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Neutralité politique

par Roberto Merrill

L’intuition de base qui anime l’idéal de neutralité est qu’aucun exercice du pouvoir politique ne peut être légitimement justifié par des raisons reposant exclusivement sur la valeur intrinsèque d’une conception controversée de la vie bonne, aussi supérieure aux autres qu’elle puisse être. Pour un certain nombre d’auteurs contemporains, l’idéal de neutralité à l’égard des conceptions de la vie bonne serait le trait distinctif du libéralisme. Je vais commencer par (1) exposer l’historique contemporain de l’idéal de neutralité. Après cet historique, (2) je m’interroge sur le type de neutralité le plus plausible : est-ce la neutralité des effets, celle des buts ou encore celle des justifications ? Puis j’examine (3) l’objet de la neutralité : l’idée la plus courante est que la neutralité porte sur les « conceptions du bien ». Mais de quoi s’agit-il exactement ? Ensuite, j’examine (4) la portée de la neutralité : l’expression « neutralité de l’État » est la plus courante pour désigner sa portée, mais qu’est-ce que cela englobe exactement ? Ensuite, je m’intéresserais (5) à la question de la justification de la neutralité. Je termine en interrogeant (6) l’idée d’une possible complémentarité entre l’idéal de neutralité et le perfectionnisme politique.

1. Historique contemporain de la neutralité

Selon le juriste et philosophe Ronald Dworkin, une théorie politique qui ne soutiendrait pas l’idéal de neutralité doit être considérée comme contraire au libéralisme (1978 : 127). Et selon le philosophe Charles Larmore, la notion centrale du libéralisme est celle de neutralité (Larmore, 1987 : 42-3). Le juriste Bruce Ackerman, qui développe sa propre version de la neutralité, réclame également que cette notion soit considérée comme le principe organisateur de la pensée libérale (1980 : 10). S’il est improbable que l’idéal de neutralité soit exclusivement un idéal libéral (il semble être classiquement partagé par certains républicains, dont Pettit (2004), parmi les contemporains), c’est cependant essentiellement à l’intérieur de la théorie libérale que le débat sur la neutralité a été mené dans sa forme contemporaine. Il semble consensuel d’admettre que c’est avec la publication en 1971 par le philosophe américain John Rawls de son ouvrage Théorie de la justice que le thème de la neutralité fait son apparition dans la littérature contemporaine en théorie politique normative (sur la paternité de l’idée de neutralité attribuée à Rawls, voyez par exemple Raz, 1986 : 117 ; Jones, 1989 : 10 ; Waldron, 1993 : 143 ; ainsi que Wall et Klosko, 2003 : 2). Cet avis partagé est toutefois quelque peu surprenant, car Rawls n’utilise pas le mot de neutralité dans cet ouvrage. Néanmoins, l’idée de neutralité semble être inscrite au cœur de sa théorie, bien que pas de manière explicite, en particulier dans la manière dont les principes politiques de justice proposés par Rawls sont censés être dérivés à partir d’une situation originelle hypothétique dans laquelle les individus sont ignorants de toutes les caractéristiques qui pourraient les conduire à choisir des principes de justice de manière arbitraire. L’idée de neutralité semble également ancrée au cœur de la théorie de la justice de Rawls, et ce de manière un peu plus explicite, à travers son développement de l’idée d’une priorité du juste sur le bien (Rawls, 1988 ; sur ce point, voyez Kymlicka, 1989a : 885 ; et Waldron, 1998).

S’il fallait situer le premier usage du terme de neutralité, il semblerait que c’est sous la plume de Robert Nozick (1974 : 33) que l’on trouve pour la première fois son usage explicite à l’intérieur du débat contemporain sur la justification du libéralisme. C’est néanmoins avec l’article désormais classique de Ronald Dworkin de 1978, intitulé « Libéralisme », que le rôle joué par l’idéal de neutralité à l’intérieur de la théorie libérale est pour la première fois clairement articulé et défendu avec vigueur et précision. La répercussion de cet article fut importante, car à sa suite, d’autres auteurs libéraux le suivront dans l’usage et l’explicitation de cette notion, comme par exemple Ackerman (1980), Nagel (1991), Larmore (1993), Rawls (1993), ou encore Barry (1995), pour citer quelques uns des plus convaincants défenseurs de cet idéal.

