe pas cette retenue en renversant complètement la perspective des autres libertariens. La priorité pour la romancière est à l’inverse de définir une éthique de la vertu individuelle d’égoïsme, pour ensuite déterminer le cadre social capitaliste qui la cultivera au mieux.

1/ La vertu d’égoïsme

La philosophie éthique de Rand part d’une interrogation liminaire sur la nature des valeurs humaines, dont elle propose une définition téléologique : « une "valeur" est ce pour quoi l’on entreprend une action pour acquérir et (ou) conserver quelque chose » (Rand, 1993, p. 27). Rand établit que la fin ultime consiste en la préservation de la vie. Chaque organisme vivant a en effet une nature qui détermine les conditions nécessaires à sa survie. Or, poursuit Rand, « le fait qu’une entité vivante est détermine ce qu’elle devrait faire » (Rand, 1993, p. 32). Il en résulte que le maintien de la vie constitue pour chaque être vivant non seulement sa fin ultime, mais aussi la norme à l’aune de laquelle son comportement pourra être évalué : « La vie d’un organisme est sa norme d’évaluation : ce qui la favorise est bon, ce qui la menace est mauvais. » (Rand, 1993, p. 31) Les hommes ont ainsi besoin d’un système de valeurs dans la mesure où leur survie n’est pas assurée par une réponse automatique à leur environnement, mais par des choix rationnels leur permettant d’évaluer ce qui convient à leur préservation. Autrement dit, c’est parce que l’homme est capable de faire des choix qu’il a recours à un code moral. Il est à ce titre davantage un être moral qu’un animal rationnel : « On a dit de l’homme qu’il était un animal rationnel ; mais la rationalité est une question de choix. […] C’est par choix que l’homme doit être homme ; c’est par choix qu’il doit considérer sa vie comme une valeur ; c’est par choix qu’il doit apprendre à la conserver ; et c’est par choix aussi qu’il doit découvrir les valeurs et mettre en pratique les vertus que la vie nécessite. Un code de valeurs accepté par choix est un code moral. » (Rand, 1992, p. 927) L’éthique est ainsi pour Rand « une nécessité objective et métaphysique de la survie de l’homme » (Rand, 1993, p. 50-51).

Rand poursuit son cheminement en présentant les valeurs les plus conformes à la nature de l’homme, autrement dit les plus favorables à sa survie, puis en dévoilant les vertus permettant à l’homme de suivre ces valeurs à travers ses actions. « Les trois valeurs cardinales de l’éthique objectiviste sont la raison, l’intentionnalité [purpose] et l’estime de soi. Ces trois valeurs sont, ensemble, à la fois le moyen de réaliser et la réalisation de cette valeur ultime qu’est notre propre vie. Leurs vertus correspondantes sont la rationalité, la productivité et la fierté. » (Rand, 1993, p. 58) L’articulation chez Rand entre valeurs et vertus se présente ainsi : « Une valeur est ce pour quoi l’on entreprend une action pour acquérir et (ou) conserver quelque chose. Une vertu est l’action par laquelle on l’acquiert et (ou) la conserve. » (Rand, 1993, p. 59) Bien qu’elle distingue différentes vertus et qu’elle les analyse parfois séparément, Rand reste fidèle à l’éthos de l’antiquité classique en concevant qu’elles forment ensemble un tout indissociable. Chaque vertu interagit sur les autres pour former ensemble une Vertu unique, la vertu d’égoïsme. La raison est ainsi la source du travail productif, lequel inspire de la fierté à celui qui l’accomplit. Rand ne met donc pas les trois vertus cardinales qu’elle présente sur un même pied d’égalité. La rationalité occupe en effet un rang privilégié : « La rationalité est la vertu fondamentale de l’homme, la source de toutes ses autres vertus. » (Rand, 1993, p. 59) Cette assertion répond à la logique de dérivation de l’être au devoir-être. La nature spécifique de l’homme est d’être rationnel et capable de choix. Par conséquent, pour accomplir sa véritable nature, et ainsi assurer au mieux sa survie, l’homme doit moralement faire l’usage de sa raison. Bref, l’homme doit devenir ce qu’il est, et obéir à ce qui le détermine, à savoir sa raison. « Pour tout organisme conscient, pour toute conscience vivante, la connaissance est le moyen de survie, et chaque "est" implique un "doit". » (Rand, 1993, p. 49) Rand met la nature à l’impératif et plaide pour une éthique profondément rationnelle, exaltant la lucidité de l’agent moral et sa capacité à juger aussi bien les valeurs que les actions permettant de les accomplir.

La deuxième vertu cardinale présentée par Rand apparaît comme une conséquence de la vertu de rationalité. Rand définit cette vertu de productivité comme « la reconnaissance du fait que le travail productif est le processus par lequel l’esprit de l’homme entretient sa vie, le processus qui libère l’homme de la nécessité de s’adapter à son environnement, comme le font les animaux, et lui donne le pouvoir d’adapter son environnement à lui-même » (Rand, 1993, p. 63). Le travail productif constitue ainsi l’expression matérielle de la rationalité. Il n’implique pas nécessairement chez Rand la production de biens de consommation. Un intellectuel peut se révéler aussi productif qu’un homme d’affaire, et ce même si sa production n’est pas aussi largement appréciée. Il suffit en fait d’utiliser convenablement sa raison pour être productif aux yeux de Rand. A l’instar d’Aristote, et contre Platon, Rand estime ainsi que ce « n’est pas le degré d’habilité d’un homme ni la portée de son travail qui est éthiquement pertinent ici, mais le fait qu’il utilise ou non son esprit de la manière la plus complète et la plus réfléchie possible » (Rand, 1993, p. 64).

