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Démocratie radicale

par Audric Vitiello

La notion de démocratie radicale est récente : elle émerge en théorie politique principalement depuis les années 1980, en particulier à travers l’ouvrage princeps d’E. Laclau et C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy : Towards a Radical Democratic Politics (1985). Reste que cette analyse s’inscrit dans un courant de pensée plus large, où s’élaborent des réévaluations, distinctes mais convergentes sur certains points essentiels, de la démocratie. Elle désigne une conception dynamique de la démocratie, caractérisée par l’accent mis sur deux éléments fondamentaux : la conflictualité et la transversalité, perçues comme les mécanismes constitutifs du politique démocratique. Moins qu’un cadre formel achevé, celui-ci devient un projet substantiel mais ouvert, une dynamique en cours de réalisation : « ce moment de tension, d’ouverture, qui donne au social son caractère essentiellement incomplet et précaire, est ce que tout projet de démocratie radicale devrait chercher à institutionnaliser » (Laclau, Mouffe, 1985, p. 190).

La démocratie radicale est présentée comme une « alternative » à la fois théorique et pratique aux conceptions classiques de la démocratie, et d’abord à la démocratie libérale. Il faut, vis-à-vis de cette dernière, « reconnaître ses forces aussi bien que révéler ses faiblesses », faire le constat de ses imperfections, de sa non-conformité à ses idéaux. A partir de là, il s’agit de relancer la dynamique démocratique : la démocratie radicale est une « radicalisation de la tradition démocratique moderne », qui passe par « l’extension et l’approfondissement de la révolution démocratique » (Mouffe, 1992, p. 1).

La démocratie moderne repose fondamentalement sur l’affirmation de valeurs morales universalistes, sur « l’assertion que tous les êtres humains sont libres et égaux » (Ibidem.). Mais celle-ci ne dit rien quant aux formes concrètes à mettre en place pour la réaliser – d’autant que, précisément parce que ces valeurs sont la liberté et l’égalité, ces formes ne peuvent être prédéfinies mais doivent être reconnues comme légitimes par chacun des individus dont elles encadrent l’existence. Reste que, selon les partisans de la démocratie radicale, radicaliser les principes démocratiques signifie autre chose qu’exiger plus de liberté ou plus d’égalité – dans la mesure où ce « plus » leur paraît supposer une « autre » conception du politique.

Le geste fondamental de la démocratie radicale est la réhabilitation analytique et normative de la dimension conflictuelle de la démocratie : il s’agit de penser un « modèle agonistique de démocratie » (Mouffe, 2000a). De fait, « concevoir la politique comme un processus rationnel de négociation entre des individus revient à nier la dimension du pouvoir et de l’antagonisme – ce que je propose d’appeler le politique » (Mouffe, 1994, p. 150). Loin de se réduire à la formation du consensus entre citoyens, que ce soit par l’intégration à une communauté, par la délibération ou par la composition des intérêts privés, le politique démocratique est d’abord expression du dissensus. Son moteur est la « mésentente » (Rancière, 1995, 1998) autour des principes fondamentaux qui doivent régir le vivre-ensemble, et des formes concrètes que doivent adopter les relations sociales qu’ils innervent.

Une telle perspective s’appuie sur le linguistic turn, déjà à l’origine des conceptions délibératives de la démocratie : « notre problème central est d’identifier les conditions discursives pour l’émergence d’une action collective, dirigée vers la lutte contre les inégalités et la remise en cause des relations de subordinations » (Laclau, Mouffe, 1985, p. 153). Dans cette optique, le conflit démocratique est polémique autour de l’interprétation et lutte pour la réalisation des principes ou valeurs dont la démocratie est porteuse, en tant que « projet inachevé » : la « réalisation de l’égalité et de la liberté pour tous » (Mouffe, 1994, p. 28 et p. 31). Il s’agit là d’une conception à la fois substantielle et dynamique de la démocratie, qui engage un processus non seulement d’égalisation des conditions, comme le soutient l’interprétation tocquevilienne, mais une lutte pour l’émancipation où les sujets réclament, au-delà de l’égalité, la liberté. En s’opposant à la sujétion qui les maintient en tutelle dans l’état de minorité, en exigeant d’être reconnus comme des humains majeurs, capables de définir et de régler leur existence, les acteurs individuels ou collectifs affirment leur subjectivité, ou plutôt réalisent leur « processus de subjectivation » (Rancière, 1998, p. 87).

