DicoPo
Dictionnaire de théorie politique

Accueil du site > Notices > I > Idéologie(s)

Idéologie(s)

par Gwendal Châton

Dans la discussion courante, l’idéologie, c’est toujours le discours de l’autre. Chacun a pu en faire l’expérience à ses dépens : invoquer l’idéologie permet de disqualifier l’argumentaire de son interlocuteur. Dans le débat public, la chose n’est guère différente et ce concept sert à discréditer les idées de l’adversaire au prétexte qu’elles seraient déconnectées du réel. Or, le sens péjoratif que revêt cette arme rhétorique redoutable découle directement de l’histoire d’un concept qui hante la philosophie politique moderne et les sciences sociales depuis deux siècles. L’omniprésence de cette notion ne permet pourtant pas d’en dégager une définition consensuelle. Jean Baechler a relevé avec raison qu’« écrire sur l’idéologie est une entreprise périlleuse », car « toute définition de l’idéologie est nécessairement arbitraire » (Baechler, 1976 : 11). Quiconque essaie de comprendre ce qu’est l’idéologie doit donc commencer par examiner les principales acceptions qui jalonnent l’histoire chaotique de ce concept. Celle-ci débute à la fin du XVIIIe siècle, non au sein de la théorie politique mais de la psychologie. Il faut au préalable dire un mot de ce sens originel, rapidement oublié.

Le mot « idéologie » apparaît en 1796 sous la plume d’Antoine Destutt de Tracy pour désigner une nouvelle science ayant pour objet l’étude des idées. Destutt de Tracy et ses disciples – Cabanis, Volney, Garat, Daunou – entendent jeter les bases, notamment à partir de la philosophie sensualiste de Condillac, d’une science matérialiste des idées fondée sur l’analyse du langage, la grammaire et la logique. La visée n’est pas seulement intellectuelle, car cette science doit également, dans le contexte révolutionnaire, servir de socle à une vaste réforme de l’éducation (Destutt de Tracy, 1801, 2004). Néanmoins, ce concept ne tarde pas à être associé à une connotation péjorative, Napoléon l’utilisant bientôt pour stigmatiser des penseurs opposés à sa politique de puissance et qui refuseraient de prendre en compte le réel. Dès l’aube du XIXe siècle, le concept d’idéologie devient donc ce que Jean Baechler a proposé de qualifier de « polémisme » (Baechler, 1976 : 60). Il faut ensuite attendre un demi-siècle avant que Karl Marx ne retravaille ce concept pour lui donner une nouvelle signification.

1. L’idéologie comme outil de critique des sociétés bourgeoises

C’est dans un passage célèbre de L’idéologie allemande que Karl Marx propose une définition inédite de l’idéologie qui radicalise sa portée critique : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie » (Marx, 1845, 1994 : 338, souligné par l’auteur).

Karl Marx envisage l’idéologie comme une déformation intellectuelle de la réalité matérielle. Pour en faire comprendre le fonctionnement, il utilise une analogie photographique : elle opère selon un principe identique à celui d’une camera obscura, en produisant une image inversée de la réalité. Cette inversion engendre chez les individus une « fausse conscience » qui ignore l’organisation réelle des rapports de production, c’est-à-dire la domination économique d’une classe. L’inégalité qui règle la répartition des rapports de production nécessite en effet la formulation d’un ensemble de discours (politique, économique, juridique, religieux, moral, etc.) qui la masquent et la légitiment. Ces discours constituent l’idéologie, outil puissant au service de la perpétuation de l’ordre social bourgeois. Dans L’idéologie allemande, Karl Marx oppose donc très clairement l’idéologie à la réalité matérielle, mais cette définition ne tarde pas à évoluer. Le marxisme s’élaborant comme une science, Karl Marx oppose ensuite l’idéologie à la science marxiste grâce à laquelle l’humanité va enfin quitter la préhistoire en se débarrassant des croyances en des théories pré-scientifiques. C’est ce sens que revêt le concept d’idéologie chez Marx et Engels après Le Capital.