Enfin, Rand ajoute une troisième vertu, la fierté, qu’elle présente comme la conséquence psychologique du travail productif. « La vertu de la fierté est la reconnaissance du fait que de la même manière que l’homme doit produire les biens matériels dont il a besoin pour se maintenir en vie, il doit acquérir les qualités de caractère qui rendent sa vie digne d’être maintenue ; c’est-à-dire que de la même façon que l’homme est un self-made-man dans le domaine matériel, il est un self-made-man dans le domaine spirituel. » (Rand, 1993, p. 64) La fierté s’entend ainsi chez Rand comme l’acte par lequel se gagne le respect de soi. Rand estime que celui qui est fier de lui-même ne compromet jamais ses valeurs ni ne prétend avoir plus que ce qu’il a obtenu. Nous gagnons ce respect de nous-mêmes pour Rand dès lors que nous reconnaissons que nos accomplissements sont le résultat de nos propres choix dans le but d’accomplir notre plus grande potentialité. Cette troisième vertu est ainsi inconcevable sans les deux premières. Elle est pour Rand une sorte d’« ambition morale » (Rand, 1993, p. 64).

En résumé, lorsque l’homme mobilise son esprit en vue d’accomplir au mieux tout ce que sa nature contient de potentialités, il est rationnel. Lorsqu’il applique sa pensée à l’accomplissement de valeurs matérielles, il est productif. Lorsqu’il bénéficie de ses efforts rationnels, il devient égoïste. Cette vertu égoïste signifie donc qu’un individu doit pouvoir jouir des fruits de son labeur pour être fier de lui, et ainsi faisant s’accomplir en tant qu’homme. Priver un homme des bénéfices de son travail productif revient à le dépouiller de tout accès potentiel à la fierté, à le nier en tant qu’homme, à le sacrifier. « La perfection morale s’accomplit en refusant de jouer le rôle d’un animal sacrificiel et en refusant toute doctrine qui prêche l’auto-immolation comme une vertu ou un devoir moral. » (Rand, 1993, p. 65) Vouloir faire porter à l’individu le rôle d’un animal sacrificiel repose selon Rand sur la supposition que l’accroissement du bonheur d’un individu contribue nécessairement à diminuer celui d’un autre. « Le cannibalisme moral de toutes les doctrines hédonistes et altruistes tient dans la prémisse que le bonheur d’un homme nécessite le malheur d’un autre. » (Rand, 1993, p. 76) La devise suivante martelée par John Galt dans Atlas Shrugged ramasse ainsi la substance de l’éthique égoïste randienne : « Je jure, sur ma vie et sur mon amour pour elle, que je ne vivrai jamais dans l’intérêt de quelqu’un d’autre, ni ne demanderai à quelqu’un d’autre de vivre dans le mien. » (Rand, 1992, p. 979) C’est précisément en cela que consiste une vie vertueuse individuelle chez Rand. Il reste à présenter les conditions sociales les plus favorables à un tel accomplissement.

2/ Un capitalisme radical

La condition nécessaire à l’accomplissement de l’individu en société consiste selon Rand dans le respect de droits naturels absolus. Seule l’existence de tels droits assure la transition entre la morale individuelle et la justice sociale. « Le concept de "droits" est un concept moral – le concept qui assure une transition logique entre les principes guidant les actions des individus et les principes régulant leurs relations avec les autres – le concept qui préserve et protège la moralité individuelle dans un contexte sociale – le lien entre le code moral d’un homme et le code légal d’une société, entre l’éthique et la politique. Les droits individuels sont un moyen de subordonner la société à la loi morale. » (Rand, 1967, p. 320) Nous sommes ici dans le fond assez proche de la position éthique aristotélicienne selon laquelle les lois offrent la possibilité à chaque homme qui y est soumis de vivre moralement au-dessus de ses moyens. Rand se montre toutefois souvent ambiguë sur ce point. Elle présente successivement les droits naturels qu’elle défend comme un moyen pour les hommes de s’accomplir au mieux, puis comme de simples conditions n’entravant pas le cheminement moral des individus et leur laissant la possibilité de vivre vertueusement. Dans le premier cas, et conformément à la pensée aristotélicienne, les droits encouragent les hommes à vivre vertueusement : ils sont « normatifs ». Dans le second, ils n’existent que pour que les hommes ne soient pas empêchés de vivre vertueusement : ils sont « méta-normatifs » (Den Uyl & Rasmussen, 1984, p. 63-80).

