DicoPo
Dictionnaire de théorie politique

Accueil du site > Notices > D > Droit de vote des enfants par procuration

Droit de vote des enfants par procuration

par Laurent De Briey

La représentation politique des enfants constitue un défi pour toute théorie de la démocratie. D’une part, le bien-être des enfants doit être pris en considération de la même manière que celui des autres citoyens – voire de manière privilégiée en raison de leur vulnérabilité et du fait que les effets à long terme des décisions prises pèseront en priorité sur eux. D’autre part, cependant, ils ne possèdent ni les compétences, ni la maturité requises pour pouvoir exprimer pertinemment leurs préférences politiques. Les premiers concernés par les résultats des débats démocratiques sont donc absents de ceux-ci.

Cette absence remet en cause, au moins potentiellement, la réalité du suffrage universel. Dans les États démocratiques contemporains, celui-ci ne souffre en effet généralement plus que deux limitations : une exigence, plus ou moins souple, de citoyenneté et un critère d’âge, souvent fixé à dix-huit ans. Même si dans les faits il n’en est pas ainsi, l’exigence de citoyenneté ne devrait pas, en principe, constituer une réelle entrave à l’universalité du suffrage. Cette exigence permet de déterminer qui dispose d’un droit de vote au sein d’un État particulier, mais, en retour, toute citoyenneté devrait impliquer la reconnaissance des droits politiques fondamentaux au sein d’une société donnée. L’enfant, par contre, se voit dénué de tout droit de vote jusqu’à sa majorité.

Quelle que soit sa légitimité, cette restriction du suffrage universel crée une distorsion entre la répartition des âges et des intérêts au sein de l’électorat et au sein de l’ensemble des citoyens. Cette distorsion est, en outre, appelée à croître en raison du vieillissement de la population. Il est par contre difficile d’en évaluer les conséquences. Un indice de celles-ci pourrait résider dans le fait qu’on observe, dans la plupart des pays de l’OCDE, une évolution contrastée des taux de pauvreté des enfants et des personnes âgées (Peterson 1992, Hinrichs 2007). Tandis que le risque de pauvreté des personnes âgées serait en réduction constante, celui des enfants s’accroîtrait (ou ne diminuerait que plus faiblement). Tout se passerait donc comme si le poids électoral grandissant des aînés leur permettait de voir leurs préoccupations prises en compte par les représentants politiques, tandis que l’absence des enfants dans l’électorat et, plus généralement, la perte de pouvoir des familles rendaient marginales leurs revendications. Ce déséquilibre pourrait engendrer d’importantes inégalités entre les différentes cohortes de la population. La génération plus âgée pourrait notamment profiter de la force que lui confère son nombre pour imposer que le coût du vieillissement de la population soit supporté uniquement par les générations suivantes (Sinn et Uelbelmesser 2003).

Justifiées ou non, ces craintes expliquent la raison d’être d’une proposition surprenante : donner le droit de vote aux enfants dès leur naissance et permettre à leurs représentants légaux – les parents dans la plupart des cas – d’exercer ce droit par procuration jusqu’à leur majorité. Notamment défendue dans la littérature scientifique par le politologue Paul Peterson (1992) et le sociologue Stein Ringen (1997), cette proposition a occupé le devant de la scène médiatique allemande suite au dépôt en 2003 au Bundestag par quarante-sept parlementaires issus des différents partis politiques d’une motion proposant l’abolition de la limite d’âge pour l’octroi du droit de vote. Bien que cette motion ait finalement été rejetée en juin 2005, elle constitue un excellent catalyseur des doutes et interrogations que peut faire surgir l’organisation actuelle du suffrage universel. Les arguments en faveur du droit de vote par procuration des enfants – en anglais, le ChiVi pour children’s voting right, vicariously exercised (Grötzinger 2001) –, et, par voie de conséquence, les critiques adressées au suffrage universel restreint aux seuls adultes, peuvent être distingués en fonction de leur caractère conséquentialiste ou déontologique (Hinrichs 2007). C’est pourquoi, après avoir détaillé le contenu exact de la proposition, nous présenterons successivement ces deux types d’arguments et les principales objections qu’ils soulèvent.