Quelle que soit la définition retenue, l’idéologie constitue un outil précieux pour le combat révolutionnaire, comme en témoigne l’utilisation du terme par Lénine. Dans Que faire ?, celui-ci utilise le concept au pluriel pour décrire les idéologies comme de simples systèmes d’idées mobilisés par les différents groupes sociaux dans le cadre de la lutte des classes (Lénine, 1902, 1966). Cette utilisation purement instrumentale, puisque l’idéologie est ravalée au rang de simple moyen de lutte, révèle que ce concept se résume rapidement à une arme au service de la praxis révolutionnaire. Certes, Georg Lukács reprend bientôt la réflexion sur cette notion, mais il continue, comme Marx, à voir dans la conscience de classe du prolétariat la source d’une pensée non-idéologique puisqu’elle n’est pas au service d’une classe unique mais de la totalité de l’humanité (Lukács, 1923, 1960). Il faut ainsi attendre les travaux de Karl Mannheim pour que le concept et les enjeux qui lui sont liés soient véritablement retravaillés.

Karl Mannheim importe ce concept de la philosophie dans les sciences sociales avec pour ambition de fonder une nouvelle science : la sociologie de la connaissance. Dans Idéologie et utopie, il s’affronte au « paradoxe de l’idéologie » que l’on peut formuler ainsi : toute critique de l’idéologie est elle-même nécessairement inscrite dans une idéologie (Mannheim, 1929, 1956). Karl Mannheim veut en effet briser ce cercle vicieux mais sans recourir à la référence marxiste à la vérité. Il imagine donc une démarche relationniste – et non relativiste – qui s’appuie dans un premier temps sur une « conception non évaluative ». Une telle démarche doit permettre de cartographier l’ensemble des idéologies en présence dans une société et à une époque donnée, et de les mettre en relation avec les groupes sociaux qui les portent. Karl Mannheim reconnaît néanmoins rapidement que la sociologie de la connaissance ne peut pas se contenter de délivrer une pure description, et que toute conception qui se veut non évaluative implique en fait une évaluation (Mannheim, 1929, 1956 : 93-94). Il introduit alors un autre critère permettant de reconnaître les idéologies et les utopies au sein de l’ensemble des systèmes de pensée : leur « non-congruence », i.e. leur inadéquation, par rapport au processus historique. Le problème n’est cependant pas résolu pour autant, puisque le sociologue ne peut décider de la congruence ou de la non-congruence qu’en fonction d’une connaissance préalable du réel : malgré tous ses efforts, Karl Mannheim renoue par là avec les apories de la première définition du concept par Karl Marx. Comme l’a souligné Paul Ricœur, sa tentative de s’extraire du « paradoxe de l’idéologie » aboutit ainsi au « plus honnête des échecs théoriques » (Ricœur, 1986, 2005 : 223).

C’est vers la philosophie qu’il faut enfin se tourner pour trouver deux prolongements importants de ce concept. Antonio Gramsci tout d’abord, qui en tant que théoricien de « l’hégémonie culturelle » de la classe dominante a rompu avec la rigidité de la détermination mécanique de la superstructure par l’infrastructure (Gramsci, 1971). Louis Althusser ensuite, qui prolonge les réflexions d’Antonio Gramsci sur la production du consentement et sur la relative autonomie de la sphère idéologique en proposant la notion d’« appareils idéologiques d’État » (Althusser, 1976). Contrairement à Lénine, pour qui l’État se résume à sa fonction de coercition, Louis Althusser montre qu’il s’appuie également sur des « appareils idéologiques » qui sont les institutions par lesquelles l’idéologie prend corps (famille, école, droit, religion, culture, etc.). Les « appareils idéologiques d’État » viennent ainsi compléter l’action des « appareils répressifs d’État » (police, armée). La fonction de ces appareils idéologiques est de produire la légitimation et la naturalisation de l’État, et donc de favoriser la reproduction de sa domination. La première partie de ce cheminement révèle l’ancrage du concept d’idéologie dans la tradition marxiste et post-marxiste. Mais il faut également souligner que cette notion a été retournée contre le marxisme par ses adversaires dans le cadre du combat antitotalitaire.

2. L’idéologie comme outil de critique des régimes totalitaires

À côté de quelques conservateurs, ce sont surtout les libéraux qui ont fait de l’idéologie une clé de lecture centrale des totalitarismes en général et du régime soviétique en particulier. Raymond Aron est l’un de ceux qui se sont illustrés dans cet usage à contre-pied de la critique des idéologies. Dans L’opium des intellectuels, il emploie ce concept au pluriel en visant tout particulièrement l’idéologie marxiste-léniniste. La définition qu’il en donne est la suivante : « Les idéologies politiques mêlent toujours, avec plus ou moins de bonheur, des propositions de fait et des jugements de valeur. Elles expriment une perspective sur le monde et une volonté tournée vers l’avenir. Elles ne tombent pas directement sous l’alternative du vrai et du faux, elles n’appartiennent pas non plus à l’ordre du goût et des couleurs. La philosophie dernière et la hiérarchie des préférences appellent le dialogue plutôt que la preuve ou la réfutation ; l’analyse des faits actuels ou l’anticipation des faits à venir se transforme avec le déroulement de l’histoire et la connaissance que nous en prenons » (Aron, 1955, 2002 : 246).