Constatant que « les droits ne peuvent être violés que par l’usage de la force » (Rand, 1967, p. 19), Rand pose comme principe politique préalable l’interdiction d’initier la force physique. « Le principe politique fondamental de l’éthique objectiviste est : aucun homme ne peut prendre l’initiative de recourir à la force physique contre les autres. » (Rand, 1993, p. 84) Rand entend à nouveau déduire ce principe, de même que l’ensemble des droits qui en découle, d’une compréhension liminaire de la nature humaine : « La source des droits est la nature de l’homme. » (Rand, 1967, p. 322) La nature l’ayant doté d’un libre arbitre, l’homme doit pour s’accomplir être laissé libre de vivre comme il l’entend et ainsi ne subir l’ingérence coercitive de personne. Il n’y a en effet d’actions morales que de volontaires et choisies. Dès lors qu’une action est forcée, elle perd sa dimension éthique et ne peut être celle d’un homme vertueux. Ce passage du discours de John Galt illustre parfaitement ce point : « Interposer la menace d’une destruction physique entre un homme et sa perception de la réalité revient à nier et paralyser son moyen de survie ; le forcer à agir contre son propre jugement, c’est comme le forcer à agir contre lui-même. Quelles que soient l’intention et l’ampleur de son acte, quiconque initie l’usage de la force est un tueur agissant sous la conduite de la mort d’une manière encore plus large qu’un meurtrier : il détruit la capacité d’un homme à vivre […] La force et l’esprit sont antithétiques : la moralité disparaît lorsqu’une arme se pointe. » (Rand, 1992, p. 936) La force physique a ainsi chez Rand une incidence cognitive et morale. Elle empêche ceux qu’elle soumet de faire un usage naturel de leur raison et, partant, de vivre moralement selon leur nature.

L’ensemble des droits naturels défendus par Rand va découler du principe de non-agression. A leur sommet, Rand hisse un droit dont elle estime qu’il est le seul fondamental et qu’elle appelle un « droit à la vie ». Ce droit, Rand le définit comme « la liberté de prendre toutes les actions requises par la nature d’un être rationnel pour la conservation, le développement, l’accomplissement et la jouissance de sa propre vie » (Rand, 1993, p. 138-139). Tous les droits ne sont, pour Rand, que « des conséquences ou des corollaires » (Rand, 1993, p. 138) de ce droit à la vie. Aussi Rand ne voit-elle aucune différence entre le droit de propriété et le droit à la vie. On ne peut selon elle abstraire ce dernier de sa manifestation matérielle : « Le droit à la vie est la source de tous les droits, et le droit de propriété est le seul moyen qui en permette la réalisation. Sans droits de propriété, aucun droit n’est possible. » (Rand, 1993, p. 140) Pour sa préservation, mais aussi pour disposer des motifs de la fierté que l’éthique randienne enseigne d’observer, l’individu doit pouvoir conserver le produit de son travail. Rand condamne ainsi la prolifération délétère de nouveaux supposés droits tel que le droit au logement, à la nourriture ou au travail : « De même que dans le domaine matériel le pillage de la richesse d’un pays est accompli en ayant recours à l’inflation de la monnaie – de même aujourd’hui, on est témoin de l’application du processus inflationniste dans le domaine des droits. » (Rand, 1993, p. 144-145) Ces droits sociaux sont pour Rand profondément illégitimes au motif que personne ne peut disposer d’un droit sur un bien ou un service qu’il ne s’est pas lui-même approprié : « Emplois, nourritures, vêtements, loisirs ( !), foyers, soins médicaux, éducation, etc., ne poussent pas dans la nature. Ce sont des biens et des services produits par lui. Qui les lui procurera ? […] Tout prétendu "droit" d’un homme, qui nécessite la violation de celui d’un autre, n’est pas et ne peut pas être un droit. » (Rand, 1993, p. 147) Tout droit créance mettrait en esclavage ceux dont il exige des devoirs : « L’homme qui produit alors que d’autres disposent du fruit de son effort est un esclave. » (Rand, 1993, p. 140) Seule une société libre fondée sur un système capitaliste garantit le droit à la vie, et peut ainsi offrir aux individus un environnement favorable à leur accomplissement.

La défense randienne du capitalisme doit ainsi être distinguée de l’utilitarisme d’ordinaire convoqué. Rand multiplie les attaques contre les perspectives utilitaristes, dont elle conteste moins les apports théoriques que la prétention à fournir un critère éthique. « La justification morale du capitalisme ne repose pas sur la prétention altruiste consistant à dire qu’il représente le meilleur moyen d’accomplir "le bien commun". Il est vrai que le capitalisme peut être considéré comme un tel moyen – si toutefois l’expression avait un sens – mais il ne s’agit que d’une conséquence secondaire. » (Rand, 1967, p. 20) Si Rand reconnaît, avec les libéraux utilitaristes, que le capitalisme est le système le plus efficient qui soit, elle refuse de considérer que cela suffit à le justifier. Le capitalisme n’est pas seulement désirable parce qu’il accroît les richesses, il est aussi, et plus essentiellement, le seul système social qui soit juste dans la mesure où il respecte la nature humaine et offre aux individus l’opportunité d’être vertueux : « La justification morale du capitalisme repose sur le fait qu’il est le seul système conforme à la nature rationnelle de l’homme. » (Rand, 1967, p. 20) Le capitalisme favorise ainsi considérablement l’accès des hommes à la vertu, puisqu’il « exige le meilleur (le plus rationnel) de chaque homme et le récompense en conséquence » (Rand, 1967, p. 25). Un système collectiviste empêche à l’inverse les hommes de devenir vertueux dans la mesure où il les conduit à renoncer à leur propriété et à sacrifier leurs propres valeurs au sauvetage des plus démunis.