Le ChiVi

Dans son principe, le ChiVi est extrêmement simple. Il consiste à accorder le droit de vote à tout citoyen dès la naissance, tout en admettant qu’un mineur ne possède pas les capacités pour exercer par lui-même ce droit. La proposition repose donc sur le fait que ne pas posséder les compétences nécessaires à l’exercice d’un droit n’est pas une condition suffisante pour être privé de ce droit. Par exemple, un enfant se voit bel et bien reconnu un droit de propriété, bien qu’il ne puisse l’exercer lui-même. Le patrimoine d’un riche orphelin sera géré par un représentant légal, éventuellement sous le contrôle d’un conseil de famille, et cette gestion devra être conforme à l’intérêt de l’enfant. Similairement, un enfant pourrait se voir reconnu le droit de vote, mais celui-ci devrait être exercé par ses représentants légaux. La proposition consacre ainsi un mécanisme de procuration automatique en faveur du représentant de l’enfant reconnu par la loi.

La proposition soulève cependant d’évidentes difficultés pratiques. Les enfants ayant généralement deux représentants légaux, il importe de déterminer quel parent votera pour chaque enfant. Ringen (1997) suggère que cela devrait être systématiquement la mère. Celle-ci, en raison de sa proximité affective et de la conscience de sa responsabilité à l’égard de son enfant, est en effet présumée plus susceptible que le père de voter en fonction des intérêts de son enfant plutôt qu’en fonction des siens. L’argument peut toutefois surprendre pour deux raisons distinctes.

Premièrement, parce qu’en présupposant que les représentants doivent voter différemment pour leurs enfants que pour eux-mêmes, il rend la proposition, en l’absence de tout contrôle possible, fortement idéaliste. La pertinence éventuelle du ChiVi nous semble dépendre bien au contraire de l’importance du recoupement des intérêts des enfants et de leurs représentants. Ce n’est que si l’on peut présumer que le vote des représentants, même lorsqu’ils répliquent simplement leurs votes personnels, est une approximation fiable – du moins, plus fiable que le vote de l’électeur moyen qui constitue actuellement le représentant de fait des enfants – du vote qu’exprimeraient les enfants s’ils avaient les compétences requises, que le ChiVi nous semble pouvoir être sérieusement pris en considération.

Accorder la procuration systématiquement à la mère soulève une deuxième objection. Un tel système romprait en effet l’équilibre des genres au sein de l’électorat et conduirait à une surreprésentation des femmes difficilement justifiable d’un point de vue déontologique requerrant une égalité principielle. Pour le même motif, l’hypothèse inverse – accorder la procuration systématiquement au père de l’enfant – n’est certainement pas plus justifiable. La difficulté peut, toutefois, être résolue sans créer un biais en faveur d’un genre spécifique. Par exemple, pour peu que le genre favorise un recoupement des intérêts, les mères pourraient voter systématiquement pour leurs filles et les pères pour leurs fils (Grötzinger 1993). Si, par contre, le genre n’est pas estimé un critère pertinent, le vote d’un enfant pourrait être exprimé alternativement par ses parents pour chaque élection de même type. On peut ainsi imaginer que, pour une famille donnée, lors d’un scrutin législatif, la mère voterait pour ses enfants de rang impair et le père pour les enfants de rang pair et que cela soit l’inverse lors des législatives suivantes. Les modalités pratiques de la proposition peuvent ainsi requérir des mécanismes administratifs relativement lourds, mais, techniquement, des solutions peuvent aisément être conçues. Il en est de même pour d’autres questions comme celle de la détermination de celui qui doit exprimer le vote d’un enfant lorsqu’un enfant ne vit plus avec l’un de ses deux parents. L’évaluation du ChiVi ne dépend pas tant de sa faisabilité pratique que de la validité des arguments supposés le justifier.