Aujourd’hui le débat concernant la plausibilité et désirabilité de l’idéal de neutralité est bien vivant et ne semble pas s’atténuer malgré l’essoufflement presque complet de la théorie communautarienne. Car si c’est surtout à partir des écrits d’auteurs dits « communautariens » que quelques unes des premières critiques de la neutralité ont pu être adressées aux défenseurs libéraux de l’idéal de neutralité (cf. par exemple Sandel, 1982 ; MacIntyre, 1988 ; et Taylor, 1989), c’est en définitive de l’intérieur même de la théorie libérale que sont formulées depuis plusieurs années les plus vigoureuses critiques de l’idéal de neutralité, le plus souvent par des auteurs qui se considèrent d’une manière ou d’une autre des libéraux « perfectionnistes » (cf. par exemple Raz, 1986 ; Galston, 1991 ; Hurka, 1995 ; Sher, 1997 ; et Wall, 1998). Le sens du terme « perfectionnisme » ne semble pas fixé dans la littérature contemporaine. Mais cela permet de clarifier les idées que de noter que le perfectionnisme a deux sens principaux, l’un éthique, l’autre politique. Le perfectionnisme éthique se construit à partir de deux thèses principales : l’une méta-éthique, l’autre normative. Selon la thèse méta-éthique, les jugements éthiques et moraux sont réductibles en dernière instance à des croyances qui peuvent être vraies ou fausses (et non pas, par exemple, à des désirs ou à des préférences subjectives). Selon la thèse normative du perfectionnisme, certains styles de vie éthiques et moraux, c’est-à-dire certains idéaux de la vie bonne, peuvent être jugés objectivement meilleurs que d’autres. Selon le perfectionnisme politique, la promotion par l’État de certains idéaux de la vie bonne jugés meilleurs que d’autres peut être un but légitime. Cette thèse politique perfectionniste doit toutefois être divisée (sur ce point, cf. Appiah, 2005 : 157) en deux : (a) l’État peut légitimement promouvoir des idéaux de vie bonne qui (b) reposent sur une conception du bien plus substantielle que la satisfaction des désirs quels qu’ils soient (subjectivisme). Autrement dit, l’État peut promouvoir des conceptions du bien sans être perfectionniste, lorsque les conceptions du bien promues sont des conceptions subjectivistes. Sur cette opposition entre perfectionnisme et subjectivisme, voyez les analyses de Sher (1997 : chapitre 8). Les débats sont toutefois nombreux entre libéraux au sujet la plausibilité et désirabilité de la neutralité et ses rapports avec le perfectionnisme (voyez, parmi une littérature importante, Appiah, 2005 ; Clarke, 2006 ; de Marneffe, 2006 ; Weinstock, 2006 ; Ogien, 2007 ; et Lecce, 2008).

2. Quelle neutralité ? Effets, buts et justifications

Lorsque les philosophes disent que l’État neutre est celui qui ne favorise aucune conception du bien, cela peut vouloir dire au moins ces trois choses différentes :

(1) Neutralité des effets : l’État ne doit rien faire qui ait pour effet – que cet effet soit intentionnel ou pas – de favoriser ou de défavoriser une conception du bien controversée.

(2) Neutralité des buts : l’État ne doit rien faire dans le but de favoriser une conception du bien controversée au détriment des autres.

(3) Neutralité des justifications : la justification des principes politiques ou des politiques de l’État ne doit pas reposer sur la supériorité d’une conception du bien controversée.

Ces trois sens différents de la neutralité ont donné lieu à de nombreux développements, nous en présenterons ici l’essentiel (voyez en particulier Raz, 1986 : 114-5 ; Larmore, 1987 : 44 ; Waldron, 1993 : 143- 167 ; Kymlicka, 1989b ; Galston, 1991 : 100-101 ; Rawls, 1995 : 235-238 ; Sher, 1997 : 22-3 ; Wall, 1998).

2. 1. La neutralité des effets

Selon la neutralité des effets, les agents politiques ne doivent rien faire qui ait pour effet de favoriser ou de défavoriser une conception du bien controversée. Par exemple, les lois promulguées par un Parlement ne doivent pas permettre qu’un style de vie hédoniste soit favorisé au détriment d’un style de vie attaché aux valeurs chrétiennes. L’essentiel est que les effets des actions de l’État soient les mêmes pour tous les styles de vie. La neutralité des effets peut se décliner de deux manières : soit l’État dans ses politiques ne doit promouvoir aucune conception du bien au détriment des autres, soit il doit les promouvoir toutes de manière égale. Or, ces deux manières de décliner la neutralité semblent toutes deux impraticables.

Selon la première version, pour que les politiques de l’État ne puissent pas avoir des effets différents sur les conceptions du bien, il faudrait que l’État n’agisse plus, car n’importe quelle politique aura des effets différents sur les conceptions du bien. Selon la deuxième version, la neutralité des effets impliquerait des politiques d’État qui vont affecter de manière égale toutes les conceptions du bien (c’est par exemple la version exposée par Montefiore, 1975 : 5). Or, il est très difficile sinon impossible de prédire les effets d’une loi sur les conceptions du bien. Par exemple, donner à chacun un droit à l’éducation gratuite n’implique pas que tous vont pouvoir en bénéficier de manière égale. La raison pour laquelle il n’est pas possible que les conséquences soient égales pour tous, c’est que les préférences et capacités de chacun varient. Plus précisément, les ressources que l’État peut distribuer par ses politiques ont, selon chaque conception du bien, une valeur relative à la hiérarchie des valeurs spécifique à chacune de ces conceptions.

Même en admettant qu’une neutralité des effets soit possible, de toute manière une politique visant à affecter de manière égale toutes les conceptions du bien serait indésirable, car la mettre en œuvre impliquerait, du point de vue des libéraux neutralistes, un interventionnisme d’État bien trop important pour rester confortablement compatible avec le libéralisme. En somme, il existe un consensus sur le fait que la neutralité des effets n’est pas une interprétation plausible, ni désirable, de l’idéal de neutralité (deux exceptions importantes : Goodin et Reeve, 1989 : 193-210 ; et Miller, 1990 : 72-97. Voyez également Wall (2001) pour une remise en question instructive de ce rejet de la neutralité des effets).