Cette définition rompt avec la conception marxiste de l’idéologie : si les jugements de fait peuvent être soumis à une analyse scientifique, les jugements de valeur, quant à eux, ne relèvent pas de la vérité ou de l’erreur. La nature des idéologies, agrégats indistincts de jugements de fait et de jugements de valeur, impose à leurs critiques de s’inspirer conjointement de la science – pour distinguer le vrai du faux au sein du noyau scientifique de chaque idéologie – et de l’argumentation – pour hiérarchiser les idéologies en fonction d’un critère de justesse. Cette conception sert de base à la critique aronienne du marxisme-léninisme et à son plaidoyer pour les régimes constitutionnels-pluralistes.

Selon Raymond Aron, le marxisme n’est pas devenu, comme Marx l’ambitionnait, une science capable de débusquer l’idéologie. Il s’est au contraire dégradé en une idéologie inédite soutenant un régime totalitaire. Cependant, cette idéologie n’est pas un simple instrument de pouvoir. Elle est en effet une clé essentielle de compréhension de la domination totalitaire, comme il l’explique dans Démocratie et totalitarisme : « Retourner la méthode marxiste contre le régime soviétique aboutirait à dire : le Parti ou les quelques hommes qui dirigent celui-ci se servent, selon les besoins, de telle ou telle formule doctrinale pour maintenir leur pouvoir et créer une société dans laquelle ils occupent le premier rang. [...] Mais on aurait tort de croire que la doctrine est seulement un instrument de pouvoir, que les gouvernants soviétiques ne croient pas à leur propre doctrine. Les bolcheviks ne sont pas des opportunistes qui utilisent n’importe quelle idée en vue de la puissance. Ils se définissent par une combinaison de fanatisme doctrinal et d’extraordinaire flexibilité dans la tactique ou dans la pratique. Un parti possédant le monopole de l’activité politique domine l’État et impose à toutes les organisations son idéologie. Par l’intermédiaire de l’État, il se réserve le monopole des moyens de force, de publicité et de propagande, l’idéologie n’est ni la fin unique ni le moyen exclusif ; il y a une perpétuelle interaction ou encore une dialectique : parfois l’idéologie est utilisée comme moyen pour atteindre une fin, à d’autres moments on utilise des moyens de force en vue de modeler la société selon l’idéologie » (Aron, 1965, 1987 : 271-272). Raymond Aron insiste par ailleurs sur le fait que l’utilisation de la terreur découle directement de la place occupée par l’idéologie dans le régime totalitaire. À côté du « monopole du parti » et de « l’étatisation de la vie économique », la « terreur idéologique » est ainsi une des trois clés permettant de comprendre le totalitarisme.

Néanmoins, cette analyse ne l’empêche pas d’introduire, dans la conclusion de L’opium des intellectuels, une question qui va devenir un des grands débats sociologiques des années soixante : celle de la « fin de l’âge idéologique ». Ce thème, repris ensuite dans le monde anglo-saxon par Daniel Bell, Seymour Martin Lipset ou Edward Shils, ne vise évidemment pas à suggérer l’extinction définitive du débat d’idées. Il s’agit simplement de s’interroger sur une pacification du débat public consécutive à l’épuisement du marxisme, dernière occurrence des grands récits à dimension eschatologique.

Si Raymond Aron réserve une place importante à l’idéologie dans son analyse socio-historique du phénomène totalitaire, Hannah Arendt en fait quant à elle l’élément central de son approche phénoménologique du totalitarisme. Dans Le système totalitaire, le troisième volume de son grand œuvre intitulé Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt consacre un chapitre décisif à la combinaison du « principe d’action » du régime totalitaire, c’est-à-dire l’idéologie, avec ce qui en constitue l’« essence », à savoir la terreur, lien qui fonde le caractère inédit de ce type de domination politique (Arendt, 1953, 1995 : 224). À partir de l’observation du nazisme et du stalinisme, Hannah Arendt forge une définition de l’idéologie désormais classique : « Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée. Son objet est l’histoire, à quoi "l’idée" est appliquée ; le résultat de cette application n’est pas un ensemble d’énoncés sur quelque chose qui est, mais le déploiement d’un processus perpétuellement changeant. L’idéologie traite l’enchaînement des événements comme s’il obéissait à la même "loi" que l’exposition de son "idée". Si les idéologies prétendent connaître les mystères du procès historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir – c’est à cause de la logique inhérente à leurs idées respectives » (Arendt, 1953, 1995 : 216-217).