On peut ainsi, à l’instar de Tara Smith (Smith, 2006), interpréter l’approche randienne comme une éthique de la vertu. Rand considère en effet que l’éthique a pour tâche de présenter la manière dont les individus doivent s’accomplir pour parvenir au bonheur. Elle part ainsi d’une définition de la vertu individuelle pour ensuite déterminer ses conditions de possibilité à l’échelle de la société. Son souci premier est moins la justice pour elle-même que les conditions de justice les plus favorables à l’accomplissement individuel des hommes en société. De là sa thèse selon laquelle « l’accomplissement de son propre bonheur est le plus haut but moral de l’homme » (Rand, 1993, p. 66). Le bonheur émerge selon Rand de l’exercice de la vertu. De même que « la logique est l’art de l’identification non contradictoire » (Rand, 1992, p. 930), le bonheur est chez elle « un état de joie non contradictoire » (Rand, 1992, p. 935). L’approche randienne présente en outre une similitude avec les éthiques de la vertu dans la méthode qu’elle emploie pour décrire en quoi consiste une vie bonne. Chez Aristote, les individus doivent en effet guider leur conduite et apprendre ce qu’est une vie bonne et réussie à partir de l’observation du comportement d’un agent vertueux exemplaire. Chez Rand, ce sont les personnages de ses romans qui remplissent le rôle d’agents vertueux. Voici ce que Rand écrit pour définir la fonction du héros de la Source vive, l’un de ses personnages les plus emblématiques, et des plus édifiants : « Beaucoup de lecteurs de la Source vive m’ont dit que le personnage de Howard Roark les aidait à prendre une décision lorsqu’ils étaient confrontés à un dilemme moral. Ils se demandaient : "Que ferait Roark dans cette situation ?" — et, bien avant que leur esprit ait eu le temps d’identifier l’application de tous les principes complexes impliqués, l’image de Roark leur donnait la réponse […] Telle est la fonction psycho-épistémologique d’un idéal humain personnifié (concrétisé). » (Rand, 1969, p. 25-26) Le personnage de Howard Roark représente encore aujourd’hui pour beaucoup l’homme idéal, et dispense des réflexes tenant lieu de jugements réfléchis. Les personnages randiens manifestent en outre une grandeur d’âme qui n’est pas sans rappeler le portrait du Magnanime dressé par Aristote au livre IV de l’Ethique à Nicomaque. Indépendants, le magnanime, Howard Roark et John Galt, trouvent en eux-mêmes ce qui est nécessaire à leur bonheur. Ils s’estiment à leur juste valeur – qu’ils ont grande !, n’acceptent qu’avec condescendance ce qui leur est dû, méprisent les nombreuses injustices dont ils sont les victimes, et savent rester impassibles devant les vicissitudes de la fortune.

II. La politique randienne : D’un Etat minimal à une communauté d’hommes vertueux

L’utopie randienne se présente sur deux étages. Au premier, Rand s’en tient à une description convenue d’une structure étatique très formelle au fond assez proche de l’Etat minimal nozickéen, c’est-à-dire réduite à la seule fonction régalienne de sécurité. Au second, Rand se montre autrement audacieuse que le philosophe américain en présentant, sous une forme littéraire, une conception substantielle de son utopie, dépeinte comme une communauté d’hommes vertueux.

1/ L’utopie formelle : Un Etat minimal

Pour justifier, contre les anarcho-capitalistes, l’existence de l’Etat, Rand commence par rappeler son principe politique liminaire selon lequel toute initiative de la violence doit être interdite en société, et en conclut qu’une société libre doit prévoir une protection organisée contre la force afin que les droits individuels soient respectés. Cette protection doit obéir à deux autres principes. Premièrement, Rand affirme que « l’usage de la force physique, même s’il s’agit de représailles, ne peut pas être laissé à la discrétion des citoyens » (Rand, 1967, p. 331). Deuxièmement, Rand ajoute qu’un tel usage « nécessite des règles objectives définissant les preuves qui établissent qu’un crime a bien été commis, et par qui, ainsi que des règles objectives définissant les peines et leurs procédures d’exécution » (Rand, 1967, p. 331). Au terme de son raisonnement, Rand estime avoir justifié moralement l’existence d’un Etat : « Si la force physique doit être bannie des relations sociales, les hommes ont besoin d’une institution chargée de protéger leurs droits selon un code objectif de règles. Tel est le rôle du gouvernement – d’un gouvernement convenable – sa fonction fondamentale, sa seule justification morale, et la raison pour laquelle les hommes en ont besoin. » (Rand, 1967, p. 331) Rand souscrirait volontiers à la définition wébérienne d’un Etat, mais ajouterait que la violence dont l’institution a le monopole n’est juste que pour autant qu’elle s’exerce dans les limites que lui impose un code de règles « objectif ». Elle ajoute ce faisant à la neutralité de la définition wébérienne une dimension éthique limitant fortement le champ dans lequel pourra s’appliquer la violence étatique : « Un gouvernement est le moyen de placer l’usage de la force physique en vue de représailles sous un contrôle objectif , c’est-à-dire sous le respect de lois objectivement définies. » (Rand, 1967, p. 331)