2. 2. La neutralité des buts

Selon la définition de la neutralité des buts, l’État ne doit rien faire dans le but de favoriser une conception du bien non neutre au détriment des autres. Cette définition de la neutralité se distingue de celle de la neutralité des effets, en ce qu’elle met l’accent sur les intentions (des élus ou fonctionnaires) de l’État et non pas sur les effets des politiques de l’État. La neutralité des buts semble à première vue un idéal réalisable. Pour comprendre pourquoi, prenons un exemple : supposons que l’État a pour but l’établissement d’une langue officielle d’État et doit donc en choisir une parmi plusieurs disponibles. Ce but peut être considéré neutre dans le sens où il ne s’agit pas de favoriser intentionnellement une langue au détriment des autres, mais de répondre par exemple à un besoin d’une plus grande efficacité des communications de l’État, ce besoin étant consensuel (en supposant bien entendu qu’ il soit exact qu’une seule langue officielle rend l’État plus efficace). Bien que le but de l’État puisse être considéré neutre, cependant le choix d’une langue en particulier aura certainement un effet non neutre, puisque tous ceux qui ne considèrent pas la langue choisie comme leur langue préférée seront défavorisés par rapport à ceux dont la langue choisie est la langue préférée.

Malgré cette apparente plausibilité, la neutralité des buts semble prêter le flanc à l’objection selon laquelle il est difficile de connaître les buts réels de l’État (Sher, 1997 : 23-25). En effet, il se révèle difficile de savoir quand les buts de l’État sont neutres ou pas, si l’on considère que ces buts renvoient aux intentions de l’État. Mais comment être certain que l’on connaît les intentions réelles de l’État ? Ainsi, pour revenir sur notre exemple, comment s’assurer que le but de l’État est intentionnellement neutre ? Car il se peut que la motivation réelle, derrière le masque d’un but neutre comme « le besoin d’établir une seule langue officielle afin d’améliorer l’efficacité des communications de l’État », se cache en réalité le but non neutre de favoriser une langue au détriment des autres (sur cette difficulté, cf. Appiah, 2005 : 91). Une solution consiste à tenir pour acquis que l’important ce sont les raisons avancées par l’État en faveur de telle ou telle politique, et ce indépendamment de la question de savoir si ces raisons correspondent aux réelles intentions de l’État. Dans ce cas, cette objection de la difficulté à connaître les intentions n’aurait pas lieu d’être, puisque les raisons peuvent être publiques et ouvertes à la contestation (Waldron, 1993 : 150-151).

2. 3. La neutralité des justifications

Certains auteurs semblent exclure que la neutralité des buts en tant que neutralité des intentions soit une conception plausible de la neutralité, pour la raison mentionnée. Selon ces auteurs, la neutralité doit être comprise en tant que neutralité des justifications. Selon la neutralité des justifications, les justifications des politiques de l’État ne doivent pas faire appel à des raisons reposant sur la supériorité d’une conception du bien controversée. La neutralité des justifications est la version de la neutralité endossée par la plupart des défenseurs de l’idéal de neutralité.

Certains auteurs ne semblent pas attacher beaucoup d’importance à la distinction entre buts et justifications, parlant alors indifféremment de neutralité des buts ou de la neutralité des justifications pour désigner la même chose. En effet, la distinction entre neutralité des buts et celle des justifications peut sembler peu importante dans la mesure où une justification neutre implique généralement une neutralité du but (Larmore, 1996 : 126). On peut comprendre que la neutralité des buts et celle des justifications puissent être assimilées, car toutes deux reposent sur les raisons des politiques de l’État. Toutefois, comme on l’a vu, il est tout à fait possible que l’État puisse avoir des buts non neutres tout en justifiant de manière neutre ses actions. Et inversement, il est tout aussi possible de justifier de manière non neutre des politiques de l’État ayant un but neutre. Par conséquent, il convient de ne pas écarter trop rapidement les différences entre la neutralité des buts et celle des justifications, ne serait-ce que parce que cette distinction peut s’avérer importante pour comprendre de quelle manière l’idéal de neutralité n’est pas nécessairement incompatible avec le perfectionnisme.

Résumons les idées concernant les trois sens de la neutralité. La neutralité des effets est presque toujours considérée non plausible ni désirable, contrairement à la neutralité des justifications, qui est la conception de la neutralité endossée par presque tous les libéraux. Même si la neutralité des buts est le plus souvent associée à la neutralité des justifications, il existe toutefois des raisons importantes de les distinguer clairement. Une fois que l’on admet la nécessité de distinguer la neutralité des buts de la neutralité des justifications, il est possible, afin de sauvegarder le caractère plausible de l’idéal de neutralité, soit de considérer nécessaire de les défendre les deux à la fois, soit de considérer qu’il reste plausible et désirable de défendre seulement l’une ou l’autre. Selon la première alternative, la version la plus exigeante de la neutralité implique une défense à la fois de la neutralité des buts comme des justifications ; dans cette version, la neutralité semble clairement incompatible avec le perfectionnisme. Selon la seconde alternative, la neutralité reste un idéal compatible avec le perfectionnisme, que ce soit dans la variante limitée à la neutralité des buts, ou que ce soit dans la variante limitée à la neutralité des justifications.