La mésentente est alors conflit autour de la définition non seulement du contenu, mais aussi des champs d’application et des formes de réalisation des principes de justice devant réguler le vivre-ensemble. La distinction est nette avec la démocratie libérale, à deux niveaux. D’une part, celle-ci est pensée comme une protection de l’indépendance de la sphère privée, lieu où la véritable liberté individuelle doit pouvoir se déployer, alors que la démocratie radicale conçoit l’engagement actif dans la sphère publique comme une dimension constitutive de la condition humaine, essentielle à la construction de la subjectivité et à l’affirmation de la liberté individuelle. D’autre part, la démocratie libérale ambitionne de définir et de réaliser une fois pour toutes les principes de justice adéquats à la société, là où la démocratie radicale affirme que cette définition et cette réalisation restent ouvertes sur une certaine indétermination et doivent s’effectuer au sein même du collectif constitué. Précisément parce qu’il renvoie cette activité définitionnelle à un moment antérieur à la formation du social, dont la « position originelle » de Rawls constitue la meilleure illustration contemporaine, « le libéralisme […] ne peut que s’aveugler sur l’existence du politique […] il élimine dès le départ ce qui constitue sa differentia specifica, la relation à l’action collective et la tentative d’établir l’unité dans un univers traversé par les antagonismes ; il ignore le fait qu’il est lié à la construction des identités » (Mouffe, 1994, p. 152).

La théorie de la démocratie radicale rejoint ici les réflexions récentes autour de la notion de reconnaissance, visant à « faire apparaître la logique morale des conflits sociaux » (Honneth, 2007, p. 8). Le conflit recouvre plus que la question de la redistribution égalitaire des ressources matérielles : compris comme lutte pour l’émancipation, il engage une revendication morale et identitaire, celle d’être reconnu comme sujet de plein droit, libre et égal à autrui. Il n’est donc pas réductible à une approche en termes d’intérêt, mais se fonde sur « le rôle prédominant des passions » (Mouffe, 1994, p. 151), à commencer par l’exigence morale de reconnaissance du sujet conformément aux principes affirmés par la démocratie. Bref, « c’est dans la tension entre consensus – sur les principes – et dissensus – sur leur interprétation – que s’inscrit la dynamique agonistique de la démocratie » (Ibid., p. 20) ; « le mouvement démocratique est alors, de fait, un double mouvement de transgression des limites, un mouvement pour étendre l’égalité de l’homme public à d’autres domaines de la vie commune […] un mouvement aussi pour réaffirmer l’appartenance à tous et à n’importe qui de cette sphère publique » (Rancière, 2004, p. 65).

La démocratie radicale s’inscrit fondamentalement dans la lignée d’une conception agonistique de la liberté, repérable par exemple dans les Discours de Machiavel : « dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition » (Machiavel, 1985, p. 44 ; Audier, 2005). La liberté n’est jamais un acquis définitif, mais une conquête voire une reconquête permanente sur la domination. Celle-ci n’est pas seulement incarnée par un groupe, ou produite par un mécanisme social spécifique, qu’il suffirait de renverser ou de réformer pour atteindre l’harmonie. La lutte, les tensions entre individus et groupes sociaux sont « inévitables », et « il n’y a pas moyen de trouver la solution parfaite aux problèmes qu’elles posent » (Laclau, 1999b, p. 81). Le principe de domination est inhérent à toute société, puisque définir l’identité d’un sujet (individuel ou collectif) suppose d’en exclure un certain nombre d’éléments qui ne sont pas reconnus comme légitimes. De fait « la politique appelle la prise de décision et, dans l’impossibilité de trouver un terrain d’entente définitif, tous les régimes politiques doivent établir une hiérarchie entre différentes valeurs » (Mouffe, 1994, p. 168) ; « par conséquent, toute objectivité sociale est, en dernière instance, politique et doit exhiber les traces de l’exclusion qui se trouve au principe de sa naissance, ce que nous pouvons appeler son extérieur constitutif » (Ibid., p. 153).