Arguments conséquentialistes

Une première catégorie d’arguments avancés en faveur du ChiVi regroupe des motifs conséquentialistes. Selon ces arguments, la valeur de la proposition serait fondée sur les conséquences, jugées positives, de son adoption. Le ChiVi peut ainsi être présenté comme un instrument important d’une politique nataliste et contribuerait par conséquent à un nécessaire rééquilibrage de la pyramide des âges au sein de la société. Plus subtilement, le ChiVi permettrait également que l’électeur moyen ait un âge « idéal », c’est-à-dire qu’il soit suffisamment âgé pour avoir acquis une importante expérience, mais encore suffisamment jeune pour demeurer enthousiaste et ouvert au changement (Toulemon 1948). Le principal argument conséquentialiste invoqué est cependant quelque peu différent. Le fait que le ChiVi conduise à un rajeunissement de l’électeur moyen est jugé hautement favorable, notamment dans les milieux écologiques, parce qu’il assurerait une meilleure prise en compte des impacts à long terme des décisions présentes (Van Parijs 1999). Les personnes âgées, étant présumées préoccupées par leurs intérêts personnels, fonderaient leurs votes sur un horizon temporel nécessairement limité. Le vieillissement de la population conduirait à une dictature du présent sur le futur. Le ChiVi constituerait ainsi un précieux rempart face au danger d’une gérontocratie et favoriserait les politiques progressistes et écologiques. Il est plausible que les personnes âgées aient tendance à privilégier des politiques plus conservatrices que les générations plus jeunes. Les arguments invoqués soulèvent néanmoins des objections relatives tant à leur validité qu’à leur légitimité.

En ce qui concerne la validité, nous ne considèrerons, à titre d’exemple, que la thèse selon laquelle le vieillissement de la population fait obstacle à la prise en compte des effets à long terme des politiques publiques. La réalité de cet effet ne va pas de soi, dans la mesure où il requiert, pour que son ampleur soit significative, que l’âge soit un critère déterminant du vote des personnes âgées. Or la diversité des préférences politiques au sein de chaque génération paraît nettement plus importante qu’un éventuel clivage générationnel. En fait, l’introduction du ChiVi pourrait même être contreproductive sur ce point. Comme Hinrichs (2007) le suggère, si le droit de vote était donné aux enfants afin, explicitement, de réduire le pouvoir électoral des personnes âgées, cela pourrait avoir comme effet de créer une « conscience de classe d’âge » inexistante actuellement. À partir du moment où elles se sentiraient menacées par le nouveau système, les personnes âgées pourraient commencer à voter de manière plus monolithique.

De plus, l’élément le plus susceptible de favoriser une prise en compte du long terme n’est sans doute pas l’âge, mais la jouissance d’une relative sécurité à court terme. Penser aux effets à long terme des politiques publiques constitue, dans une certaine mesure, un luxe que ne peuvent se permettre que ceux assurés de la satisfaction de leurs besoins immédiats. À nouveau, renforcer le poids des parents dans l’électorat pourrait donc être contreproductif puisque les parents sont ceux dont les besoins présents sont les plus impondérables (Weber 1958).

Plus généralement, la validité d’un argument conséquentialiste est très délicate à vérifier a priori. Elle dépend de multiples éléments contextuels et d’interactions imprévisibles. Ce type d’argument souffre, toutefois, d’une faiblesse plus importante encore, celle de sa légitimité. Un argument conséquentialiste repose, en effet, sur un état final qu’il faudrait s’efforcer d’atteindre, mais c’est la justification du caractère souhaitable de cet état final qui est en l’occurrence problématique. Or, dans une société démocratique, c’est le débat public qui doit juger de ce qui est souhaitable et son jugement n’a de légitimité que dans la mesure où il ne met pas à mal les conditions de possibilité de ce débat – ce pourquoi un gouvernement démocratiquement élu perdrait sa légitimité démocratique s’il abolissait la démocratie (de Briey 2006). Cela confère aux réformes constitutionnelles un statut spécifique puisqu’elles modifient l’organisation du débat lui-même. Idéalement, ces réformes ne peuvent pas introduire volontairement de biais en faveur de certaines préférences ou intérêts.

Une réforme constitutionnelle ne peut donc être justifiée que si elle contribue à renforcer le caractère démocratique du débat politique, donc par des arguments déontologiques. (Ou, du moins, le recours à des arguments conséquentialistes doit être subordonné à la démonstration que la réforme ne détériore pas le caractère démocratique du débat politique.) En l’occurrence, affirmer le caractère souhaitable du ChiVi parce qu’il favoriserait une meilleure prise en compte du futur requiert avant tout que soit justifié déontologiquement en quoi l’allongement de l’horizon temporel des électeurs renforce le caractère démocratique du débat politique.

Les arguments déontologiques

Ultimement, le ChiVi doit donc être jugé sur la pertinence de l’argumentation déontologique invoquée en sa faveur. Selon celle-ci, l’octroi du droit de vote aux enfants, même exercé par procuration par leurs représentants légaux, serait la dernière étape d’un processus d’universalisation du suffrage. Le ChiVi correspondait au « suffrage universel intégral » (Toulemon 1933) et mettrait fin au biais en défaveur des enfants et des familles que la restriction du suffrage universel aux seuls adultes engendre. Comme les enfants ne participent pas à la désignation des représentants politiques, ceux-ci seraient incités à accorder moins d’attention à leurs revendications qu’à celles des groupes disposant du droit de vote.