3. Neutralité de quoi ? Les conceptions du bien

L’idéal de neutralité est une exigence normative qui restreint les raisons qu’il est légitime de faire appel concernant les buts et les justifications des politiques de l’État. Il s’agit donc d’une exigence selon laquelle certaines considérations normatives ne doivent pas rentrer dans l’arène politique. Mais quelles considérations normatives sont ainsi exclues par l’exigence de neutralité ? Tous les auteurs participant au débat sont d’accord pour dire que ce sont les considérations normatives concernant les « conceptions du bien » qui doivent être l’objet de la neutralité. Il convient de préciser que l’expression « conception du bien » n’est pas la seule utilisée dans la littérature. En réalité, les expressions utilisées sont très variées. En dehors de l’expression la plus courante « conceptions du bien » (Ackerman, 1980 : 11 ; 43 pour la définition), on trouve aussi « fins particulières » (Jones, 1989 : 9), « doctrines compréhensives » (Rawls, 2001 : 152), « conceptions substantielles du bien » (Barry, 1995 : 139-45 ; Dworkin, 1978), « styles de vie » (Kymlicka, 1989a : 886), « fins finales » (Moon, 1993 : 55), « conceptions controversées du bien » (Larmore, 1987 : 53), ou encore « idéaux de la vie bonne » (Raz, 1986 :110).

Dans son sens le plus commun, une conception du bien est une croyance ou un ensemble de croyances normatives à propos de ce qui est sensé améliorer la vie d’une personne ou d’un ensemble de personnes, ces croyances étant plus ou moins structurées en doctrines morales, religieuses, philosophiques, ou autres. Or, comme le suggère Sher (1997 : 37-38) cette définition semble être trop étroite et trop large à la fois. Elle est trop étroite, car certaines croyances concernant ce qui améliore une vie tendent à être en réalité des croyances à propos de ce qui est juste, par exemple certaines croyances religieuses. Cette définition d’une conception du bien est trop large également, car certaines croyances à propos de ce qui améliore la vie de quelqu’un ne sont pas vraiment des conceptions du bien en un sens pertinent. En effet, certains biens, comme les « biens premiers » ou les « capabilités » par exemple, sont essentiels à toutes les personnes. Or, ces biens ne sont pas généralement assimilés à ce que l’on entend par « conception du bien » dont la promotion par l’État serait illégitime. Au contraire, ce sont des biens dont tout le monde est plutôt d’accord pour dire qu’ils doivent être promus par l’État. Ainsi, ceux des philosophes qui défendent l’idéal de neutralité vis-à-vis des conceptions du bien, défendent aussi la promotion de ces biens premiers par l’État. Par conséquent, si certains libéraux défendent la neutralité vis-à-vis du bien et en même temps endossent la promotion de certains biens premiers, alors soit cette définition de conception du bien est trop large, soit ces libéraux sont incohérents. Il faut donc essayer de réduire l’indétermination de cette définition d’une conception du bien, si l’on veut dépasser ces deux premières difficultés. Afin de les dépasser, certains libéraux neutralistes précisent ainsi la définition d’une conception du bien : il s’agit d’une croyance ou d’un ensemble de croyances normatives « controversées » à propos de ce qui améliore la vie de quelqu’un. Une conception du bien, dans son acceptation la plus large, équivaut donc à une croyance normative controversée.

Selon les libéraux neutralistes, la neutralité à l’égard des conceptions du bien n’implique pas de neutralité à l’égard de tous les biens, mais seulement à l’égard des biens qui ne sont pas considérés comme des biens premiers, et pour cette raison sont controversés (Waldron, 1993 : 159). Du point de vue neutraliste, la meilleure manière pour l’État d’aider les individus à mener des vies bonnes consiste donc à faire en sorte que celui-ci ne favorise aucune conception du bien en particulier, en garantissant seulement les biens nécessaires à la protection des intérêts fondamentaux communs à tous les individus, et ce quelles que soient leurs conceptions du bien. Même si les neutralistes et les perfectionnistes peuvent s’accorder sur le fait que certains biens premiers sont communs à toutes les conceptions du bien et en ce sens peuvent être dits neutres, cependant, du point de vue perfectionniste, l’Etat peut légitimement promouvoir des biens autres que des biens premiers, car le simple fait qu’une conception du bien soit controversée ne constitue pas une raison suffisante pour abandonner le projet de sa promotion par l’État (Arneson, 2000).

4. La portée de la neutralité

Exposons à présent la question de la portée de la neutralité. L’expression la plus commune pour la désigner est celle de « neutralité de l’État ». Mais il s’agit d’une expression qui peut englober beaucoup d’entités différentes. Voici une liste des entités auxquelles la neutralité peut s’appliquer, allant de la plus abstraite à la plus concrète : la justification de la neutralité, les théories de la justice, la constitution, les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires du gouvernement, le système éducationnel publique, les médias publiques, les raisonnements et intentions des législateurs lorsque par exemple ils conçoivent et votent des lois, les verdicts judiciaires lorsqu’ils interprètent la constitution, les fonctionnaires de l’État, ainsi que les délibérations et votes des citoyens. Malgré cette diversité d’entités impliquée par l’expression commode de « neutralité de l’État », remarquons toutefois que cette expression renvoie essentiellement à deux types d’entités : les individus et les institutions. Pour ce qui est des individus concernés par l’exigence de neutralité, il y a un consensus dans la littérature pour considérer que ce sont les élus ainsi que les fonctionnaires de l’Etat qui doivent être neutres, ainsi que, dans certaines circonstances, les citoyens ordinaires, par exemple lorsqu’ils votent, bien que cela dépende des questions politiques en jeu (mais voyez Ogien (2007 : 79-80) pour une extension de l’exigence de neutralité aux relations éthiques).