C’est dire que toute société se fonde sur une « hégémonie », « relation politique à travers laquelle une particularité assume la représentation d’une (impossible) universalité » (Laclau, 1999b, p. 82), cherchant à donner à une « incarnation transitoire et contingente » (Ibidem.) la dimension d’une naturalité ou d’une nécessité. Au final, il semble que la domination soit inhérente à l’existence même d’une société instituée ; aussi peuvent être opposés polis et arkhé identifiés respectivement à la politique et à la police, refus ou maintien de l’ordre institué. Dès lors il apparaît que « la politique […] est, au sens strict, anarchique » (Rancière, 1998, p. 84), lutte contre toute institutionnalisation, à la fois pouvoir instituant et pouvoir constituant en acte.

Une telle conception est radicale, dans la mesure où le politique démocratique est rapporté à sa racine concrète : l’exercice effectif du pouvoir instituant par le peuple. La démocratie apparaît alors moins comme un régime que comme une pratique, qui trouve à s’incarner non seulement dans les modes institutionnels de participation tels que le vote, mais aussi dans les luttes et mobilisations de type non-conventionnel. A bien des égards, c’est même ce travail aux marges de l’ordre politique qui semble le plus politique, dans la mesure où la lutte contre la domination intègre alors également une lutte contre les procédures par lesquelles cette domination s’établit ou se reproduit. Il s’agit alors d’une lutte contre les politiques menées, et contre la façon de mener l’activité politique, voire contre l’organisation du politique : « la véritable participation, c’est l’invention de ce sujet imprévisible qui aujourd’hui occupe la rue, de ce mouvement qui ne naît de rien sinon de la démocratie elle-même » (Rancière, 1998, p. 82).

Sur ce point la démocratie radicale se distingue du républicanisme civique. L’une et l’autre affirment l’importance cruciale de l’engagement individuel dans l’action collective au sein de la sphère publique et, surtout pour les partisans d’un républicanisme agonistique inspiré de Machiavel, l’importance et l’irréductibilité du conflit au sein même du collectif. Mais, à l’inverse des théoriciens de la démocratie radicale, les républicains pensent qu’il est possible et ambitionnent de fonder un ordre collectif juste, qui certes laisse toute sa place au conflit, mais à sa place : subordonné à l’identité politique du collectif, à une certaine stabilité de l’organisation politique dont la valeur réside précisément dans la capacité à équilibrer dimensions centripètes et centrifuges, intégration et émancipation. Or, dans la logique de la démocratie radicale, un tel équilibre ne peut lui-même qu’être instable, puisque nécessairement fondé sur une exclusion incompatible avec l’universalisme des principes démocratiques – tension par où s’introduisent le conflit et la dynamique démocratiques.

La radicalité de la démocratie radicale réside alors dans l’étendue accordée au conflit qui, loin de devoir s’y intégrer, peut légitimement remettre en cause, déborder et appeler au dépassement des institutions politiques en place. On peut s’interroger sur le devenir concret d’une telle conception hostile à toute institutionnalisation : si toute institution aboutit à l’arkhè, et donc participe de la police, si la démocratie émerge toujours « contre l’Etat » (Abensour, 2004), il semble difficile, sinon impossible, de voir s’établir un régime réellement démocratique. La démocratie radicale, poussée à son terme, se conçoit alors comme une exigence exprimée à travers le conflit récurrent, donc dans l’instabilité chronique non seulement des politiques, mais aussi de la politique et du politique. Le mode d’existence de la démocratie serait alors moins le régime que la « brèche » ouverte dans l’ordre institué par la puissance instituante (Castoriadis, Lefort, Morin, 1988 ; Breaugh, 2007).