L’argument possède une certaine plausibilité. Si les retraités étaient privés du droit de vote – par exemple, pour lutter contre les effets dénoncés ci-dessus de la gérontocratie (Van Parijs 1999) –, il est effectivement fort probable que les pensions seraient réduites. Inversement, il n’est guère douteux que l’obtention du droit de vote ait contribué à l’amélioration de la condition des ouvriers, puis des femmes. Dès lors, si les ménages avec enfants à charge représentent, disons, 30% de l’électorat, alors qu’ils constituent 45% de la population, on peut légitimement craindre que leurs intérêts soient insuffisamment pris en compte. Le fait que la répartition des intérêts dans l’électorat ne recoupe pas la répartition des intérêts dans la population peut ainsi être perçu comme instaurant un important déficit démocratique. La justification du ChiVi n’est donc pas de chercher à favoriser un groupe social – les familles – et un mode de vie particuliers, mais de rétablir l’équilibre entre les différents groupes sociaux en mettant fin à une discrimination induite par le système actuel.

En fait, loin de contredire le principe « une personne, une voix », le ChiVi s’en revendique en l’interprétant comme signifiant « une personne, un droit de vote », et non « une personne, une voix émise ». Dans son principe, le ChiVi est radicalement distinct d’une forme de suffrage plural qui accorderait aux parents des votes complémentaires en raison de leur contribution au bien-être collectif que constituerait le fait qu’ils élèvent des enfants. Les adversaires de la proposition ne manquent toutefois pas de souligner que, dans les faits, le ChiVi conduit aux mêmes conséquences qu’un suffrage plural parental et s’y opposent fondamentalement pour la même raison : une exigence d’égalité au sein de l’électorat. Ils affirment le caractère illégitime de tout système électoral qui accorderait un pouvoir électoral plus grand à certaines personnes qu’à d’autres. Ce débat met ainsi en évidence l’existence d’une tension entre les exigences d’universalité du suffrage – tout citoyen devrait disposer d’un droit de vote – et d’égalité – tout citoyen ne peut émettre qu’un vote (Hinrichs 2007).

Par ailleurs, l’argumentation déontologique en faveur du ChiVi relie fortement votes et intérêts. Elle paraît considérer que l’électeur décide de voter pour la personne ou le parti qu’il juge le plus apte à défendre ses intérêts personnels, quelle que soit la manière dont ceux-ci sont définis. Or le vote peut également dépendre de la conception du bien commun que se fait un électeur. Dans ce dernier cas, il est légitime que seules les personnes disposant des compétences minimales requises pour se former une conception du bien commun soient non seulement autorisées à voter, mais plus fondamentalement disposent du droit de vote. Les intérêts des enfants sont, de toute façon, supposés être déjà pris en compte par chaque électeur lorsqu’il forme sa conception du bien commun.

Les partisans du ChiVi admettront certainement que la conception du bien commun d’un électeur influence son vote, mais ils rétorqueront que la perception de ses intérêts personnels est prépondérante. L’argument repose non seulement sur le penchant égoïste supposé de l’électeur moyen, mais aussi sur un biais cognitif surestimant la légitimité de ses intérêts personnels et de ceux de ses proches dans la formation d’une conception du bien commun. Ainsi, même si l’on entend promouvoir une conception plus « délibérative » du vote, l’exigence d’un recoupement de la répartition des intérêts au sein de l’électorat et au sein de la population demeure.

Les partisans du ChiVi ne sont guère davantage ébranlés par un argument analogue. Selon celui-ci, même s’il s’avérait que les représentants légaux défendent adéquatement les intérêts des enfants qu’ils représentent, ils ne peuvent légitimement voter en leur nom parce qu’ils ne peuvent adéquatement exprimer la conception du bien commun de ces enfants. L’objection consiste à demander pourquoi des parents conservateurs, par exemple, pourraient voter au nom de leur adolescent fasciné par des idéaux libertaires. Les partisans de la proposition peuvent toutefois aisément répondre que si on estime cet adolescent suffisamment compétent pour avoir effectivement une conception politique qui mérite d’être prise en compte, il faut lui reconnaître la capacité de voter lui-même. Si, par contre, la société considère qu’il est trop jeune pour que son opinion soit signifiante, seuls ses intérêts doivent être reflétés par le vote exercé en son nom.