Il s’ensuit que l’Etat est chez Rand réduit à la portion congrue. « Les fonctions propres à un gouvernement se regroupent dans trois catégories générales, chacune impliquant les problèmes de la force physique et de la protection des droits individuels : la police, afin de protéger les hommes des criminels ; l’armée, pour protéger les hommes d’envahisseurs étrangers – et les cours de justices, pour régler les disputes entre les hommes selon des lois objectives. » (Rand, 1967, p. 334) Tout gouvernement qui s’arrogerait une fonction ne correspondant à aucune de ces fonctions serait pour Rand illégitime car il serait alors amené à violer les droits individuels qu’il a pour tâche de protéger. Cela signifie que, aux yeux de Rand, aucun des gouvernements existants ne peut être considéré comme étant tout à fait moralement légitime. Rand estime cependant que certains Etats, comme son pays adoption, sont plus légitimes que d’autres, par exemple les pays communistes marqués par l’existence d’un parti unique, la censure et l’expropriation.

Rand fait montre d’une plus grande originalité sur la question du financement de l’Etat. Elle s’oppose à l’idée d’un impôt obligatoire, qui n’est pour elle qu’une forme d’esclavage, et soutient qu’il est possible que l’Etat soit financé volontairement. « Dans une société totalement libre, l’impôt […] serait volontaire. Puisqu’il est démontrable que les services légitimes d’un gouvernement – la police, les forces armées, les tribunaux judiciaires – sont nécessaires pour les citoyens et qu’ils servent leurs intérêts directement, les mêmes citoyens consentiraient (et devraient consentir) à payer pour de tels services, pour les mêmes raisons qu’ils paient pour des assurances. » (Rand, 1993, p. 178) Le fait que l’Etat légitime réponde effectivement à des besoins réels chez ses ressortissants conduira ceux-ci à financer ses services volontairement. Rand propose même que les plus riches paient pour les plus démunis, sans que cela ne signifie que les premiers se sacrifient aux seconds. « Le coût d’un tel financement serait automatiquement proportionnel à l’activité économique d’un individu ; ceux dont les revenus sont les plus modestes […] en seraient virtuellement exempts, bien qu’ils profiteraient quand même des avantages de la protection légale offerte par les forces armées, la police et les cours de justice à l’égard des offenses criminelles. Ces avantages peuvent être considérés comme une gratification profitant aux hommes économiquement moins habiles, gratification rendue possible grâce à ceux qui le sont plus, sans aucun sacrifice de ceux-ci à ceux-là. » (Rand, 1993, p. 187-188) Rand s’empresse toutefois d’ajouter que ce financement volontaire par les mieux lotis ne peut concerner que les fonctions propres à un Etat légitime, et ne saurait se muer en une forme de redistribution de la richesse, que Rand définit comme un vol et une violation inacceptable du droit de propriété. « Mais, dans une société libre, sous un système de financement volontaire du gouvernement, il n’y aurait pas d’échappatoires ou de possibilités légales permettant une "redistribution de la richesse", l’assistance non méritée de certains hommes par le travail forcé et l’extorsion du revenu des autres. » (Rand, 1993, p. 190)

L’utopie formelle randienne consiste ainsi en une structure étatique dont le rôle est cantonné à la seule protection d’individus le finançant volontairement. On trouve cependant dans les romans de Rand une description plus précise de la société qu’elle souhaiterait faire advenir et qu’il s’agit maintenant de présenter.

2/ L’utopie substantielle : Une communauté d’hommes vertueux

L’utopie présentée par Rand dans Atlas Shrugged prend place dans une vallée des Rocky Mountains du Colorado. Dissimulée derrière un écran holographique, elle constitue une sorte de refuge pour ses occupants. Les forces vives des Etats-Unis, lasses de devoir sacrifier leur bourse et leurs valeurs aux caprices des impotents, y prennent ensemble congé d’une civilisation corrompue. Le cortège de ces singuliers grévistes est constitué des hommes les plus vertueux et les plus aptes, qui préfèrent unir leurs talents entre semblables plutôt que de les dévoyer en en faisant profiter les parasites qui peuplent la société. Chacun des membres de la communauté y exerce d’abord un métier nécessitant des talents qu’il n’avait pas loisir de cultiver dans la société. Le plus grand des philosophes fait par exemple la cuisine, pendant qu’un puissant capitaine d’industrie s’exerce à la cordonnerie. Bien entendu, chacun excelle dans ses nouvelles activités. Cette volonté de prêter à ses héros des talents aussi bien intellectuels que manuels traduit naïvement l’ambition de Rand de transcender la dichotomie théorie/pratique. L’homme vertueux est chez Rand un homme total, qui sait et qui sait faire. Ces activités manuelles ne constituent néanmoins pas l’occupation exclusive, ni même principale, des membres de la communauté randienne. Chacun y entretient aussi ses aptitudes initiales. Le philosophe écrit un traité de morale (objectiviste), le musicien compose son cinquième concertos (à l’honneur de Galt), le juge rédige un traité de philosophie du droit (objectiviste), et les divers entrepreneurs inventent des méthodes (objectivistes) afin d’augmenter la productivité de leurs industries respectives. La science occupe ainsi une place prépondérante et ses progrès, en augmentant la productivité, permettent à chacun de gagner plus en travaillant moins.