Mais en rester là serait insuffisant : à ce point, la démocratie se confond avec la politique ou, réciproquement, la politique n’existe que sur un mode démocratique. Or la démocratie est aussi une organisation spécifique du politique, ordonnée à certaines valeurs universelles – liberté et égalité – et structurée de telle façon que le conflit y occupe une place reconnue comme centrale. L’expérience démocratique prend place et se déploie à partir de cet entre-deux, articulation contradictoire et dynamique entre formes concrètes et principes abstraits, entre particularité et universalité, entre institué et instituant : « entre ceux qui réduisent la démocratie à de simples mécanismes pour choisir les gouvernements et ceux qui ne veulent la penser que sur le mode de l’événement, il semble qu’il y a place pour une réflexion animée par un double mouvement : à la fois de mise en évidence des institutions sans lesquelles il est vain de parler de liberté et d’égalité, mais aussi de la dimension promesse qui est inhérente à l’idéal démocratique, toujours ouvert vers l’avenir et gros de possibilités encore à réaliser » (Mouffe, 1994, p. 140).

Une telle conception se rapproche de celle de Castoriadis définissant la démocratie « comme le régime d’auto-institution explicite et lucide », mais aussi comme encadrant « un travail de transformation des institutions dans le sens de la démocratie ». Il s’agit d’un régime paradoxal, à la fois institué et instituant, et où l’institué se veut source instituante ; ce paradoxe, cette contradiction érige la démocratie en dynamique fondant « un mouvement qui ne s’arrête pas […] que j’appelle le projet d’une société autonome et qui, s’il aboutit, doit établir une société démocratique » (Castoriadis, 1996, p. 225).

Sur ce point, la logique de la démocratie radicale rejoint plus directement les analyses de Lefort établissant que « la démocratie fait tacitement du lieu du pouvoir un lieu vide » et soulignant « la logique de la négation mise en œuvre dans la démocratie » (Lefort, 1981, pp.155-156). Alors la démocratie désigne un « nouveau mode d’institution du social qui est lié au fait que le politique devient un lieu vide » (Mouffe, 1994, p. 29), si bien que la lutte politique autour de la définition des principes de justice devient explicite. Or cette ouverture se fonde précisément sur le caractère universel des principes qui l’animent, qui sont autant de « signifiants vides » dont l’interprétation et la réalisation concrètes restent toujours en suspend : « si la démocratie est possible, c’est parce que l’universel ne possède aucun corps et aucun contenu nécessaire » (Laclau, 1999a, p. 145), si bien que la dialectique de l’universel et du particulier induit une dynamique interminable.

Vouée à la « tâche impossible » (Ibidem.) de stabiliser l’instabilité, la démocratie est toujours « à venir » (Derrida, 1990, p. 53 ; Mouffe, 1994, p. 141) : moins un régime formel, caractérisé par certaines procédures, qu’un projet substantiel, une exigence visant la réalisation et l’extension du champ d’application des principes d’égalité et de liberté. Elle anime une dynamique vers une forme de « démocratie générale » (Fotopoulos, 2002), où la régulation du politique démocratique est, tendanciellement, à la fois généralisée et décentralisée au sein de l’ensemble des sphères d’existence collective. L’horizon est une « démocratie plurielle » via « l’extension de la révolution démocratique à un ensemble toujours plus vaste de rapports sociaux » (Mouffe, 1994, p. 28). Les formes que prennent les principes démocratiques ne peuvent en effet pas être définies a priori, mais sont susceptibles de modifications selon les caractéristiques propres aux différentes situations dans lesquelles ils doivent s’inscrire. Encore ce politique n’est-il pas tant gestion que projection : il ne s’agit pas d’accepter une situation telle qu’elle est, mais de la réfléchir, de l’analyser et, le cas échéant, de la modifier pour la conformer aux principes démocratiques, ou plus exactement à l’interprétation présente des principes démocratiques. Il anime un processus constant de « déconstruction » (Mouffe, 1996) des évidences, enraciné dans une posture essentiellement critique, étape préalable à une reconstruction – démocratisation des rapports sociaux.

Ce politique pluriel dans ses formes se veut en outre ouverture au pluriel, à la pluralité des sujets et des identités : l’intégration des différences particulières ne doit pas être réduction à une norme prédéfinie, mais recherche active d’une généralité par ses parties constituantes. Dès lors, la démocratie suppose un « pluralisme agonistique » (Mouffe, 1993) pour se réaliser.