Hannah Arendt décrit les idéologies politiques comme des systèmes de pensée apparus récemment et mêlant science et philosophie. L’ambition des idéologies est totalisante : grâce à la « logique d’une idée », logique indifféremment déductive ou dialectique, elles peuvent « tout expliquer jusqu’au moindre événement en le déduisant d’une seule prémisse » (Arendt, 1953, 1995 : 215). Si toutes les idéologies ne sont pas totalitaires, toute idéologie contient néanmoins en elle trois caractéristiques potentiellement totalitaires. La première est la tendance à s’affranchir de la réalité pour se soumettre aux lois d’une histoire qui est mouvement permanent. La seconde est la tendance à refuser tout enseignement de l’expérience. La troisième, sans doute la plus fondamentale puisqu’elle permet le plein développement des deux premières, est la tendance à enchaîner l’esprit humain au sein de ce qu’elle nomme « camisole de la logique » (Arendt, 1953, 1995 : 218).

Le régime totalitaire n’est cependant pleinement achevé que lorsque l’idéologie, en fait un principe de « mouvement » plutôt qu’un véritable « principe d’action » au sens de Montesquieu, s’associe à ce qui constitue l’essence de ce régime : la « terreur totale » (Arendt, 1953, 1995 : 210). C’est par l’alliance contre-nature de l’idéologie et de la terreur que le totalitarisme peut en effet réaliser son œuvre, la mise en place du règne planifié de la « désolation » (loneliness). La domination politique inédite qu’est le totalitarisme est ainsi effective quand chaque moi est séparé des autres par la terreur, et séparé de la réalité par la cloison étanche de l’idéologie. L’homme soumis à la domination totalitaire fait alors « l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme », « l’expérience d’absolue non-appartenance au monde » (Arendt, 1953, 1995 : 226).

À partir de ces deux œuvres qui, bien qu’à mains égards divergentes, sont néanmoins fondatrices de « l’interprétation par l’idéologie » du stalinisme (Ferry, 1983), la critique de l’idéologie marxiste-léniniste a été prolongée par de nombreux auteurs libéraux. Au sein d’une bibliographie pléthorique, on peut retenir quelques livres importants comme L’idéologie froide de Kostas Papaïoannou, ou plus récemment Le passé d’une illusion de François Furet et La tragédie soviétique de Martin Malia. Au sein de ce courant, Alain Besançon est peut-être le soviétologue qui a poussé le plus loin l’utilisation de la clé de lecture idéologique. Au milieu des années soixante-dix, ce disciple de Raymond Aron a en effet critiqué la conception aronienne du totalitarisme pour proposer le concept d’« idéocratie », formulé antérieurement par Waldemar Gurian. Prolongeant les réflexions d’Hannah Arendt, Alain Besançon considère en effet que « l’idéologie n’est pas un moyen du totalitarisme, mais au contraire le totalitarisme est la conséquence politique, l’incarnation dans la vie sociale de l’idéologie qui est chronologiquement et logiquement première » (Besançon, 1976, 1986 : 145, souligné par l’auteur). Ces libéraux retrouvent aussi, par d’autres voies, les réflexions de dissidents soviétiques comme Alexandre Soljenitsyne ou Andreï Amalrik.

3. Deux théorisations contemporaines de l’idéologie

Le concept d’idéologie a inspiré deux réflexions importantes durant les années quatre-vingt. L’une, celle de Raymond Boudon, s’inspire de la définition traditionnelle de l’idéologie comme opposée à la science pour élaborer une analyse sociologique inédite. L’autre, celle de Paul Ricœur, écarte cette définition pour tenter de déployer une dialectique de l’idéologie et de l’utopie fondée sur une redéfinition de chacun des deux concepts.