En effet, il existe un ligne de partage qui est la suivante : pour certains, la neutralité doit s’appliquer seulement aux décisions politiques qui concernent directement ce qu’il est devenu convenu d’appeler « la structure de base de la société », laquelle englobe les principales questions constitutionnelles ainsi que les questions relatives aux institutions économiques et sociales les plus importantes. Dans ce cas, la portée de la neutralité est dite « étroite ». Pour d’autres, l’exigence de neutralité doit au contraire s’appliquer à toutes les décisions politiques à travers lesquelles les citoyens exercent un pouvoir coercitif entre eux, lequel peut bien entendu s’exercer dans des situations qui débordent la structure de base de la société. Dans ce cas, la portée de la neutralité est dite « large ». La portée de la neutralité de l’État peut donc être étroite ou large. La neutralité est étroite lorsqu’elle se limite aux principales institutions politiques (la structure de base) de la société. La neutralité est large lorsqu’elle englobe les gouvernements et au-delà. Notons que la question de la portée de la neutralité des justifications s’est progressivement transformée dans la littérature en un débat concernant la portée de ce qu’il est convenu d’appeler la « justification publique » ou encore, de la « raison publique », suite aux travaux de Rawls sur la raison publique (1995 ; 1997 ; 2001). Je me permets donc de considérer les termes « neutralité » et « raison publique », ainsi que « raisons neutres » et « raisons publiques », comme synonymes, même si cette association peut être critiquée lorsque les différences de ces concepts sont approfondies (sur ce détail, voyez par exemple de Marneffe, 2006 : 30).

Certains libéraux neutralistes jugent arbitraire le point de vue d’une neutralité étroite limitée à la structure de base de la société. Une raison commune souvent avancée pour justifier le refus de la conception étroite de la neutralité consiste à mettre en relief l’idée que même lorsque la structure de base est neutre, l’État peut encore exercer avec un impact important son pouvoir coercitif de manière non neutre sur des individus pour ce qui est des décisions législatives en dehors de la structure de base (Solum, 1993). Or, comme cet usage du pouvoir coercitif de l’État ne semble pas légitime de par son absence de neutralité, cela justifierait la défense d’une conception large de la raison publique. Pourtant, selon les partisans d’une conception étroite de la portée de la neutralité, la raison principale pour laquelle la neutralité doit être limitée aux questions politiques essentielles est qu’il est très difficile, sinon impossible, de présenter des raisons neutres de manière conclusive pour ce qui est des questions politiques non essentielles. Ce débat entre partisans d’une neutralité étroite et partisans d’une neutralité large est devenu très dynamique, si l’on considère le débat concernant la portée de la raison publique comme son prolongement naturel. Les partisans d’une conception large de la portée de la neutralité ou de la raison publique incluent : Solum, 1993 ; Greenawalt, 1995 ; Quong, 2004 ; Thompson, 2004 ; Schwartzman, 2004. Les partisans d’une conception étroite de la neutralité incluent le dernier Rawls et la plupart des plus importants défenseurs classiques de la neutralité. Un point intéressant à retenir de ce débat pour ce qui est des relations entre neutralité et perfectionnisme est le suivant : si la neutralité des raisons doit être limitée aux questions politiques essentielles de la structure de base, alors cela veut dire que les décisions politiques non essentielles peuvent être légitimement fondées sur des raisons perfectionnistes, ce qui constitue une manière de concilier l’idéal de neutralité avec le perfectionnisme.

5. La justification de la neutralité

Nous avons vu que la neutralité des buts et celle des justifications sont considérées comme les versions les plus plausibles de la neutralité. Toutefois, elles doivent être justifiées d’une manière ou d’une autre. Il existe trois types de raisons pour justifier la neutralité : des raisons épistémologiques, des raisons morales, et des raisons pragmatiques. Ces trois types de raisons peuvent être ensuite agencés de manière à établir quatre variantes méthodologiques justifiant la neutralité.

5. 1. Trois types de raisons pour justifier la neutralité

Plusieurs types de raisons justifiant le besoin de neutralité ont été avancées, lesquelles peuvent être regroupées en trois types : des raisons épistémologiques, des raisons morales, et des raisons pragmatiques. Ces trois types de raisons mobilisées afin de défendre l’idéal de neutralité peuvent être vus comme composant un seul grand argument.

(a) Des raisons épistémologiques

Il existe plusieurs raisons épistémologiques évoquées pour défendre l’idéal de neutralité. Par exemple, selon l’argument sceptique, il est très difficile sinon impossible de connaître le bien, donc l’État ne doit pas promouvoir des conceptions du bien, car les décisions gouvernementales non-neutres reposeraient sur des prémisses évaluatives qui ne peuvent être rationnellement défendues. Un autre type d’argument épistémologique mobilisé est celui du désaccord raisonnable (ou du pluralisme raisonnable), selon lequel les idéaux concernant la vie bonne sont divergents et source de désaccords raisonnables, et par là légitimes. Par conséquent, l’État doit rester neutre sur le bien. Un autre argument est celui de l’abstinence épistémique, selon lequel il vaut mieux s’abstenir de justifier les décisions politiques par des raisons perfectionnistes, étant donné leur degré d’incertitude.