Aucune organisation étatique ne régit les relations entre les différents participants de la communauté : « Nous ne sommes pas un Etat ici, ni même une société d’aucune sorte – nous sommes simplement une association volontaire d’hommes liés entre eux par leur seul intérêt personnel. » (Rand, 1992, p. 686) Si aucune loi n’existe ainsi dans la communauté, ses principaux membres partagent néanmoins un ensemble de valeurs et d’habitudes. « Nous n’avons aucune loi dans cette vallée, aucune règles, et aucune organisation d’aucun type. Nous sommes venus ici pour nous reposer. Mais nous avons certaines habitudes, que nous observons tous. » (Rand, 1992, p. 655) Plus loin, Galt révèle la nature de ces habitudes : « nous n’acceptons que les valeurs objectives » (Rand, 1992, p. 667). La philosophe s’invite, comme à son habitude, dans son roman. Les valeurs objectives dont il est ici question sont celles que nous avons décrites précédemment, à savoir la raison, l’intentionnalité et l’estime de soi. La prédominance de ces valeurs au sein de la communauté rend inutile la présence d’un Etat.

La question se pose de savoir si la communauté décrite dans Atlas Shrugged correspond bien à la vision idéale randienne d’une société objectiviste. Beaucoup d’éléments nous invitent de prime abord à répondre par la négative. L’utopie n’a pas tout d’abord la stabilité d’ordinaire dévolue aux constructions imaginaires du même type. Ses membres ne s’y rassemblent qu’un mois dans l’année, et finissent par rejoindre la civilisation au terme du roman. Cela indique clairement que pour Rand, le modèle communautaire décrit ne saurait constituer un substitut satisfaisant à la société. Il est par ailleurs à noter que l’organisation de la communauté ne répond que partiellement au modèle capitaliste tant glorifié par Rand. Les membres ne possèdent pas le terrain qu’ils occupent, mais en louent la concession à un seul propriétaire, à la mode seigneuriale, ou georgiste. Aucun d’eux ne cherche en outre à conquérir des marchés, mais chacun se contente d’augmenter la productivité de son activité pour disposer de davantage de temps. Personne ne cherche à dégager des profits, mais seulement à bénéficier du temps que chacun s’est lui-même épargné.

« Galt’s Gulch » remplirait-il alors la fonction répulsive d’une dystopie ? Le fait que les individus qui s’y trouvent soient parmi les meilleurs et y partagent les « valeurs objectivistes » interdit de répondre ici par l’affirmative. S’il est une dystopie dans Atlas Shrugged, elle se trouve dans la description apocalyptique offerte par Rand de la société livrée au sort des parasites impotents, privée de ses meilleurs éléments et dénuée de « valeurs objectivistes ». Si « Galt’s Gulch » ne représente pas un modèle idéal, son effroyable vis-à-vis constitue un réel repoussoir. Le modèle social idéal pour Rand n’est que l’horizon du roman. Il advient lorsque les hommes vertueux regagnent la société et imposent à tous, après la démonstration de l’effet mortifère de leur absence, les valeurs objectivistes ; lorsque ces dernières, cultivées en serre à l’écart de la civilisation, s’y trouvent enfin récoltées à l’air libre dans la société.

La lecture d’Atlas Shrugged suggère ainsi que la société idéale randienne ne consiste nullement en une coexistence d’individus atomisés. Chaque individu s’y trouve en effet intégré dans une sorte d’harmonie sociale. Rand se refuse à dépouiller l’homme de ses déterminations et de ses appartenances sociales. Le philosophe d’Atlas Shrugged l’affirme haut et fort : « L’homme est un être social. » (Rand, 1992, p. 686) Beaucoup de commentateurs objectivistes ont ainsi souligné cette dimension sociale que Rand prend soin de conférer à chaque vie individuelle (Branden, 1983, p. 143 ; Den Uyl, 1973, p. 7 ; Machan, in Den Uyl & Rasmussen, 1984, p. 214). Antony Flew risque une comparaison audacieuse en prétendant que, « comme Marx », Rand croit « que la nature et la condition humaines sont telles qu’une utopie sans conflit est possible » (Flew, in Den Uyl & Rasmussen, 1984, p. 191-192).

Cette absence de conflit s’éprouve dans la communauté décrite dans Atlas Shrugged, et est rendue possible par le fait que chacun y partage les mêmes valeurs objectives. « Il n’y a aucun conflit, aucun appel au sacrifice, ni aucun homme qui constitue une menace aux buts d’autrui, si les hommes comprennent que la réalité est un absolu que l’on ne peut falsifier, que les mensonges ne marchent pas, que ce qui n’est pas gagné ne peut être obtenu, que ce qui n’est pas mérité ne peut être donné. » (Rand, 1992, p. 732) Entre individus rationnels, Rand considère qu’aucun conflit n’est alors possible. Mais qu’en est-il dans le contexte d’une société où les individus irrationnels sont encore présents ? Comment par exemple prévenir les conflits qui menacent d’éclater entre la communauté vertueuse et les parasites lorsque ceux-là auront rejoint la société ? Rand considère qu’il faut faire que les individus rationnels puissent éviter ceux qui ne le sont pas : il faut instaurer un Etat minimal garantissant un minimum de valeurs objectives et empêchant que les hommes vertueux se trouvent à la merci des plus mal lotis. En présence d’un Etat fort, « aucune poursuite des intérêts n’est possible pour personne ; rien n’est possible, sinon une destruction général et graduelle » (Rand, 1964, p. 56).