Plus critique pour le ChiVi est une objection portant sur la nature même de l’acte de voter. Le ChiVi se fonde fortement sur une analogie de traitement entre les droits politiques et les droits civils et sociaux. Si les représentants légaux peuvent exercer les droits civils et sociaux de leurs enfants en leurs noms, pourquoi en serait-il différemment pour les droits politiques ? Une justification possible d’un traitement différencié de ces droits est cependant envisageable pour deux raisons. Premièrement, parce que les conséquences de l’exercice des droits civils et sociaux sont supposées restreintes au seul enfant, tandis que voter au nom de son enfant aurait des implications sur l’ensemble de la communauté. Deuxièmement, parce que le vote, à l’instar par exemple du mariage ou de la rédaction d’un testament, serait un acte qui requiert l’expression d’une volonté informée qui ne peut s’exprimer que personnellement – ce pourquoi le droit de vote serait un droit inaliénable, y compris sous la forme d’une procuration automatiquement accordée à un représentant légal (Hinrichs 2007).

La pertinence de cette double justification peut bien entendu être discutée. Il peut notamment être argué que l’exercice de droits civils et politiques a inéluctablement des conséquences sur d’autres personnes, ou qu’un acte de vente requiert également une volonté informée, et qu’on voit mal dès lors la réelle différence avec le vote. Mais, plus fondamentalement, les partisans du ChiVi mettront en évidence que, de fait, le droit de vote des enfants est aliéné et exercé par une autre personne qu’eux : l’électeur moyen. Il ne s’agit pas tant de s’interroger sur la légitimité d’une représentation politique des enfants, mais sur l’identité de la personne la mieux à même d’exprimer leurs votes. S’agit-il du représentant légal reconnu pour l’exercice des autres droits ou le droit de vote devrait-il recevoir un traitement spécifique et être exercé par un autre représentant, par exemple l’électeur moyen ?

Conclusion

Sans surprise, la proposition allemande en faveur du ChiVi a été rejetée par le Bundestag. Même s’il est fondé sur une volonté d’approfondissement de l’universalité du suffrage, le ChiVi ressemble trop, à première vue, à un retour à une forme de suffrage plural pour pouvoir emporter l’adhésion. De ce point de vue, le fait que des propositions similaires soient défendues par des partis d’extrême droite est extrêmement embarrassant. Le ChiVi est cependant également défendu par des socialistes, des conservateurs, des écologistes... En fait, lorsque cette idée est reprise par des extrémistes, ils l’accompagnent d’une conception particulièrement restrictive de la citoyenneté : seuls les enfants de « vrais » citoyens disposeraient de ce droit. La nuance est importante puisque, aujourd’hui, ce sont bien souvent les personnes issues de l’immigration qui ont le plus d’enfants.

Quoi qu’il en soit, au vu de la très faible plausibilité qu’une majorité politique puisse être réunie pour mettre en œuvre le ChiVi, le mérite essentiel de la proposition est de servir d’aiguillon et de permettre de questionner ce qui peut sembler aller de soi : l’organisation actuelle du suffrage universel. Le ChiVi a notamment le grand mérite de mettre en évidence un problème qui va devenir de plus en plus crucial : dans une société sans cesse vieillissante, comment peut-on garantir que le système démocratique assure une juste prise en compte des intérêts des enfants et des familles ?