Pluralisme, d’abord, des forces et acteurs sociaux légitimes à intervenir dans la sphère publique : le spectre des positions légitimes doit être le plus ouvert possible, pour maintenir la dynamique démocratique mais aussi parce que les formes à travers lesquelles les principes de liberté et d’égalité peuvent trouver à se réaliser ne peuvent pas être prédéfinies. Ce qui ne signifie pas ouverture totale : « loin d’être fondée sur une vision du monde relativiste, la démocratie moderne requiert l’affirmation de certaines valeurs qui, comme l’égalité et la liberté, constituent ses principes politiques » ; dès lors, la difficulté consiste à « défendre le maximum de pluralisme possible sans céder sur ce qui est constitutif de la démocratie […] à trouver un équilibre » (Mouffe, 1994, p. 139).

Il est particulièrement malaisé de définir où passe la frontière entre différences légitimes et illégitimes, entre « antagonisme » et « agonisme » : conformément à sa définition de la démocratie comme pratique plus que comme forme, C. Mouffe semble par exemple se référer moins aux déclarations d’intention qu’aux actes – en l’occurrence au « respect des règles du jeu démocratique » (Mouffe, 1993, p. 103). Reste que, précisément parce que la démocratie est irréductible à ses formes concrètes, ces règles du jeu doivent logiquement être relatives, et dès lors soit ne pas fournir un critère viable, soit se réduire au minimum distinctif entre guerre et paix : l’acteur légitime est celui qui renonce à l’imposition violente de son opinion, qui « renonce à tuer » et « s’en remet à l’opinion du plus grand nombre pour décider du vainqueur » (Ibid., p. 102).

Pluralisme, ensuite, des champs de lutte et, par conséquent, des lieux du politique : la domination n’est en effet pas réductible à une forme, ni à une sphère d’existence, mais peut innerver l’ensemble des relations sociales – tout comme la démocratie, plutôt qu’être confinée à une sphère d’activité définie comme publique, doit innerver l’ensemble de la réalité collective. Il faut donc « prendre en compte les différentes relations sociales et positions du sujet dans lesquelles ils [les principes démocratiques, liberté et égalité] sont pertinents : le genre, la classe, la race, l’ethnicité, l’orientation sexuelle » (Mouffe, 1992, p. 236). Entre les acteurs impliqués dans ces relations sociales, comme entre les différents champs au sein desquels elle s’inscrit, la citoyenneté démocratique fonctionne comme « principe articulatif » (Ibid., p. 235), à la fois identité commune et vecteur d’identification ou de ré-identification en commun des acteurs et des situations.

Ces deux pluralismes à la fois se renforcent et se limitent l’un l’autre : si le politique est transversal, si la frontière du public et du privé n’est que relative, son repérage et sa remise en cause doivent être le fait des dominés eux-mêmes, non d’un Etat tutélaire qui s’arrogerait le droit de réorganiser l’ensemble des relations sociales. La globalité du fait collectif, la transversalité de la domination ou de l’émancipation ne doit pas mener à l’instauration d’une logique totalitaire où l’ensemble du social serait régi selon une perspective et depuis un lieu politique uniques. Plus encore, elle ne peut y mener pour autant que la pluralité des acteurs et des champs est reconnue et promue comme une nécessité inhérente à la dynamique démocratique.

Pluralismes des acteurs et des champs s’appuient sur une conception anthropologique érigeant l’identité individuelle en composé complexe, à l’intersection de plusieurs types de domination et de plusieurs perspectives d’émancipation. Réaliser la démocratie suppose en effet de « saisir la multiplicité des rapports de subordination qui peuvent affecter un individu » (Mouffe, 1994, p. 31), à l’inverse des luttes antérieures qui restaient partielles dans la mesure où elles identifiaient la domination à l’une de ses formes : ainsi du socialisme luttant contre la domination des travailleurs, du féminisme contre celle des femmes, l’anti-racisme contre celle des minorités ethniques. Il s’agit désormais de penser l’articulation entre ces différentes dominations, ce qui suppose « d’élaborer une théorie du sujet comme agent décentré et détotalisé, construit au point d’intersection d’une multiplicité de positions entre lesquelles il n’existe aucune relation a priori ou nécessaire et dont l’articulation est le résultat des pratiques hégémoniques » (Ibidem.). Cette conception de l’identité comprise comme (ré)identification permanente distingue la démocratie radicale à la fois du libéralisme et du républicanisme et de leurs fondements anthropologiques : « il ne s’agit pas de passer du unitary unencumbered self à un unitary situated one car c’est l’image même du sujet unitaire qui fait problème » (Ibid., p. 44). C’est en effet précisément le pluralisme inhérent au sujet qui fonde la possibilité d’une contestation, à travers les contradictions qui s’insinuent entre ses différentes dimensions, et la globalité potentielle de cette contestation, par l’élargissement ou la transposition des perspectives d’émancipation d’une sphère à l’autre.