(b) Des raisons morales

Parfois, des raisons de nature morale sont avancées pour défendre la neutralité. Par exemple, selon l’argument de l’autonomie, les décisions politiques non-neutres violent l’autonomie individuelle. Cet argument de l’autonomie, se présente essentiellement sous deux variantes : soit il s’agit de l’argument du respect de la valeur de l’autonomie qui est mobilisé, soit c’est l’argument du respect de la capacité d’autonomie qui l’est. Un deuxième argument de nature morale parfois avancé est celui de la légitimité. Un troisième argument est celui du pluralisme des valeurs, argument selon lequel la nature des valeurs étant plurielle et conflictuelle, le meilleur système politique est celui qui est neutre entre ces valeurs. Un quatrième argument est celui de l’égal respect, selon lequel les projets perfectionnistes ne respectent pas de manière égale tous les individus.

(c) Des raisons pragmatiques

Un troisième type de raisons avancées pour justifier l’idéal de neutralité est de nature pragmatique ou prudentielle. Cette stratégie permet de formuler des arguments visant à défendre la neutralité à partir des dangers qu’un gouvernement non neutre peut causer aux individus. Par exemple, selon l’argument dit de la paix civile (ou argument de la stabilité), comme nous sommes en désaccord sur la question de savoir quelle est la meilleure conception du bien, et comme nous voulons vivre en paix, alors certains thèmes doivent être exclus de l’agenda politique afin d’éviter des conflits destructeurs. Dans ce type d’argument pragmatique, l’accent est mis sur l’idée que les décisions gouvernementales qui ne sont pas neutres font courir des risques inacceptables d’oppression, d’instabilité et d’erreur. Selon cette stratégie pragmatique, il peut être admis que des politiques non neutres peuvent être moralement désirables mais que pratiquement cela est impossible ou du moins n’est pas stabilisateur pour la société. Cet argument de la stabilité peut être ensuite décomposé en plusieurs autres, comme par exemple l’argument de la futilité, selon lequel les projets perfectionnistes échouent toujours. Ou encore l’argument de l’incompétence, selon lequel l’État doit être neutre sur des thèmes où il se trompera probablement.

5.2. La justification de la neutralité selon quatre variantes

Pour compléter le tableau des trois types de raisons justifiant la neutralité, ajoutons qu’il existe quatre manières d’agencer ces raisons, lesquelles constituent les quatre méthodes principales permettant de justifier l’idéal de neutralité : une méthode œcuménique, deux variantes déductives, et une quatrième qui est un mixte de la méthode œcuménique et de la déductive (cette taxonomie est proposée par Wall et Klosko, 2003 : 11-13).

(a) Une justification œcuménique

La première méthode que l’on peut noter visant la justification de la neutralité consiste à la justifier à partir du plus grand nombre possible de types de raisons, qu’elles soient épistémologiques, morales, ou pragmatiques, sans en privilégier aucune en particulier. Cette méthode oecuménique semble être celle endossée par Bruce Ackerman, qui présente quatre arguments distincts permettant de justifier la neutralité : un argument prudentiel selon lequel les gouvernements autoritaires (non neutres) ne sont pas efficaces (1980 : 363-364) ; un argument d’épistémologie morale selon lequel l’expérimentalisme moral est plus aisé si l’État est neutre (1980 : 366) ; un argument d’ordre moral selon lequel l’autonomie morale n’est possible que si l’État est neutre (1980 : 11 ; 368 ) ; et enfin, un autre argument à la fois épistémique et moral selon lequel le scepticisme moral justifie la neutralité (1980 : 368). Je reprend ici l’examen clair et instructif de la position de Ackerman par da Silveira (1993). L’une des critiques les plus fortes à l’encontre de cette méthode œcuménique de Ackerman est celle de Waldron (1988 : 69).

(b) Une justification déductive à partir de valeurs morales partagées

Une deuxième manière de justifier la neutralité consiste à la justifier de manière déductive à partir de valeurs partagées, sans faire appel à aucune valeur du bien en particulier, et ceci afin de sauvegarder la cohérence même de la notion de neutralité. Charles Larmore, par exemple, vise par cette méthode déductive, à partir d’une morale minimaliste et commune à tous, à établir une justification neutre de la neutralité. Larmore semble faire reposer la neutralité des valeurs sur un consensus social. : sont neutres les valeurs que le plus grand nombre de citoyens considèrent neutres (1987 : 4 ; 53) Il est difficile de voir comment exactement la justification peut se faire sans faire appel à des valeurs du bien intrinsèques comme par exemple l’égalité démocratique, l’amitié civique, la réciprocité, le respect mutuel, même si l’on peut argumenter que ces valeurs sont précisément celles du juste. Cette méthode minimaliste peut être dite procédurale, à condition de bien comprendre qu’elle ne donne pas seulement une priorité aux valeurs procédurales mais aussi aux valeurs morales minimales, comme l’égal respect.