Raymond Boudon tente de construire un modèle sociologique rationaliste, individualiste et compréhensif – baptisé « modèle de Simmel » – qui permettrait de rendre compte de l’idéologie entendue comme une « doctrine reposant sur une argumentation scientifique et dotée d’une crédibilité excessive ou non fondée » (Boudon, 1986, 1992 : 52). Sa démarche se réfère donc à l’opposition idéologie/science, mais tout en insistant sur le fait que « les idées reçues peuvent être un produit normal de la science normale » (Boudon, 1986, 1992 : 105). Pour expliquer « l’origine des idées reçues », Raymond Boudon propose de rompre avec la conception de l’idéologie comme produit de comportements irrationnels pour la soumettre à l’exigence wébérienne de compréhension : il veut comprendre les bonnes raisons que peut avoir un acteur social de croire à une idée fausse. Ce faisant, il étend le concept de rationalité pour développer l’idée de « rationalité subjective ». Raymond Boudon veut ainsi montrer que, « contrairement à une idée reçue, les idées reçues entrant dans la composition des idéologies, loin d’être toujours le fait de l’aveuglement ou de forces obscures échappant au contrôle du sujet, peuvent au contraire émerger normalement dans son esprit », ceci étant encore renforcé par le fait que la science « joue aussi un rôle important dans la confirmation et la propagation d’idées fausses » (Boudon, 1986, 1992 : 105, souligné par l’auteur).

À partir de ce postulat, il développe un schéma d’analyse qui combine trois types d’effets. Les effets de situation tout d’abord, qui sont liés à la position et aux dispositions des acteurs. Ces effets sont décisifs car ils conduisent les individus à saisir la réalité sociale de manière inadéquate. Les effets de communication ensuite, qui conduisent les acteurs à adopter des idées non parce qu’elles sont vraies, mais par simple acceptation des arguments d’autorité. Il faut préciser ici que les effets de situation et les effets de communication se combinent fréquemment. Les effets épistémologiques enfin, liés au fait que toute théorie scientifique s’élabore sur la base de cadres préexistants (lexiques, modèles et paradigmes) qui véhiculent des a priori contestables : la science ne peut exister sans s’appuyer sur des idées non démontrées et elle charrie donc nécessairement des idées fausses.

La démarche de Raymond Boudon ne se veut pourtant pas sceptique ou relativiste : son analyse doit en effet permettre de hiérarchiser les théories scientifiques en fonction de leur caractère plus ou moins idéologique. Rejetant l’idée de « fin des idéologies », puisque l’idéologie est liée à des mécanismes sociaux et cognitifs irréductibles, Raymond Boudon n’en considère pas moins qu’il est possible de classer les idéologies à l’aide d’un critère de justesse : dans cette optique, la supériorité de l’idéologie libérale lui semble évidente.

L’originalité de la démarche de Paul Ricœur tient, quant à elle, à sa volonté de rompre avec l’opposition idéologie/science. Dans L’idéologie et l’utopie, l’herméneute français s’emploie en effet à redéfinir ces deux concepts pour en faire des outils permettant une résolution philosophique du « paradoxe de Mannheim » (Ricœur, 1986, 2005).

Paul Ricœur commence par retravailler le concept d’idéologie pour en élargir l’étendue. Il s’inspire alors des travaux de l’anthropologue Clifford Geertz, pour qui la fonction première de l’idéologie n’est pas de déformer la réalité, mais au contraire de la mettre en forme dans le cadre d’un processus de « formulation symbolique » (Geertz, 1964). S’inspirant de cette conception extensive, et tout en refusant de rejeter la validité de la conception étroite propre au marxisme, Paul Ricœur isole au sein de l’idéologie une dimension première, plus profonde, qui est essentiellement intégrative : l’idéologie joue un rôle positif de « structure symbolique » permettant aux identités personnelles et collectives de se construire et de se maintenir. Le rôle négatif que joue parfois l’idéologie dans sa forme « pathologique » empêche de prendre pleinement conscience du rôle positif qu’elle joue dans sa forme « constitutive ».