S’il pose donc incontestablement de bonnes questions, il ne va par contre pas de soi que la réponse proposée soit la meilleure envisageable. Au mieux, elle ne constitue d’ailleurs qu’un second best, dans la mesure où le vote exprimé ne reflètera qu’imparfaitement celui qu’aurait émis l’enfant s’il disposait des compétences minimales requises. La proposition repose ainsi de manière cruciale sur la proximité des intérêts entre l’enfant et ses représentants (mais non pas sur l’hypothèse d’une communauté d’intérêts des enfants et/ou des familles dans leur ensemble). Il est effectivement plausible que l’intérêt d’un enfant soit plus proche de celui de ses représentants légaux que de celui de l’électeur moyen. Ainsi, il n’est pas absurde de considérer que, dans une large mesure, un chômeur comme ses enfants ont intérêt à ce que les allocations de chômage soient majorées. Similairement, une baisse de l’impôt sur le revenu est vraisemblablement conforme à l’intérêt d’un riche indépendant comme de ses enfants. Mais cette logique peut-elle être étendue à toutes les questions politiques ? Est-ce encore vrai, par exemple, lorsqu’il s’agit de questions environnementales ? Et, lorsque ce n’est pas le cas, ou que ce n’est que faiblement le cas, est-il légitime de renforcer la représentation des parents dans l’électorat ? En outre, une fois reconnue que le ChiVi ne peut constituer au mieux qu’un second best, il importe de se demander s’il n’existe pas d’autres moyens d’atteindre l’objectif recherché par la proposition qui présenterait moins de désavantages. Il ne va pas de soi, en effet, que la meilleure manière de protéger les intérêts des enfants soit un ersatz du mode de protection des intérêts des adultes. Ne serait-il pas plus pertinent de privilégier un mode spécifique de protection des enfants ? Plusieurs mécanismes de ce type peuvent être envisagés (Offe 1993). Comme plusieurs pays, dont la Belgique, l’ont fait, un médiateur peut être désigné avec la mission spécifique de promouvoir le respect des droits des enfants, éventuellement en lui donnant une forme de pouvoir de veto lorsqu’il estime que ces droits seraient mis à mal par une proposition de loi. La protection constitutionnelle des droits des enfants pourrait également être renforcée, de telle sorte qu’une Cour constitutionnelle puisse annuler des décisions qui y porteraient atteinte (Hinrichs 2007).

En définitive, le ChiVi est une proposition stimulante qui mérite d’être considérée sérieusement. Nombre des objections qui lui sont adressées ne sont pas décisives parce que, si elles mettent en évidence les imperfections du système proposé, elles oublient de considérer celles du système en place. Le ChiVi ne prétend pas être un système parfait, mais seulement être préférable au suffrage universel restreint aux seuls adultes. En fait, la principale faiblesse du ChiVi n’est sans doute pas l’une de celles soulevées généralement, mais bien le manque d’imagination du mécanisme envisagé.

Références bibliographique

BRADSHAW, J., FINCH, N., 2002. A Comparison of Child Benefit Packages in 22 Countries, Leeds : Department for Work and Pensions, Research Report No. 174, Corporate Document Services.

BRADSHAW, J., MAYHEW, E., 2003. « Are Welfare States Financing Their Growing Elderly Populations at the Expense of Their Children ? », Family Matters, No. 66 : 20 25.

BURNS, A., GOODNOW, J., CHISOLM, R., MURRAY, J., 1979. Children and Families in Australia. Contemporary Issues and Problems, Sydney : George Allen & Unwin.

DE BRIEY, L., 2006. « Une démocratie peut-elle interdire les partis antidémocratiques », Raison publique, 4 : 81-96.

DE BRIEY, L., VANDERBORGH, Y., 2001. « Le suffrage universel intégral », Le Soir, 12/01/2001, Bruxelles.

DE LUCA, V., 2001. « Les femmes et les enfants aussi. Ou le droit d’être représenté par le vote familial », Actes de la recherche en sciences sociales, 140 : 51-56.

DEUTSCHER BUNDESTAG, 2004. Plenarprotokoll 15/102, 1. April 2004 (Berlin), 9269 9280.

DEUTSCHER BUNDESTAG, 2005. Plenarprotokoll 15/178, 2. Juni 2005 (Berlin), 16838 16849.

FLEKKOY, M. G., 1991. A Voice for Children. Speaking Out as Their Ombudsman, Londres : Jessica Kingsley Publisher.

FÖRSTER, M., MIRA D’ERCOLE, M., 2005. Income Distribution and Poverty in OECD Countries in the Second Half of the 1990s, Paris : OECD Social, Employment and Migration Working Papers No. 22.

FRANKLIN, B. (dir.), 1986. The Rights of Children, New York : Basil Blackwell.

GOODIN R. E., 1996. « Enfranchising the Earth, and Its Alternatives », Political Studies, 44 : 835-849.

GRÖZINGER, G., 1993. « Achtung, Kind wählt mit ! Ein Beitrag zur allmählichen Aufhebung der Diktatur der Gegenwart über die Zukunft », Blätter für deutsche und internationale Politik, 38 : 1261 1267.

GRÖZINGER, G., 2001. Proxy Votes for Children and the Case for Representation, Deliberation, Sustainability : One Size Fits All ? Flensburg : Mimeo.