(c) Une justification déductive à partir d’une conception du bien controversée

La troisième méthode permettant de justifier la neutralité consiste à la déduire d’une conception du bien. Cette neutralité est justifiée en invoquant une valeur morale, comme l’autonomie ou l’utilité. Il s’agit donc d’une justification explicitement non neutre de la neutralité. Dworkin (2000, chapitre 6) compte parmi les plus représentatifs défenseurs d’une telle méthode. Dworkin rejette la méthode hypothétique contractualiste pour justifier l’idéal de neutralité, en dérivant la neutralité à partir d’une conception du bien (challenge model of ethics). Sa défense du libéralisme neutraliste est donc déductiviste et se fait à partir d’une doctrine éthique certes controversée, mais selon Dworkin suffisamment abstraite pour être neutre. La critique plus forte à cette méthode consiste à rappeler qu’elle ne semble pas une réponse adéquate au fait du pluralisme (cf. Larmore, 1987 : 47).

(d) Une justification oecuménique et déductive à partir de valeurs partagées

La quatrième méthode utilisée pour justifier la neutralité consiste à associer des éléments de la méthode déductive à partir de valeurs morales partagées, avec des éléments de la méthode œcuménique. C’est par exemple la méthode suivie par Rawls pour qui la neutralité doit être comprise comme une variante du principe d’acceptabilité à partir de valeurs morales partagées dans la culture publique des démocraties libérales (approche déductiviste), mais qui justifie la neutralité également avec l’idée d’un consensus par recoupement à partir de raisons chaque fois spécifiques (approche œcuménique). Rawls semble donc mélanger le déductivisme (comme Larmore) et l’œcuménisme, selon lequel plusieurs raisons différentes sont possibles pour accepter la neutralité (comme Ackerman). Il s’agit d’une méthode qui prête le flanc aux critiques envers à la fois l’œcuménisme et le déductivisme.

6. Neutralité et perfection : deux idéaux complémentaires ?

Le débat à propos de la plausibilité et de la désirabilité de l’idéal de neutralité est devenu aujourd’hui un débat avant tout entre libéraux, ce qui peut surprendre. Car il peut sembler naturel de considérer l’exigence de neutralité de l’État comme un principe important et consensuel faisant partie d’un socle commun à la plupart des grandes théories politiques en compétition dans les régimes démocratiques occidentaux (Sher, 1997 : 2). Ce débat entre libéraux est d’autant plus surprenant que l’idéal de neutralité semble bien enraciné dans l’histoire du libéralisme. En réalité, pour un nombre important d’auteurs, il est consensuel de considérer la neutralité comme une formulation certes nouvelle, mais en parfaite continuité avec une position que les libéraux défendent depuis au moins la Lettre sur la tolérance de Locke (1689). Ajoutons également une autre filiation importante de l’idéal de neutralité, s’exprimant à travers l’idéal de non-nuisance (harm principle). Sur les rapports entre neutralité, perfectionnisme, et non-nuisance, voyez l’exposé schématique mais clair de Wall (2007), ainsi que celui de Stanton-Ife (2006).

Pourtant, selon certains libéraux qui rejettent l’idéal de neutralité, considérer la neutralité comme un prolongement naturel de la tolérance n’est pas fondé. Selon ces libéraux, certaines politiques de l’État peuvent être légitimement informées par une conception raisonnable de la vie bonne, et non pas être autant que possible neutres vis-à-vis de toutes les conceptions controversées de la vie bonne. Notons alors que c’est en ce sens que ces auteurs libéraux endossent une conception « perfectionniste » du libéralisme, selon laquelle l’État peut légitimement favoriser une ou plusieurs conceptions du bien jugées objectivement meilleures que d’autres. Or, selon ces libéraux, la manière perfectionniste de concevoir et de justifier les principes et les actions de l’État libéral serait aussi naturelle que dominante dans l’histoire du libéralisme. C’est pourquoi considérer la neutralité vis-à-vis des conceptions du bien comme un idéal en continuité avec l’idéal de tolérance semble, de ce point de vue perfectionniste, un contre-sens sur les fondements historiques et théoriques du libéralisme (sur ce point exégétique, voyez par exemple Galston (1991) ; Raz (1986 ; 1989 : 1230) ; Hurka (1993 : 159) ; Chan (2000 : 5-6)). Ces auteurs libéraux perfectionnistes estiment qu’il faut abandonner la poursuite de cet idéal, lequel de toute façon serait destiné à disparaître, s’il n’est déjà mort (Sher, 1997 ; Wall, 1998 ; Hurka, 1998 : 190 ; Arneson, 2003 ; de Marneffe, 2006). L’opposition semble donc franche entre ceux des libéraux pour qui l’État, pour être juste, doit rester neutre vis-à-vis des conceptions du bien, et ceux des libéraux qui, au contraire, défendent que l’un des buts légitimes de l’État consiste en la promotion d’une ou de plusieurs conceptions du bien jugées objectivement meilleures que d’autres.

Cependant, cette opposition entre neutralistes et perfectionnistes doit être nuancée, car comme nous l’avons suggéré à plusieurs reprises, il se peut que les idéaux de neutralité et de perfection puissent être complémentaires. Même si cette thèse de la complémentarité possible est controversée et reste encore relativement peu explorée (probablement pour de bonnes raisons) dans la littérature concernée, je voudrais, pour terminer, exposer au moins quatre manières possibles d’envisager leur complémentarité.