Il reste à comprendre comment l’idéologie peut dégénérer de sa forme constitutive en sa forme pathologique. Pour éclaircir ce point capital, Paul Ricœur mobilise la sociologie de Max Weber pour élaborer une démarche singulière qui aboutit à une sorte de « marxisme post-wébérien » (Michel, 2003 : 154). En examinant l’analyse wébérienne de la légitimation de la domination, Paul Ricœur met en évidence la fonction proprement politique jouée par l’idéologie. Il montre que toute domination politique s’appuie nécessairement sur une « plus-value » de pouvoir, un supplément de croyance fourni par l’idéologie qui vient combler l’écart séparant la revendication à la légitimité et la croyance en la légitimité. En effet, il est clair que « dans sa prétention à la légitimité, toute autorité (pouvoir) demande plus que ce qu’offrent les membres en termes de croyance » (Ricœur, 1986, 2005 : 33). La fonction spécifiquement politique de l’idéologie s’incarne dans cette « plus-value » de pouvoir : c’est aussi là que réside la possibilité de sa dégénérescence pathologique, là que se loge la possibilité d’une action négative de distorsion du réel et de conservation de l’ordre établi.

L’idéologie étant ainsi redéfinie, Paul Ricœur poursuit sa tentative de résolution du « paradoxe de Mannheim » par la mise en place d’une dialectique qui la relie à l’utopie. L’utopie est elle aussi conçue, en miroir de l’idéologie, comme un concept à double face. Elle peut tout d’abord remplir une fonction positive de distanciation et de subversion, en jouant le rôle d’une « place vide » ou d’un « nulle part » permettant de réfléchir sur soi et de développer des perspectives collectives inédites. Mais l’utopie peut également jouer un rôle négatif : sa forme pathologique est la « fuite », qui permet « d’échapper aux contradictions et à l’ambiguïté de l’usage du pouvoir et de l’exercice de l’autorité » (Ricœur, 1986, 2005 : 34-35). Grâce au concept d’utopie ainsi réélaboré, Paul Ricœur met en place une « spirale » dialectique vertueuse permettant de concilier la fonction positive – c’est-à-dire intégratrice – de l’idéologie, et la fonction positive – c’est-à-dire distanciatrice et subversive – de l’utopie (Ricœur, 1986, 2005 : 409). Cette dialectique doit en effet immuniser l’idéologie et l’utopie contre leurs dimensions pathologiques respectives : la dimension distanciatrice et subversive de l’utopie vient contredire l’action déformante et conservatrice de l’idéologie ; la dimension intégratrice de l’idéologie vient empêcher une déconnexion totale de l’utopie avec le réel. Comme l’a souligné Johann Michel, cette dialectique est donc clairement orientée vers un horizon progressiste, puisqu’elle doit permettre d’alimenter « un réformisme politique, s’opposant aussi bien au conservatisme d’une idéologie pétrifiée sans horizon d’attente qu’aux velléités révolutionnaires d’une utopie entièrement étrangère à tout espace d’expérience » (Michel, 2003 : 165, souligné par l’auteur).

Au terme de cette esquisse, l’idéologie apparaît ainsi comme un concept paradoxalement désuet et prometteur. Désuet, car le déclin du marxisme a conduit à jeter le bébé « idéologie » avec l’eau du bain « matérialisme dialectique ». On en veut pour preuve le fait que, si quelques rares néo-marxistes utilisent encore le concept dans son acception traditionnelle (Canfora, 2006), les contempteurs d’une « pensée unique » censée légitimer la « barbarie néo-libérale » préfèrent eux-mêmes ne pas s’y référer explicitement. Mais prometteur également, car les nouvelles voies ouvertes par Raymond Boudon et Paul Ricœur, bien que très différentes, tentent de dépoussiérer un concept dont il semble difficile de faire l’économie. Ces deux démarches montrent que si l’idéologie était envisagée de manière moins idéologique, elle pourrait peut-être redevenir un concept fécond pour les sciences du politique et un outil efficace au service de la dynamique d’émancipation qui soutient le projet moderne.

Bibliographie

ALTHUSSER, L., 1976. « Idéologie et appareils idéologiques d’État », dans Positions, Paris : Éditions sociales.

AMALRIK, A., 1970. L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ?, Paris : Fayard.

ANSART, P., 1974. Les idéologies politiques, Paris : PUF.

ARENDT, H., 1953. « Ideologie und terror », Sonderbrück aus Offener Horizont. Festschrift für Karl Jaspers, München : R. Piper Verlag. Repris dans ARENDT, H., 1958. The origins of totalitarianism, New-York, Harcourt, Brace and World (1re édition : 1951). Traduction française dans ARENDT, H., 1995. Le système totalitaire, Paris : Seuil (chap. 4).

ARON, R., 2002 (1955). L’opium des intellectuels, Paris : Hachette.