HINRICHS, K., 1993. Public Pensions and Demographic Change : Generational Equity in the United States and Germany, Brême : Universität Bremen, Zentrum für Sozialpolitik, ZeS Arbeitspapier Nr. 16/93.

HINRICHS, K., 2007. « Faut-il accorder le droit de vote aux enfants ? » Revue philosophique de Louvain, 105 : 42-76.

LIJPHART, A., 1997. « Unequal Participation : Democracy’s Unresolved Dilemma », American Political Science Review, 91 : 1-14.

LYNCH, J., 2001. « The Age Orientation of Social Policy Regimes in OECD Countries », Journal of Social Policy, 30 : 411 436.

MACMANUS, S., TURNER, P. A., 1996. Young v. Old : Generational Combat in the 21st Century, Boulder : Westview Press.

MILLER, D., 2003. « Deliberative democracy and Social Choice », Debating Deliberative Democracy, FISHKIN, J. S., LASLETT, P. (dir.), Malden, Oxford, Melbourne, Berlin : Blackwell, coll. Philosophy, Politics and Society 7, 182-199.

MORTIER, F., 1998. « Rationality and Competence to Decide in Children », in EUGEEN VERHELLEN (dir.), Understanding Children’s Rights, Gand : University of Ghent : Ghent Papers on Children’s Rights No. 3, 79 99.

MUNRO, L. T., 2001, « A Principal Agent Analysis of the Family : Implications for the Welfare State », American Journal of Economics and Sociology, 60 : 795 814.

OFFE, C., 1993. « Zusatzstimmen für Eltern » (KiVi) ein Beitrag zur Reform von Demokratie und Wahlrecht ?, Brême : Mimeo.

PETERSON, P. E., 1992. « An Immodest Proposal », Daedalus, 151-174.

PRESTON, S. H., 1984. « Children and the Elderly : Divergent Paths for America’s Dependents », Demography, 21 : 435 457.

PURDY, L. M., 1992. In their Best Interest ? The Case against Equal Rights for Children, Ithaca – London : Cornall University Press.

RINGEN, S., 1997. Citizens, Families, and Reform, Oxford : Clarendon Press.

ROCHE, J., 1999. « Children : Rights, Participation and Citizenship », Childhood 6 : 475 493.

SCHRAG, F., 1975. « The Child’s Status in the Democratic State », Political Theory, 3 : 441-457.

SINN, H W., UEBELMESSER, S., 2003. « Pensions and the Path to Gerontocracy in Germany », European Journal of Political Economy, 19 : 153 158.

STEWART, D. J., 1970. « Disfranchise the Old », New Republic, 29 : 8.

THOMAS, G., 2003. « A vote at Birth », Guardian, 02/06/2003, London.

TOULEMON, A, 1933. Le suffrage familial ou suffrage universel intégral, Paris : Librairie du Recueil Sirey.

TOULEMON, A., 1948. « Influence du vieillissement de la population sur la composition du corps électoral », Actes des journées pour l’étude scientifique du vieillissement de la population, Paris : Alliance nationale contre la dépopulation, 107-115.

UNICEF INNOCENTI RESEARCH CENTRE, 2005. Child Poverty in Rich Countries 2005, Florence : Innocenti Report Card, No. 6, June 2000, UNICEF/IRC.

VAN PARIJS, Ph., 1999. « The Disfranchisement of the Elderly, and Other Attempts to Secure Intergenerational Justice », Philosophy and Public Affairs, 27 : 292 333

WEBER, M., 1958. « Wahlrecht und Demokratie in Deutschland », in WEBER, M., Gesammelte Politische Schriften, Tübingen : Johannes WINCKELMANN, 233 279.

WILSON, G., 1993. « The Challenge of an Ageing Electorate : Changes in the Formation of Social Policy in Europe ? », Journal of European Social Policy, 3 : 91 105.

Liens : Conséquentialisme - Déontologisme - Droit de vote - Enfant - Pauvreté - Suffrage universel - Vieillissement.

Comment citer cet article :

De Briey, Laurent (2007), « Droit de vote des enfants par procuration », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article88

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 11:07
Dernière modification :  Samedi le 22 décembre 2007 à 11:19

Notices |  Liens |  Collaboration |  Comités |  À propos |  Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé

Conception et réalisation de DicoPo avec SPIP

© 2007, tous droits réservés.