Tout d’abord, rappelons que certains neutralistes ne s’opposent pas nécessairement à la promotion par l’État de biens qui ne soient pas des biens premiers, à partir du moment où ces biens ne sont pas controversés (c’est par exemple un point partagé par ceux des neutralistes qui défendent un libéralisme politique, comme Larmore (1993) et Rawls (1995)). Ainsi, par exemple, si tous les citoyens sont d’accord pour dire que la meilleure vie possible est une vie consumériste et hédoniste passée à se promener la plupart du temps dans des centres commerciaux de préférence en consommant des drogues fortes hallucinogènes et des aliments à très haut taux de cholestérol, alors l’État peut légitimement favoriser ce type de vie au détriment d’autres. Cependant, cette manière de rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection (en admettant que cette conception du bien puisse être considérée perfectionniste) ne semble pas la plus attractive. En outre, la possibilité d’un accord entre tous les citoyens à propos de la supériorité d’une conception du bien, aussi excellente soit-elle, est empiriquement très improbable, étant donnée la diversité des styles de vie des sociétés libérales. Toutefois, il existe au moins trois autres manières, moins triviales et peut-être plus désirables, de rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection.

Une deuxième manière, est la suivante : on doit, comme nous l’avons vu, distinguer deux variantes de la neutralité, une neutralité plus concrète, la « neutralité des buts », parfois appelée « neutralité législative » (de Marneffe, 1990 ; 1998), et une neutralité plus abstraite, appelée presque toujours « neutralité des justifications ». Selon le principe de neutralité des buts, le gouvernement ne doit pas limiter la liberté (ni, plus généralement, limiter les opportunités ou ressources) des individus dans le but de décourager des styles de vie jugés sans valeur ou dégradants. Et selon la neutralité des justifications, le gouvernement doit agir en accord avec un système de principes qui peuvent être justifiés sans référence à aucune conception de la vie bonne controversée. La neutralité des buts (ou législative) doit donc être vue comme un principe substantiel concernant les actions gouvernementales permissibles, alors que la neutralité des justifications est un principe abstrait concernant la manière de justifier les principes substantiels des actions gouvernementales permissibles.

Or, certains des auteurs qui défendent l’idéal de neutralité, défendent seulement une neutralité des buts, mais rejettent la neutralité des justifications. Ainsi, Dworkin, dans ses écrits plus récents (1995, 2000), en justifiant le libéralisme par une conception du bien qu’il appelle « le modèle éthique du défi » (Dworkin, 1995 : 253- 262), ne peut pas endosser la neutralité des justifications, à supposer qu’il l’ait un jour endossée (comme pouvait le laisser supposer son article de 1978), mais la neutralité des buts. En effet, l’argument de Dworkin favorable à la neutralité des buts est que les conditions sociales permettant à chacun de mieux vivre, du moins selon l’éthique du défi qu’il défend, seront le mieux remplies si le gouvernement agit selon le principe de neutralité des buts. La neutralité est dans ce cas considérée comme un théorème et non pas comme un axiome (Dworkin, 1995 : 209). C’est pourquoi chez Dworkin la neutralité des buts est justifiée non pas en faisant appel au principe plus abstrait de la neutralité des justifications, mais en se fondant sur une conception du bien. Pour le résumer avec Jones « un libéralisme perfectionniste peut endosser des politiques libérales neutres si ces politiques sont les moyens appropriés pour réaliser sa conception du bien » (Jones, 1995 : 516 ; sur ce rapport entre neutralité et perfectionnisme, voyez aussi l’article de Chen, 1998). C’est en ce sens que nous pouvons dire qu’il existe au moins une forme de neutralité, celle des buts des politiques de l’Etat, qui ne semble pas incompatible avec le perfectionnisme politique, lorsque cette neutralité n’implique pas celle des justifications.

Une troisième manière, pas nécessairement indésirable, ni triviale, de rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection, est, comme nous l’avons vu à propos de la question de la portée de la neutralité, la suivante : certains auteurs neutralistes ne s’opposent pas à la promotion par l’État de conceptions du bien perfectionnistes et controversées, à condition que ces biens ne concernent pas des questions politiques essentielles de la structure de base de la société, comme par exemple les principales questions constitutionnelles ainsi que les principales questions de justice économique et sociale. En effet, pour ce qui est des questions politiques non essentielles, l’État pourrait légitimement promouvoir certaines conceptions du bien controversées, par exemple à l’issue d’un vote majoritaire favorable à cette promotion.

Il existe, enfin, une quatrième manière d’envisager une compatibilité entre l’idéal de neutralité et le perfectionnisme, qui est la suivante : selon certains libéraux perfectionnistes, la promotion par l’État de conceptions du bien ne doit pas se faire selon des moyens coercitifs (pour des défenses de ce perfectionnisme non coercitif, parfois appelé perfectionnisme « modéré », voyez par exemple Raz, 1986 : 110 ; Hurka, 1993 : 159 ; Chan, 2000 ; Metz, 2001). Or, un perfectionnisme non coercitif semble compatible avec la neutralité, du moins dans sa version plus concrète, comme la neutralité des buts (ou législative), selon laquelle le gouvernement ne doit pas limiter la liberté des individus dans le but de décourager des styles de vie jugés sans valeur ou dégradants.

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Comment citer cet article :

Merrill, Roberto (2007), « Neutralité politique », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article25

Date de publication :  non spécifiée
Dernière modification substantielle :  Dimanche le 1er juillet 2007 à 12:26
Dernière modification :  Jeudi le 20 décembre 2007 à 17:03

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