La démocratie radicale exprime donc l’exigence que les principes politiques de la démocratie innervent l’ensemble des activités sociales – dans la mesure où la séparation des sphères et des activités chère au libéralisme lui semble souvent cacher et mettre hors d’emprise du politique de nombreuses formes de domination. La radicalité du projet démocratique réside alors dans le fait de lutter contre les racines de la domination où qu’elles se trouvent, y compris hors du champ politique proprement dit. Les « frontières de la démocratie », de la citoyenneté et du politique sont toujours en cours de redéfinition en fonction des luttes menées – et cette redéfinition touche autant le fond que la forme : la « mobilité essentielle du ‘‘citoyen’’ […] ne peut, à terme, se présenter comme un élargissement du champ d’application d’un concept donné, comme l’octroi d’un ‘‘droit’’ en lui-même immuable : il faut que les rapports ‘‘privés’’ qui ont été développés dans le cadre de la non-citoyenneté […] soient modifiés aussi, à la fois ‘‘déconstruits’’ et d’une certaine façon transportés dans l’espace public, incorporés au champ ‘‘politique’’ » (Balibar, 1992, p. 101).

En cela, la démocratie radicale apparaît héritière des conceptions socialistes affirmant que l’égalité publique, juridique et/ou politique, suppose, pour être réelle, l’égalité sociale et économique. Plusieurs de ses promoteurs sont d’ailleurs issus du marxisme, et mettent en avant l’inspiration démocratique présente chez le jeune Marx critique de la domination et de l’aliénation, affirmant que « la démocratie est l’énigme résolue de toutes les constitutions » (Marx, 1976, p. 106). En ce sens, cette ligne théorique semble converger avec la redéfinition donnée par Castoriadis du projet d’émancipation animant le socialisme marxiste : « ce que l’on a nommé société socialiste, nous l’appelons désormais société autonome » (Castoriadis, 1979, p. 17). Elle se distingue pourtant du marxisme sur certains points essentiels : la démocratie radicale est un anti-utopisme (la lutte ne peut avoir de fin), un anti-historicisme (la lutte n’est pas indexée à un sens de l’histoire nécessaire) et un anti-économisme (la société ne se réduit en aucun cas au champ de l’économie, pas plus que l’identité d’un individu ne se réduit au travailleur). Une telle conception a d’ailleurs été dénoncée par certains marxistes comme un « ex-marxisme sans substance » (Geras, 1988), une tentative de penser le conflit social hors du cœur de la pensée marxienne : la primauté de l’économique. Le fait politique de la lutte entre domination et émancipation est ici premier, et ce primat est essentiel, indépassable ; aussi le capitalisme n’est-il plus l’ennemi unique, ni même principal, mais une forme parmi d’autres de la domination à laquelle s’oppose la démocratie, tout comme le racisme ou le sexisme. Les apports du féminisme, en particulier, sont essentiels, pour autant qu’ils participent d’une « approche antiessentialiste » des rapports sociaux (Mouffe, 2000b, p. 169 ; Canetti, 1999). Loin du millénarisme marxiste ou du « fait providentiel » tocquevillien, la démocratie ne se réalise qu’à travers une praxis politique conflictuelle, visant une émancipation de plus en plus large mais encore inachevée, voire inachevable.

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Liens : AnarchieCastoriadis, Cornélius– Délibération – Démocratie – Identité – Lefort – Libéralisme – Machiavel – Marxisme – Rancière – Reconnaissance – Républicanisme

Comment citer cet article :

Vitiello, Audric (2008), « Démocratie radicale », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article104

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Dimanche le 22 juin 2008 à 01:52
Dernière modification :  Dimanche le 5 octobre 2008 à 10:25

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