ARON, R., 1987 (1965). Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard.

ARON, R., 1973 (1971). « Remarques sur le nouvel âge idéologique », Contrepoint, n° 9.

BAECHLER, J., 1976. Qu’est-ce que l’idéologie ?, Paris : Gallimard.

BAECHLER, J., 1993. La grande parenthèse (1914-1991). Essai sur un accident de l’histoire, Paris : Calmann-Lévy.

BELL, D., 1997 (1960). La fin des idéologies, Paris : PUF.

BESANCON, A., 1976. « De la difficulté de définir le régime soviétique », Contrepoint, n° 20, repris dans BESANCON, A., 1986. Présent soviétique et passé russe, Paris : Hachette.

BESANCON, A., 1977. Les origines intellectuelles du léninisme, Paris : Calmann-Lévy.

BOUDON, R., 1992 (1986). L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris : Seuil.

BOURDIEU, P. et BOLTANSKI, L., 1976. « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3.

CAPDEVILA, N., 2004. Le concept d’idéologie, Paris : PUF.

CANFORA, L., 2006. La démocratie. Histoire d’une idéologie, Paris : Seuil.

CRANSTON, M. et MAIR, P. (éd.), 1980. Ideology and Politics, Bruxelles : Bruylant.

DESTUTT DE TRACY, A., 2004 (1801), Projet d’éléments d’idéologie, Paris : L’Harmattan.

FERRY, L., 1983. « Stalinisme et historicisme. La critique du totalitarisme stalinien chez Hannah Arendt et Raymond Aron », dans PISIER-KOUCHNER, E. (dir.), 1985. Les interprétations du stalinisme, Paris : PUF, coll. « Recherches politiques ».

FURET, F., 1995. Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris : Laffont/Calmann-Lévy.

GEERTZ, C., 1964. « Ideology as a cultural system », dans APTER, D. (éd.), Ideology and discontent, London : The Free Press of Glencoe.

GURIAN, W., 1953. « Totalitarianism as political religion », dans FRIEDRICH, C. (éd.), Totalitarianism, Cambridge : Harvard University Press. Traduit en français dans TRAVERSO, E., 2001. Le Totalitarisme. Le XXe siècle en débat, textes choisis et présentés, Paris : Seuil.

GRAMSCI, A., 1971. Lettres de prison, Paris : Gallimard.

HABERMAS, J., 1973. La technique et la science comme « idéologie », Paris : Gallimard.

LEFORT, C., 1974. « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », Textures, n° 8-9. Repris dans LEFORT, C. 2000 (1978), Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris : Gallimard.

LENINE, 1966 (1902), Que faire ?, Paris : Seuil.

LUKÁCS, G., 1960 (1923), Histoire et conscience de classe, Paris : Minuit.

MALIA, M., 1995. La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, Paris : Seuil.

MANNHEIM, K., 1956 (1929). Idéologie et utopie, trad. de l’édition anglaise (partielle) par Pauline Rivière, Paris : Marcel Rivière.

MARX, K., 1994 (1845), L’idéologie allemande. Conception matérialiste et critique du monde (1845-1846), dans Philosophie, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Paris : Gallimard.

MICHEL, J, 2003. « Le paradoxe de l’idéologie revisité par Paul Ricœur », Raisons politiques, n° 11.

PAPAÏOANNOU, K., 1967. L’idéologie froide. Essai sur le dépérissement du marxisme, Paris : Jean-Jacques Pauvert.

RICOEUR, P., 1976. « L’herméneutique de la sécularisation. Foi, idéologie, utopie », dans L’herméneutique de la sécularisation, Paris : Aubier.

RICOEUR, P., 1984. « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Autres temps, n° 2.

RICOEUR, P., 2005 (1986), L’idéologie et l’utopie, Paris : Seuil.

SOLJENITSYNE, A., 1974. L’Archipel du Goulag : 1918-1956. Essai d’investigation littéraire, Paris : Seuil, 2 vol.

Liens : Aron, Raymond – Domination – Idéocratie – Marxisme – Totalitarisme – Utopie

Comment citer cet article :

Châton, Gwendal (2007), « Idéologie (s) », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article48

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Mardi le 19 juin 2007 à 16:32
Dernière modification :  Lundi le 9 juillet 2007 à 13:17

Notices |  Liens |  Collaboration |  Comités |  À propos |  Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé

Conception et réalisation de DicoPo avec SPIP

© 2009, tous droits réservés.