On comprend ainsi que l’utopie présentée dans Atlas Shrugged ne réponde pas intégralement aux canons capitalistes randiens. Les hommes y étant tous rationnels, il n’est nul besoin de leur permettre de s’éviter. Le fait qu’ils partagent des valeurs objectives suffit à empêcher les conflits entre eux, et rend en quelque sorte superflue l’institution d’un Etat minimal. Où l’on distingue plus clairement entre les deux types d’utopie proposés par Rand. Dans sa description formelle d’un Etat minimal, Rand s’en tient à un modèle superficiel de société susceptible d’être appliqué au contexte – réaliste – où les individus ne seraient pas tous rationnels. On pourrait alors parler d’une utopie formelle réaliste. Mais, à travers ses romans, Rand propose aussi une utopie substantielle idéale, correspondant à une communauté d’hommes vertueux partageant les mêmes valeurs objectives. L’utopie substantielle réalisée rendrait ici inutile l’utopie formelle réaliste. Mais l’utopie substantielle étant irréalisable à l’échelle d’une société, les deux modèles se renforcent réciproquement. Une communauté d’hommes vertueux, que Rand pensait constituer avec ses adeptes, est nécessaire à l’élaboration et à la diffusion des idées conduisant à l’émergence d’un Etat minimal, lequel permettra à son tour d’élargir la communauté d’hommes vertueux en garantissant le respect de ses valeurs.

Il est à noter qu’on retrouve une ambivalence similaire chez le principal inspirateur de Rand. Aristote, au livre IV des Politiques, opère une distinction entre d’un côté, « le gouvernement des meilleurs absolument selon la vertu » et, de l’autre, un gouvernement « des gens de bien dans une perspective particulière » (Aristote, 1993, IV, 7, 1293a, p. 301-302) c’est-à-dire qui ne sont tels que dans le cadre particulier de leur constitution. Le premier gouvernement qui, selon Aristote, mérite seul le titre d’aristocratie, est assez proche de l’utopie substantielle décrite par Ayn Rand dans Atlas Shrugged, où la conduite vertueuse de ses occupants ne doit rien aux dispositions constitutionnelles qui l’encadrent. La vertu des habitants de Galt’s Gulch est ainsi antérieure à leur rassemblement ; elle n’est pas la conséquence d’une organisation étatique, bonne et stimulante. Il est alors tout à fait intéressant de remarquer que le modèle qu’Aristote décrit dans les livres VII et VIII dits idéalistes des Politiques, où la vertu des citoyens est postulée comme une condition préalable, fût-elle idéale, est aussi celui d’une petite communauté autarcique d’hommes vertueux. Rand et Aristote sont ainsi l’un et l’autre conduits, en partant de circonstances idéales où la vertu serait partagée par tous, à décrire un même type de société, aristocratique et coupée du reste du monde. Mais ni l’un, ni l’autre, ne se contente de considérer des conditions aussi avantageuses. Aristote, comme Rand, concède à la réalité que de telles conditions n’existent pas, et que, au lieu de postuler vainement une vertu chez les individus dont il s’agit de penser le vivre-ensemble, il convient de présenter les conditions institutionnelles réalistes propres à conduire ces derniers vers le chemin d’une vie vertueuse. C’est pourquoi Aristote pose souvent, à côtés de cette excellence éthico-politique que satisfait pleinement l’aristocratie dans des conditions idéales, une excellence proprement politique et réalisable à partir de conditions existantes. Pierre Pellegrin souligne très justement ce point en distinguant deux normes, éthique et politique : « Si les citoyens sont excellents en tant qu’individus, assurément leur association politique sera excellente selon ce que nous pourrions appeler une norme éthique. Mais une association politique peut être excellente selon une autre norme, proprement politique. » (Pellegrin, in Aristote, 1993, p. 54) Il y a aussi chez Rand cette exigence d’une norme politique, dont la satisfaction est autrement réaliste que celle de la norme d’excellence éthique qu’accomplissent, dans la fiction, les héros de Atlas Shrugged.

La société libre véritable pour Rand correspond ainsi moins à une association volontaire d’individus (utopie formelle réaliste), qu’à une communauté de valeurs (utopie substantielle idéale). Rand emprunte alternativement à l’orthodoxie libérale et aux thèses communautariennes contemporaines, sans toutefois les articuler dans une vision cohérente. Son utopie formelle réaliste s’accorde volontiers avec l’idéologie libérale pour dire que les intérêts de l’individu ne peuvent jamais être sacrifiés à ceux de la collectivité. Mais en même temps, son utopie substantielle va plus loin en rendant ce principe premier superflu dès lors que se réalise, dans une communauté de valeurs, l’absence de conflits entre les hommes. Pour paraphraser Madison, on peut dire que si tous les hommes étaient randiens, ils n’auraient pas besoin de gouvernement. Ce second versant de la philosophie politique de Rand lui valut les plus grandes critiques de la part des libertariens qui y virent une forme de totalitarisme. Bien qu’il lui sache gré d’avoir contribué à la diffusion de la pensée libertarienne, Milton Friedman pense par exemple que la construction utopique de Rand est « génératrice d’intolérance » (Friedman, 1991, p. 17-18). Dans un célèbre brûlot, Murray Rothbard avait déjà dénoncé ce point, accusant Rand de professer « une dépendance de type maître-esclave envers le gourou au nom de l’indépendance, une adoration et une obéissance au chef au nom de l’individualité de chacun et une croyance aveugle dans le gourou au nom de la Raison » (Rothbard, 1972). Le sectarisme du groupe objectiviste, le culte dont la romancière fit l’objet et l’autoritarisme avec lequel elle orientait ses troupiers sont autant d’éléments confortant la thèse selon laquelle l’utopie randienne contiendrait une virtualité totalitaire.

A l’inverse de Nozick, Rand ne s’en tient ainsi pas à la seule justification théorique d’un Etat minimal, mais décrit aussi, par le truchement de ses romans, la nature de la société qui le fera advenir, et en adviendra. On l’a vu, un lien réciproque unit la société objectiviste et l’Etat minimal. Ce dernier n’est en effet possible selon Rand qu’à la condition que les valeurs objectivistes se soient au préalable suffisamment répandues dans la société. Et ces valeurs ne peuvent être cultivées qu’à la condition que l’Etat ne s’immisce pas indûment dans la vie des individus. Bref, les valeurs objectivistes engendrent l’Etat minimal qui les maintient, de même que les valeurs altruistes délétères fécondent l’Etat fort qui les renforce. La fonction romanesque d’Atlas Shrugged consiste ainsi à rompre le cercle vicieux de ce dernier lien réciproque, en offrant la description d’une communauté utopique cultivant les valeurs objectivistes à l’écart temporaire d’une société corruptrice, et à l’abri définitif d’un Etat quasi totalitaire. Rand entendait en outre faire jouer au cercle objectiviste qui l’entourait, ce rôle qu’elle attribue à l’association d’hommes vertueux dans Atlas Shrugged : constituer une sorte de communauté platonicienne des futurs gardiens. L’ancien président de la Banque fédérale américaine, Alan Greenspan, est jusqu’à ce jour le seul à en être revenu pour regagner la caverne du contingent.

Bibliographie

ARISTOTE (384– 322 av. J.-C.). Les Politiques, Paris : Garnier Flammarion, 1993.

BRANDEN, B., 1986. The Passion of Ayn Rand, New York : Doubleday.

BRANDEN, N., 1983. Honoring the Self : Personal Integrity and the Heroic Potentials of Human Nature, Los Angeles : Jeremy P. Partner.

DEN UYL, D., 1973. « The new Republic », in Reason, Special Issue, novembre, p. 6-11.

DEN UYL, D. & RASMUSSEN, D. (eds.), 1984. The Philosophic Thought of Ayn Rand, Urbana and Chicago : University of Illinois Press.

CARÉ, S., 2007. Le mouvement libertarien aux Etats-Unis : Genèse, fondements et usages d’une utopie libérale, thèse pour le doctorat en science politique, Université Rennes 1, 2 volumes

FRIEDMAN, M., 1991. « Say "no" to intolerance », in Liberty, 4 : 6, p. 17-19.

RAND, A., 1996, trad. de 1936. Nous les vivants, Paris : Rive droite.

RAND, A., 1997, trad. de 1943. La Source Vive, Paris, Plon.

RAND A., 1964. The Virtue of Selfishness, New York, New American Library.

RAND, A., 1992, [1957]. Atlas Shrugged, New York, Signet Book.

RAND, A., 1962. « Introducing Objectivism », in Voice of Reason, 17 juin.

RAND, A., 1993, trad. de 1964. La vertu d’égoïsme, Paris : Les Belles Lettres, Laissez-faire.

RAND, A., 1967. Capitalism : The Unknown Ideal, New York : Signet.

RAND, A., 1969. The Romantic Manifesto : A Philosophy of Literature, New York : World.

RAND, A., 1971. The New Left : The Anti-Industrial Revolution, New York : Random House.

RAND, A., 1982. Philosophy : Who Needs It ?, New York : New American Library.

RAND, A, 1990 (seconde édition). Introduction to Objectivist Epistemology, New York : Meridian.

RAND, A., MAYHEW, R. (dir.), 2005. Ayn Rand Answers : The Best of Her Q & A, New York : New American Library.

ROTHBARD, M., 1972. « Sociologie du culte d’Ayn Rand », texte traduit et mis en ligne à : [http://herve.dequengo.free.fr/Rothbard/Sociologie.htm]

SCIABARRA, Ch. M., 1995. Ayn Rand : The Russian Radical, University Park : Pennsylvania State University Press.

SMITH, T., 2006. Ayn Rand’s Normative Ethics : The Virtuous Egoist, Cambridge : Cambridge University Press.

TAYLOR, J. K. (ed.), 1994. Liberty Against Power : Essays by Roy A. Childs, San Francisco : Fox & Wilkes.

Liens : Capitalisme – Libertarianisme – Robert Nozick – Objectivisme – Murray Rothbard

Comment citer cet article :

Caré, Sébastien (2008), « Rand, Ayn », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article108

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Vendredi le 19 septembre 2008 à 06:44
Dernière modification :  Dimanche le 5 octobre 2008 à 12:18

Notices |  Liens |  Collaboration |  Comités |  À propos |  Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé

Conception et réalisation de DicoPo avec SPIP

© 2009, tous droits réservés.